La victoire de l’Afrique du Sud, championne du monde de rugby pour la deuxième année consécutive, remet au goût du jour le sujet du sport business sur ce continent qui s’est également démarqué lors de la dernière Coupe du monde de football avec l’arrivée du Maroc en demi-finale, une première pour une équipe africaine. Comment les pays africains valorisent-ils le potentiel économique du sport ? Quelle participation pour le rugby dans un continent en quête de développement ? Entretien avec Herbert Mensah, président de Rugby Africa.
L’industrie sportive engrange environ 800 milliards de dollars de revenus dans le monde par an, soit 100 millions de plus qu’en 2017. Quand on considère les deux années de ralentissement (2020 et 2021) dû à la pandémie de Covid-19, ces données confirment les prévisions du cabinet Pricewaterhousecoopers qui s’attendait à une « forte croissance » du business du sport au cours de ces années. En six ans, le poids du marché du sport dans le PIB mondial est passé de 1% à 2%. Si le football, le basketball, l’athlétisme ou le tennis sont des disciplines qui accaparent souvent les intérêts, le rugby suscite un business important. En France à titre d’exemple, le rugby est le huitième sport le plus pratiqué, mais le deuxième en termes d’apports économiques, ayant généré 1,25 milliard de dollars en 2019, selon les données du Centre de droit et d’économie du sport. L’Hexagone, hôte de la Coupe du monde de rugby 2023 qui s’est achevée le 28 octobre, a par ailleurs été le lieu de célébration de tout un continent suite à la victoire des Springboks d’Afrique du Sud, ainsi champions du monde pour la deuxième fois consécutive.
Pour Herbert Mensah, c’est l’occasion pour le continent d’investir davantage afin de tirer parti d’une discipline sportive « totalement inclusive ». L’homme d’affaires ghanéen, qui a élu président de l’association africaine de World Rugby en mars dernier, dit travailler pour que se généralise la prise de conscience du potentiel économique et de développement du sport en général et du rugby en particulier, dont de plus en plus de pays africains font preuve. En marge de la Coupe du monde, le Maroc a, par exemple, réintégré World Rugby et Rugby Africa avec une ambition claire de développement de cette discipline.
LA TRIBUNE AFRIQUE – Devenir président de Rugby Africa était-ce pour vous une suite logique de votre parcours dans le monde sportif et dans les affaires ?
HERBERT MENSAH – J’ai été impliqué dans le sport pendant plus de 30 ans, d’une manière ou d’une autre : j’ai présidé la fameuse équipe d’Asante Kotoko ; j’ai eu beaucoup d’intérêts sportifs dans différentes parties du monde… C’est ainsi que je me suis intéressé au rugby et à d’autres sports en Afrique de l’Ouest. J’ai toujours pensé qu’il y avait une meilleure façon d’avancer. Tout le monde aimerait y croire. Lorsque l’occasion s’est présentée, j’ai donc décidé que c’était peut-être le moment d’apporter une petite contribution à Rugby Africa en devenant son président.
On parle souvent du fait que le sport n’est pas suffisamment valorisé en Afrique en tant que moteur économique et de développement. Ces dernières années, on a assiste au sursaut de certains pays, surtout depuis que les industries culturelles et créatives sont davantage promues. Quel regard portez-vous sur la dynamique africaine du business du sport ?
De manière générale, il y a probablement besoin de faire mieux. Mais de nombreux pays africains investissent aujourd’hui massivement dans le développement du sport au niveau local. Ils comprennent que le sport est une activité économique importante et le développement du sport augmente le tourisme. En France, la Coupe du monde de Rugby a attiré 600.000 personnes dans le pays. A quelques jours de la compétition, les vols à destination de Paris étaient pleins, les hôtels parisiens étaient pleins si bien que certains supporters venus d’Afrique du Sud étaient obliger de séjourner à Londres. L’impact sur l’économie est donc important.
Il y a beaucoup d’événements internationaux qui se déroulent. Très bientôt, des Jeux olympiques juniors auront lieu à Dakar, au Sénégal. Nous savons que le président Paul Kagamé a œuvré dans ce sens, faisant du Rwanda un pays de tourisme sportif, et il n’est pas le seul. Le Kenya fait des choses. L’Ouganda veut organiser davantage d’événements sportifs. Le Ghana accueille les Jeux africains et met en place des stades pour le rugby et d’autres sports à l’avenir. Les championnats du monde de cyclisme se déroulent au Rwanda. La Côte d’Ivoire construit de nouveaux stades pour la CAN de football. Le Kenya et l’Ouganda s’associent pour mettre en place les infrastructures nécessaires à l’organisation de la prochaine CAN. Le Maroc étudie la possibilité de créer des académies sportives. Donc, les pays perçoivent de plus en plus le sport comme une activité économique et investissent, certains plus sérieusement que d’autres. Mais le sport est un grand business et il contribue au développement de la jeunesse, ce qui est particulièrement important. Et si c’est fait correctement, je ne peux qu’imaginer combien d’argent un pays comme le Maroc a gagné grâce à sa performance à la dernière Coupe du monde de football.
En termes de retombées économiques en Afrique du Sud, de nouveau championne du monde de rugby – je n’ai pas les chiffres – mais l’impact sur la vie et sur l’économie est très important. Et le fait que les supporters des Springboks aient fait le déplacement pour assister à leurs matches en France, résonne. L’exemple sud-africain montre bien que l’investissement changera la donne.
En ce qui concerne le rugby, nous avons pour objectif de changer la manière dont certains pays construisent les infrastructures. L’Afrique du Sud est championne du monde. Nous pouvons le constater. Et puis les gens se demandent ce qu’il en est des autres pays. Mais le Kenya a participé au HSBC Sevens Series, battant les meilleurs du monde au fil des ans. Ils ont été relégués, mais reviennent maintenant aux Jeux olympiques. Et il y en a qui sont assez bons au niveau mondial et qui peuvent rivaliser avec les meilleurs. Le Ghana, le Zimbabwe et l’Ouganda sont tous aussi bons les uns que les autres.
Historiquement, le football est plus pratiqué par les jeunes Africains que le rugby. Que faites-vous au sein de l’association pour promouvoir le rugby sur le continent ?
Je dirais que ce n’est pas uniquement le cas de l’Afrique, le football est le plus grand sport du monde. Donc même en Europe où il y a de nombreux des clubs de rugby, les droits de télévision passent par le football. C’est un phénomène mondial que nous devons prendre en considération très rapidement, afin que les parties du monde qui peuvent bénéficier des droits de télévision, en bénéficient. En Afrique, c’est très difficile parce que le public est fragmenté et limité à cause de la langue. Nous avons des zones francophones, anglophones et arabes. C’est beaucoup plus compliqué. Mais plusieurs actions peuvent être menées afin de valoriser davantage le rugby. Déjà, nous avons un grand programme que nous appelons l’initiation au rugby. Des centaines de milliers d’écoliers et écolières à travers l’Afrique sont constamment sensibilisées quant à l’aspect non physique, parce que le système de valeurs du rugby est le plus élevé de tous les sports : le respect, la solidarité et le travail d’équipe. Vous ne verrez jamais un match de rugby avec un homme de deux mètres de haut et de 150 kilos qui se bat avec l’arbitre ou qui l’insulte. Le respect est la base du rugby. Et à la fin de ce match très difficile, les joueurs échangent des maillots, discutent, leurs familles se réunissent … Et c’est ainsi que cela devrait être dans la société. Alors, il n’y aurait pas de guerre, ni de conflit. Nous créerons un meilleur être humain. Et je pense que c’est ce que fait le rugby à tous les niveaux.
World Rugby verse jusqu’à 5 millions de dollars à chaque nation européenne de rugby pour promouvoir ce sport, quand l’ensemble du continent africain ne reçoit que 2,5 millions de dollars. Cela limite quelque peu la promotion de ce sport sur le continent. Comment aborder ce point au sein de l’association ?
Il y a deux possibilités : soit vous restez assis et vous vous plaignez, soit vous essayez de collecter des fonds et c’est ce que nous faisons. En effet, le budget qui m’est alloué par World Rugby est de 2,5 millions de dollars par an, ce qui est très peu. Les nations européennes et autres sont payées, pas toutes pour 5 millions, certaines pour 1 million ou 2 millions. Les grands pays de rugby sont reçoivent parfois 70, 100, ou 150 millions d’euros. En Afrique, nous devons donc être capables de lever des fonds. C’est un fait sur le continent aujourd’hui – s’il faut parler de football – aucun footballeur ne peut gagner 500 000 dollars en une semaine sur le continent, mais ils arrivent à le faire en Europe. Il ne faut donc pas faire de comparaison de cette manière. La situation est ce qu’elle est et il faut maintenant trouver des solutions pour améliorer le financement du rugby en Afrique.
Nos attentes vis-à-vis de World Rugby sont multiples : l’intégration des équipes africaines dans de meilleures compétitions, l’appui aux femmes, le changement dans la structure des compétitions afin que les Africains puissent davantage jouer et être plus compétitifs et naturellement l’augmentation du financement attribué au continent.
En plus de cela, nous devons nous assurer que nos gouvernements investissent. Car si l’Afrique du Sud reçoit 7 millions de livres par an de World Rugby, c’est parce qu’elle est championne du monde. Mais le gouvernement sud-africain peut donner 40 ou 50 millions de dollars supplémentaires. Dans le cadre de ma mission, j’essaie de faire comprendre aux gouvernements que tout le monde ne peut pas être footballeur ou basketteur. Mais le rugby est le seul sport où l’on peut être grand ou petit, lent ou rapide, très fort ou un peu rusé. Il faut donc investir dans ce sport, parce que nos sociétés actuelles ont des gens qui sont noirs ou clairs, grands ou petits, gros ou minces, hommes ou femmes. Le rugby représente nos sociétés, nos gouvernements doivent donc investir dans ce sport.
Et que peut faire le secteur privé à votre avis ?
Le secteur privé peut faire beaucoup, mais c’est aux différentes organisations de développer leurs relations avec le secteur privé national. Dans de nombreux pays, c’est le secteur privé qui parraine, le gouvernement n’étant souvent pas en mesure de le faire ou n’étant pas disposé à le faire. Les directeurs, les présidents et les pays doivent donc mettre en place des programmes leur permettant de collecter des fonds, qu’il s’agisse du secteur privé, du gouvernement, d’une occasion spéciale ou autre.
Avons-nous de bonnes nouvelles de la compétition qui se déroule actuellement en France au sujet de l’Afrique ?
L’Afrique du Sud est championne du monde pour la deuxième fois et c’est fantastique pour l’Afrique. En football, cela n’est toujours pas arrivé à une équipe africaine. Avant la finale, le capitaine Siya Kolisi a déclaré l’autre jour qu’il savait que son équipe jouait pour toute l’Afrique. Leur victoire est vraiment fantastique pour nous. Je crois que l’Afrique possède les meilleurs athlètes, des talents sportifs naturels. Il suffit d’investir en eux, de leur donner une meilleure nutrition, un meilleur entraînement, plus de respect, et être capable de créer les conditions adéquates pour le développement de ces talents. La preuve c’est de nombreux joueurs en France ou en Grande Bretagne sont africains ou d’origine africaine.
Echangez-vous avec les autres disciplines pour vous mobiliser autour de cet objectif de promotion du business du sport en Afrique et de la valeur ajoutée que cela représente pour le développement du continent ?
Dans le cadre de la Charte olympique, nous travaillons pour promouvoir le sport en tant que choix de vie, en espérant que cela se développe. Mais c’est vraiment au gouvernement de créer les parcs, les terrains, les gymnases, les aires de jeux, les piscines, les lieux publics où les personnes qui n’ont pas d’argent mais qui sont athlétiques peuvent aller s’entraîner, parfaire leur talent et contribuer au développement. Et c’est un appel à tous, y compris le monde de la finance, afin de bâtir un écosystème fort.
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