Organisation

La démocratie dans l’entreprise, solution aux enjeux sociétaux ?

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Tous et toutes nous le percevons : les décisions des entreprises gouvernent la vie de leurs travailleurs comme elles gouvernent notre vie et les choix pour le futur.

Même si vous adorez votre travail, vous sentez combien ce rythme trop intense vous use. Vos collègues sont atteints par le burn-out, la démotivation, le manque d’engagement à des niveaux jamais atteints. Pendant ce temps, dans les écoles, ChatGPT fait basculer le corps enseignant dans un autre monde. Nos enfants deviennent de leur côté incapables d’attention prolongée et sont soumis à des injonctions qui engendrent mésestime de soi et dépression.

En parallèle, nos démocraties semblent incapables de trouver la formule pour cesser de déstabiliser les limites du système Terre. Chaque jour, nous lisons des nouvelles dramatiques liées aux conséquences du dérèglement climatique. Et si la démocratie dans l’entreprise était une clé fondamentale pour répondre à tous ces défis ?

Face à l’extractivisme

La formule peut sembler idéaliste, farfelue, voire même ridicule. Et pourtant, songez-y. L’organisation du monde du travail se trouve au cœur de l’organisation du monde et il y a visiblement, clairement, nécessité de la revoir radicalement. En effet, il est temps de comprendre que plus d’extractivisme vis-à-vis des humains et vis-à-vis de la planète – tout ce que le capitalisme a construit comme une simple « ressource » – ne pourra que produire… plus de la même chose, un seul résultat : l’épuisement de ces dites « ressources » humaines et naturelles. Les unes font face au burn-out, à la démotivation, à l’épuisement de leur capacité à innover, les autres déstabilisent tout l’équilibre planétaire en se raréfiant ou devenant tout simplement incapables de se renouveler.

Cette semaine, les scientifiques ont annoncé qu’une nouvelle limite planétaire était franchie : le cycle de l’eau est tant impacté par notre comportement irresponsable que nous ne pouvons plus avoir la certitude qu’une eau saine puisse être préservée et renouvelée sur Terre, à large échelle. Nos modèles scientifiques sont aujourd’hui capables de mesurer que 6 des 9 limites planétaires ont été franchies : c’est dire que sur ces dimensions, nous ne sommes plus dans la zone de sécurité de reproduction des conditions de la vie sur la Terre. Nous avons dépassé les ‘tipping points’, c’est-à-dire ces points de bascule au-delà desquels des conséquences en chaîne dramatiques peuvent survenir. Une certitude : la situation est devenue imprévisible sur ces 6 dimensions.

Dans cette chronique mensuelle, j’examinerai avec vous les développements actuels du monde du travail afin d’éclairer au mieux la question suivante : pourquoi et comment la démocratie dans l’entreprise est une clé fondamentale pour répondre à ces défis. En effet, donner du pouvoir aux personnes qui investissent leur travail dans l’entreprise est une des conditions nécessaires à la motivation des travailleurs et à la capacité d’innovation des entreprises, à la sauvegarde de notre planète et à la régénération de nos démocraties.

Despotisme ou démocratie

De manière simple, nous nous trouvons devant une alternative. Deux voies s’ouvrent devant nous : plus de despotisme, ou plus de démocratie. Le despotisme dans l’entreprise, celui qui voit les droits politiques de gouverner l’entreprise liés à la propriété du capital, et pas à l’investissement en travail, peut difficilement se prétendre éclairé : la quête incessante de retour sur investissement du capital pousse nos modèles d’entreprise vers des formes d’extractivisme toujours plus poussées. L’enchaînement est bien huilé : tout augmente à l’avenant, au départ de l’exigence de rendements financiers toujours plus gourmands, la taille des marchés, le nombre des consommateurs, leur empreinte par le production des déchets, les émissions de CO2, la pollution de l’air, bref, croissance de ce qui nuit à la santé des humains et de la planète augmente. Ce despotisme nous mène droit vers la catastrophe.

Il relève de l’évidence de plus en plus largement partagée que nous devons nous engager dans une voie qui permet à d’autres valeurs, d’autres priorités d’être représentées au niveau des décisions de l’entreprise. Ce que les sociologues appellent des « rationalités ».

Bien entendu la rationalité instrumentale qui caractérise l’apport en capital est importante dans le cadre d’une activité économique. Qui prétendrait qu’il ne faut pas se préoccuper que l’activité soit « rentable » c’est-à-dire qu’elle reproduise les conditions de sa propre existence ? Personne ne veut « brûler son capital » ou « investir à perte ». Et pourtant, notons le bien, ce qui tombe sous le sens pour le capital, nous ne le pensons pas pertinent pour la planète. Avec les conséquences que nous savons…

Cette rationalité instrumentale du capital n’est qu’une parmi celles qui ont de la pertinence pour l’activité de l’entreprise. Placée seule aux commandes de l’entreprise, elle biaise complètement le gouvernement de l’entreprise en faveur d’une survalorisation des intérêts de l’apport en capital …qui veut toujours un plus grand retour sur investissement. Comment espérer la moindre responsabilité (sociale) de l’entreprise dans ce contexte ? La réponse est dans le design. By design, l’entreprise est lancée dans une fuite en avant extractiviste.

De son côté, tous ceux et celles qui investissent dans l’entreprise au travers de leur travail ne voient pas leurs intérêts représentés dans les décisions de gouvernement de l’entreprise. Quelle étrangeté ! Quelle entreprise souhaiterait ignorer la connaissance des métiers dont dépend sa rentabilité  ? Quelle entreprise désirerait ignorer le savoir de ses travailleurs qui sont le premier lien avec les communautés de consommateurs et de riverains ?

Les puits de savoir que représentent ses salariés en terme de connaissance de l’impact de l’activité de l’entreprise sur les communautés avoisinantes ?

Quelle entreprise pense sérieusement qu’elle peut se passer de donner une valeur à tout cet investissement dont dépend sa rentabilité aujourd’hui, sa capacité d’innovation demain, sa capacité d’attractivité des talents, tout simplement son existence et son futur ? Et de fait, la seule manière de donner vraiment de la valeur à ces rationalités c’est de leur donner, via les travailleurs, un véritable poids politique dans le gouvernement de l’entreprise.

La voie démocratique

Cette alternative au despotisme actuel, c’est celle qui cherche à découpler les droits politiques de gouverner de la propriété du capital.

Cela n’a rien de neuf : il s’agit de la voie empruntée par le chemin démocratique tout au long d’une histoire, balbutiante, avec des avancées et des reculs, forte déjà de plus de 25 derniers siècles. C’est cette voie que l’on saisit comme pertinente quand on comprend que les entreprises sont les dernières entités politiques que nos sociétés n’ont pas encore démocratisées –car elles ont pensé jusqu’à ce jour qu’elles étaient des organisations économiques qui ne correspondaient en rien à des entités politiques.

Cette compréhension est en train d’avancer car les enjeux deviennent de plus en plus limpides, allant de cette démotivation que connaissent les organisations, à l’urgence climatique, en passant par les avancées de l’intelligence artificielle au profit de quelques entreprises impactant tous les domaines de la vie.

Tous et toutes nous le percevons aujourd’hui : les décisions des entreprises gouvernent la vie de leurs travailleurs et plus largement, gouvernent notre vie et les choix pour le futur.

Voilà la réalité : 83% des employés disent vouloir agir pour le climat dans leur organisation, mais ils n’en ont pas les moyens (« Every Job is a Climate Job », Kite Insights, 2023). Ils n’en ont effectivement pas le droit. Il est urgent de leur reconnaître le droit d’agir en tant que citoyens au travail. Cette idée est à la base de l’appli HURD, une nouvelle initiative lancée cette semaine à la Climate Week de New York, qui vise à soutenir les travailleurs partout de le monde à être leader de changement au service de la transition écologique au sein même de leur organisation, même si ils n’en ont pas (encore) pleinement le droit.

Et si la démocratie dans l’entreprise était la solution ? On entend par là le fait que le consentement au gouvernement sur base du principe d’égalité –le principe qui se trouve au fondement de la démocratie politique – soit d’actualité également dans l’organisation du monde du travail.

Les coopératives de travailleurs ont depuis longtemps pratiqué ce principe de gouvernement démocratique de l’entreprise. Viser à rendre ce principe valable relève de ce qu’on peut appeler l’histoire de la démocratisation de l’entreprise et plus largement, du travail. Une ensemble de pratiques relèvent de cette histoire, allant des comités d’entreprise mis sur pied après la seconde guerre mondiale visant à donner une voie de représentation aux travailleurs au niveau de l’entreprise, à des pratiques plus récentes mises en place dans des entreprises capitalistes de type : évaluation et élection des managers par leurs n-moins-un.

La magnitude des faits qui s’imposent à nous aujourd’hui nous obligent à nous poser des questions radicales sur une voie qu’une histoire politique et sociale déjà longue a ouverte. La démocratie est un idéal, sa réalisation est toujours compliquée, et c’est un chemin que des acteurs de l’entreprise, issus de perspectives différentes, essaient de pratiquer.

Cette semaine, les ministres du travail européens se réunissent à Santiago de Compostela (Espagne), convoqués par la présidence espagnole de l’Union européenne et la ministre Yolanda Diaz, pour avancer dans cette voie démocratique. En invitant ses collègues ministres du travail, les représentants des partenaires sociaux, du Parlement et de la Commission emmenée par le Commissaire Nicolas Schmit, la ministre du travail espagnole propose de faire de la démocratie au travail l’une des priorités de l’agenda européen.

La présidence espagnole nous invite tous et toutes à considérer combien la démocratie dans l’entreprise est au cœur de la solution, clé pour relever les défis de l’IA, les enjeux de la motivation au travail, celui de la montée des extrêmes et de la déstabilisation des démocraties, celui de l’urgence de la reconversion écologique face au défi climatique. Tous ces défis peuvent trouver une solution si nous avançions clairement dans la voie de la démocratisation de nos entreprises (« Democratize Work: The Case for Reorganizing the Economy », de Isabelle Ferreras, Julie Battilana, et Dominique Méda, The University of Chicago Press, Mai 2022).

Par Isabelle Ferreras

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