Il est généralement admis que l’innovation dans les organisations industrielles dépend de la création de connaissances. Cependant, l’innovation incrémentale et l’innovation de rupture ne reposent pas sur les mêmes processus de création de ces connaissances
L’innovation incrémentale s’appuie sur un réservoir de connaissances existant. L’innovation incrémentale correspond à une amélioration des connaissances existantes sur les produits de base sans que leurs architectures ne soient modifiées. L’innovation incrémentale affine et améliore les produits déjà établis, mais les domaines de connaissances restent les mêmes.
A l’inverse, l’innovation de rupture émerge à la suite d’un profond changement et renouvellement des connaissances sur les produits et leurs architectures. L’innovation de rupture fait émerger de nouveaux produits innovants à partir d’un nouvel ensemble de domaines de connaissances dans l’organisation (lire aussi la chronique : « Comment exploiter les activités existantes tout en explorant de nouvelles opportunités »).
Organiser la création de connaissances
En sciences de gestion, les relations complexes entre les processus de création de connaissances et le contexte organisationnel ont principalement été étudiées à travers le concept de communauté, notamment celui de communauté épistémique.
Une communauté épistémique se structure autour d’un objectif de création de connaissances et d’une autorité procédurale commune, acceptée et partagée par tous les membres de la communauté. Les membres partagent un domaine d’expertise spécifique, travaillent sur un sous-ensemble de problèmes de connaissances mutuellement reconnu et partagent un cadre commun permettant une compréhension commune des enjeux de création de connaissances.
Cette forme d’organisation est toutefois limitée en ce qui concerne les enjeux d’innovation de rupture. En effet, les communautés épistémiques se composant d’individus ayant des cadres de références identiques, le processus de création de connaissances demeure confiné à la création de nouvelles connaissances au sein d’un domaine de connaissances déjà existant et partagé par les membres de la communauté. Il n’y a donc ni exploration de nouveaux domaines de connaissances, ni volonté de faire émerger des innovations de rupture. Les communautés soutiennent l’exploitation des capacités existantes des entreprises, mais pas la création de nouvelles capacités pour l’innovation de rupture.
L’exemple du Technical Staff College
Nos récents travaux de recherche, publiés dans un article de la « Revue française de gestion » ayant reçu le prix académique de la recherche en management Syntec en 2021, s’intéressent justement aux modèles de collaboration pour créer de nouveaux domaines de connaissances pour l’innovation de rupture. Notre étude met en évidence l’existence d’une structure organisationnelle tout à fait originale chez STMicroelectronics, une multinationale franco-italienne qui conçoit, fabrique et commercialise des puces électroniques : le Technical Staff College (TSC). Ce collectif auto-organisé, composé d’experts scientifiques internes, a pour mission d’organiser et de systématiser la création de nouveaux domaines de connaissances au sein de l’entreprise. Il fédère l’ensemble des experts de l’entreprise pour favoriser les collaborations transdisciplinaires et accompagner les projets de création de nouveaux domaines de connaissances.
Le TSC est en charge de proposer des analyses prospectives et stratégiques sur les enjeux technologiques futurs, d’organiser des débats entre experts de différents domaines de connaissances et d’élaborer des propositions de champs d’innovation à explorer (par exemple, la photonique sur silicium, la récupération d’énergie, la bio-photonique…). L’enjeu est de fédérer un collectif d’experts pluridisciplinaires par l’intermédiaire d’échanges transverses sur des champs d’innovation qui concernent l’ensemble des domaines d’expertise de l’entreprise.
Contrairement aux communautés épistémiques d’experts, le TSC ne repose pas sur le partage de normes communément acceptées, d’héritages communs et d’intérêts cognitifs pour des enjeux de connaissances spécifiques. L’unité du TSC se fonde sur un processus de concertation rationnelle pour la réalisation d’un but commun : l’exploration de concepts technologiques de rupture et la création de nouveaux domaines de connaissances. La coopération pour l’exploration de concepts technologiques s’appuie sur des contrats débattus entre les acteurs du TSC, c’est-à-dire des décisions collectives, librement consenties, pour la réalisation d’objectifs partagés et l’avènement d’un avenir commun désirable.
Les membres du TSC sont liés par des relations d’échanges commandées par leur volonté réfléchie de faire émerger de nouveaux concepts technologiques afin de les transformer en nouvelles proto-connaissances. L’action collective repose sur une volonté partagée de développer de nouvelles capacités d’innovation pour la création de stratégies de rupture et de nouvelles communautés épistémiques.
Des communautés d’experts aux sociétés proto-épistémiques d’experts
A partir de la distinction entre deux idéaux-types (communauté et société), proposée par le sociologue allemand Ferdinand Tönnies, il est possible d’introduire le concept de société proto-épistémique d’experts afin de proposer un cadre théorique pour penser et caractériser l’identité organisationnelle du Technical Staff College chez STMicroelectronics.
Pour Ferdinand Tönnies, la communauté est définie par l’habitude, la mémoire et le consensus entre les membres. A l’inverse, la société est une association volontaire et repose sur un contrat, c’est-à-dire une décision librement consentie.
Le concept de société proto-épistémique d’experts se définit donc comme un collectif auto-organisé ayant pour objectif commun l’exploration de concepts technologiques de rupture pour la création de nouveaux domaines de connaissances et la régénération des communautés épistémiques. Le terme de proto-épistémique fait référence à la création et à l’émergence d’un nouveau domaine de connaissances, encore incomplet, non définitif et non stabilisé. Le concept de société proto-épistémique d’experts ne s’oppose pas à celui de communauté. Au contraire, il participe à l’enrichir dans l’explication des enjeux et des conditions de création de connaissances dans les organisations. Si les communautés d’experts existent pour faire évoluer les domaines de connaissances existants, la société proto-épistémique permet la création de nouveaux domaines de connaissances et la génération de nouvelles communautés.
La société proto-épistémique devient alors essentielle, car elle fournit un espace où les acteurs peuvent échanger, se coordonner et organiser le développement des stratégies de création de connaissances au sein de l’entreprise. La société proto-épistémique rend possible la collaboration entre des experts, dont les domaines d’expertise sont différents, et permet l’élaboration de projets de recherche transdisciplinaire (lire aussi l’article : « S’organiser en silos transversaux »). En légitimant les projets d’exploration de concepts de rupture, en attribuant des ressources et en soutenant l’implication des acteurs, la société proto-épistémique devient une fonction stratégique au sein de l’organisation. Elle soutient l’action collective pour l’innovation de rupture, contribue à l’élaboration de programmes d’action et participe à l’élaboration de la stratégie de l’organisation.
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