Leadership

Pour en finir avec le « leadership bullshit »

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Par Charles-Henri Besseyre des Horts

Le leadership, graal absolu des entreprises, relève souvent d’une forme de « bullshit managérial » qui fait perdre au concept sa force initiale. Mais il est possible de lui redonner sa puissance.

Rares sont les concepts en management, comme celui du leadership, qui ont résisté aux vagues des différentes modes managériales qui se sont succédées au cours des quatre dernières décennies depuis les premiers travaux, dans les années 1980, de Warren Bennis (« On becoming a manager », Basic Books, 1990). Il n’en reste pas moins que le leadership dans le monde de l’entreprise demeure une valeur sûre car, comme le souligne le sociologue des organisations François Dupuy, « quiconque tente de suivre la littérature quotidienne sur le management est frappé par la place qui y est donnée à la notion de leadership ».

Les gourous du management, les business schools et les universités d’entreprises ont fait du leadership le socle de leurs activités de développement des managers. Il serait inconcevable, en 2023, de laisser les managers, surtout les meilleurs, péricliter dans leur rôle de simples managers, sans les élever au grade de « leaders ». Un grade infiniment plus valorisant pour eux-mêmes et leurs entreprises, qui est accessible via des formations toujours plus innovantes, mais aussi élitistes.

Le leadership a été érigé en Graal absolu sans lequel l’entreprise ne pourrait pas réussir sur le plan business, se transformer, devenir agile.

Cette overdose de leadership est le signe le plus flagrant de la dérive d’un concept qui se limite souvent à un discours creux, comme le souligne Christophe Genoud  dans son dernier livre: « leadership, Agilité, Bonheur…Bullshit » (Vuibert, 2023) d’où le risque élevé de le voir rejoindre l’univers déjà imposant du bullshit managérial.

Après avoir défini ce qu’est le bullshit managérial, nous reviendrons sur le fait que le concept de leadership a souvent sombré dans le magma du bullshit managérial avant d’évoquer quelques pistes pour redonner au leadership sa puissance initiale par des actions concrètes qui le rendent utile pour l’entreprise.

Le bullshit managérial : une réalité embarrassante

Le champ du management a besoin de se régénérer en permanence pour alimenter les activités des gourous, des consultants et des business schools en mal d’innovation. Les modes succèdent aux modes et il est important pour cette industrie de maintenir le rythme de production d’innovations managériales faute de quoi, elle verrait son chiffre d’affaires péricliter rapidement.

Mais nombre de ces innovations relèvent, comme de dénonce Christophe Genoud , d’une forme de bullshit managérial en affirmant : « nombre de théories ou de méthodes reposent sur des prémisses conceptuellement et empiriquement mal fondées, voire inexistantes, et dont la validité n’a pas ou peu été confrontée aux faits ».

Le terme de « Bullshit » n’est apparu qu’assez récemment avec le livre publié par Harvey Frankfurt « On Bullshit, de l’art de dire des conneries » (10/18, 2006) qui le décrit comme un langage qui a deux caractéristiques :

  • il est articulé sans grand intérêt pour les critères de véracité ;
  • il est articulé pour permettre à l’auteur de poursuivre ses propres objectifs et intérêts.

Appliqué aux entreprises, l’une des illustrations les plus célèbres du bullshit est celle que propose David Graeber dans son best-seller «Bullshit Jobs» (Les Liens qui Libèrent, 2019) en postulant que la société moderne repose sur l’aliénation de la vaste majorité des travailleurs de bureau qui sont amenés à dédier leur vie à des tâches inutiles et sans réel intérêt, tout en ayant pleinement conscience de la superficialité de leur contribution à la société.

Dans le champ du management, même des théories célèbres comme de celle la fameuse hiérarchie des besoins de Abraham Maslow « Accomplissement de soi : de la motivation à la plénitude » (dernière édition, Eyrolles, 2021) peut être assimilé à du bullshit managérial car elle n’a jamais été démontrée empiriquement (« The hierarchy of needs empirical examinaton of Maslow’s theory and lessons for development » de Mariano Rojas, Alfonso Mendez & Karen Watkins-Fassler, World Development, Elsevier, 2023).

Mais son utilité peut cependant être mise en avant tant elle est ancrée dans l’inconscient collectif des managers par la simplicité du modèle qui a permis notamment de construire des systèmes de rémunérations comme le défendait, Concetta Lanciaux, la DRH du groupe LVMH il y a plus de 30 ans dans son livre « Stratégies de la récompense » (ESF, 1992).

Reste que le leadership est dans le peloton de tête dans la course au bullshit managérial tant son aura s’impose à tous aussi bien chez les fournisseurs (gourous, consultants, business schools) que chez les clients entreprises privées et organisations publiques.

La vague montante du leadership bullshit

Il a fallu attendre 2015 pour entendre un son enfin discordant dans le concert unanime des louanges sur le leadership avec la publication du livre de Jeffrey Pfeffer, Professeur à Stanford, « leadership BS » (Harper Business, 2015).

Celui-ci jette, en effet, un pavé dans la mare en dénonçant les excès de l’industrie du leadership avec des milliers de livres publiés, des centaines de milliers de blogs, conférences et formations destinés à améliorer les leaders mais avec toujours autant sinon plus de désengagement, de turnover et d’absentéisme des collaborateurs. Il est cocasse de souligner que « BS » dans le titre du livre est l’acronyme de BullShit.

Jeffrey Pfeffer souligne que le problème du leadership est qu’il porte en lui une série de déconnexions dont les suivantes  :

  • la déconnexion entre ce que les leaders disent et ce qu’ils font ;
  • la déconnexion entre les prescriptions de l’industrie du leadership et la réalité des traits et des comportements de nombreux leaders ;
  • la déconnexion entre la nature multidimensionnelle de la performance du leadership et les réponses simples et non contingentes recherchées par beaucoup de personnes ;
  • la déconnexion entre la façon dont l’industrie du leadership est évaluée et les conséquences réelles des échecs des leaders.

Christophe Genoud fait du leadership son premier cas de bullshit managérial qu’il détaille dans le premier chapitre du livre. Il est particulièrement cinglant lorsqu’il décrit la classique différence, retrouvée dans de nombreux ouvrages sur le leadership, entre le manager et le leader : «  le leader flotte dans un état de bienveillance, d’authenticité et souffle l’inspiration à ses subordonnés ébahis par tant de grandeur, pendant que le manager patauge dans les marécages de son médiocre quotidien. L’un est lumineux, l’autre terne et ennuyeux. »

Christophe Genoud souligne aussi que «  le leadership coche la plupart des cases du bullshit managérial :

  • Des concepts vaseux ( par exemple «  leadership authentique »)
  • Des effets néfastes pour l’organisation les individus ( par exemple l’hubris des leaders)
  • Des promesses non tenues ( par exemple les leaders sont plus efficaces que les managers)
  • Des évidences empiriques qui ont invalide la substance ( par exemple des leaders se servent en dernier) »

Même si nous pouvons prendre un peu de distance par rapport à cette critique du leadership, notamment sur la question du leader authentique, il n’en reste pas moins que ces deux auteurs soulignent les limites d’un concept qui a été largement galvaudé par une industrie qui en tire des revenus substantiels depuis des décennies. Et ceci, sans une démonstration claire de ses résultats si l’on en juge par un désengagement toujours plus fort qui se traduit notamment par le phénomène de la démission silencieuse « quiet quitting ».

Faut-il pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain et remiser aux oubliettes de l’histoire du management le concept de leadership et ses déclinaisons concrètes  ? Bien sûr que non, car il serait stupide de prétendre que les vrais leaders, à l’image de Pascal Demurger, DG de la MAIF, n’existent pas.

C’est la raison pour laquelle nous allons maintenant proposer quelques pistes, sans qu’elles soient exhaustives, pour redonner au leadership sa puissance par des actes concrets pour le rendre réellement utile dans le contexte de l’entreprise.

Redonner au leadership sa puissance par des actes concrets

Nous cherchons à démontrer pour finir cette chronique que le leadership est bien plus qu’un concept vide de sens car il porte en lui des capacités de catalyseur de compétences « dures » et « molles » de pilotage d’une organisation et de sa transformation.

Mais ces compétences ne peuvent se révéler que dans des actes concrets et visibles loin des discours creux sur le leadership que l’on a vu fleurir depuis plusieurs décennies.

Voici donc quelques pistes d’actions concrètes qui peuvent être mise en œuvre pour redonner au leadership sa puissance :

  • Stopper, comme le propose Jeffrey Pfeffer, la confusion entre le normatif et le descriptif du leadership en se concentrant sur ce qu’il est dans sa diversité y compris par la reconnaissance de leaders empathiques et humbles, comme Jean-Dominique Senard Président de Renault et ancien Président de Michelin, et d’autres arrogants et peu humanistes, comme Elon Musk. Même si l’industrie du leadership cherche bien évidemment à développer le premier type, il ne reste pas moins que c’est le second qui reste dominant dans les entreprises.
  • Arrêter de faire la différence entre les leaders et les managers car la frontière entre les deux  catégories est particulièrement floue tant les compétences, dures et molles, nécessaires pour piloter une organisation ou une équipe se recouvrent largement. A cet égard, le programme de développement des managers « leadership Empathique et Collectif » construit et mis en œuvre par Sodexo tout d’abord en France en 2021- 2022 et à partir de 2023 dans le monde entier est un bel exemple de démocratisation du leadership à tous les niveaux de l’entreprise y compris au premier niveau de management (« Le leadership empathique et collectif comme levier de performance et de transformation : le cas de Sodexo France » de Majda Vincent et Charles-Henri Besseyre des Horts, Entreprise & Carrières, 2021)
  • Faire de la cohérence entre les discours et les actes la pierre angulaire du leadership car elle est l’un des ingrédients essentiels de la confiance entre un manager et ses collaborateurs comme le démontre l’expérience d’incubateur managérial menée au Collège des Bernardins avec quelques dizaines de managers provenant de grandes entreprises très différentes depuis 2017 à l’exception des années de pandémie (« L’ingénierie des Libertés » de Michel de Virville avec Maurice Thévenet et Charles-Henri Besseyre des Horts, Vuibert, 2022)
  • Mesurer l’impact du leadership par des résultats visibles tant sur les plans financiers que non-financiers dans une perspective de performance globale avec la satisfaction de l’ensemble des parties prenantes et pas seulement des seuls actionnaires et autres investisseurs.

Sur ce plan, nous ne pouvons que saluer les résultats obtenus par l’entreprise Indienne HCL Technologies, dans le secteur des services informatiques, qui a connu une réussite exceptionnelle depuis 18 ans à partir des changements profonds opérés sur l’instigation de son PDG entre 2005 et 2013 : Vineet Nayar. Ce dernier a en effet réellement renversé la pyramide, dans une culture Indienne qui ne s’y prêtait pas, avec le fameux principe «Employees first, Customers second »  » décrit dans un livre qui a été un best-seller mondial « Les employés d’abord, les clients ensuite » de Vineet Nayar, 2ème édition, Diateino, 2018)

Cette liste d’actions n’est évidemment pas limitative. Chacun(e) d’entre nous pourra se faire sa propre philosophie de ce que peut représenter le concept de leadership dans son entreprise et initier et mettre en œuvre, à son niveau, les actions qui lui semblent les plus opportunes pour éviter que le leadership ne relève que du bullshit managérial ! La bonne nouvelle est que les collaborateurs, en particulier ceux issus des jeunes générations, jugent de plus en plus l’entreprise sur des actes concrets en rejetant toute forme de discours creux.

 

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