L’enjeu des inégalités salariales fait partie des objectifs de développement durable depuis leur création, mais elles freinent la mise en place de politiques de transitions durables au sein des entreprises.
Dans le contexte actuel de mutation du travail ou future of work, le rôle du manager évolue. Ce qui change peut-être moins, c’est le genre de ce dernier.
Si le magazine Fortune salue, en 2023, un score historique de femmes PDG à l’international, ce pourcentage reste encore bien faible, ne s’élevant qu’à 10,4%. Pourtant, la thématique de la mixité au sein des postes de direction ne manque pas d’actualité et d’analyses :
- Le prix Nobel d’économie 2023 a été attribué à Claudia Goldin, spécialiste américaine d’histoire économique et d’économie du travail, pour ses travaux sur la situation des femmes sur le marché du travail ;
- En France, depuis le 6 novembre 2023 à 11h25, les femmes travaillent « gratuitement » jusqu’à la fin de l’année calendaire.
Cette actualité économique, politique et scientifique se télescope à un autre défi majeur : le dépassement de la 6ème limite planétaire sur les 9 définies par le Stockholm Resilience Centre.
La transition durable et l’égalité de genre, un enjeu pour le marché du travail
Ce lien fort entre égalité de genre et développement durable n’est pas récent. Il a été établi dès 2016 par les Nations Unies lors de la rédaction des objectifs de Développement Durable, en nommant l’égalité entre les sexes son 5ème principe, au motif que l’un ne peut pas aller sans l’autre.
Notre précédente étude montrait bien l’impact central des salarié(e)s internes à l’entreprise en tant que leviers dans la mise en place de politiques de RSE pour se lancer dans une transition durable.
Dès lors, il semble essentiel de comprendre pourquoi ce gender gap est-il toujours aussi élevé auprès des cadres managers, et comment sa réduction soutiendrait des objectifs de durabilité forte au sein des entreprises ?
En réalisant une étude des bases de données de l’enquête sur l’emploi, le chômage et l’inactivité de l’INSEE, publiée en fréquence annuelle depuis 1975, dite Enquête Emploi, il est possible de mettre en exergue le rôle joué par la parentalité dans la construction du gender gap.
Inégalité de genre et inégalité salariale, le combat du temps partiel
Les instituts statistiques, comme l’INSEE ou Eurostat, et les études scientifiques réalisent le même constat : si les inégalités salariales entre les femmes et les hommes se sont réduites sur les 30 dernières années, elles restent à des pourcentages élevés.
En France, sur les chiffres de 2021, la différence de rémunération annuelle entre les hommes et les femmes est de 24,4%. Si l’on rapporte ce chiffre à un équivalent temps plein, donc en supprimant la différence liée au nombre d’heures travaillées dans l’année, on arrive à une différence de rémunération de 15,5%. Cette différence de 10 points de pourcentage s’explique par le fait que les femmes ont plus recours au temps partiel que les hommes.
Si l’on regarde l’évolution du taux de temps partiel parmi les actifs occupés (qui travaillent) en France, sur la période 2006-2022, ce taux s’avère stable (oscillant entre 17 et 20%).
En revanche, si l’on s’intéresse à la répartition entre les hommes et les femmes des emplois à temps partiel, on constate que les femmes ont en moyenne quatre fois plus recours au temps partiel.
En effet, on peut relever que sur la période 2006-2022, environ un tiers des femmes en emploi ont un contrat à temps partiel tandis que la part des hommes en activité et travaillant à temps partiel est de seulement 7% en moyenne sur la période.
À noter que l’évolution de l’écart entre les femmes et les hommes se réduit très légèrement si l’on regarde cette fois-ci sur des années précises. Par exemple, l’évolution de l’écart passe de 25 points de pourcentage en 2006 à 18 points de pourcentage en 2022. Ce recours au temps partiel s’explique, après recherches, par des problématiques de garde d’enfant ou de senior.
Dans les actifs occupés à temps partiel, seul 1% (en moyenne) des hommes explique que le choix du temps partiel est dû à des raisons de garde d’enfant ou de senior. Pour les femmes, ce chiffre passe de 28% en 2006 à 21% en 2022.
Suivant la même logique, si l’on contrôle ces données par le temps de travail, le fossé salarial entre homme et femme est de 15,5%. Sur ces 15,5% restant, les études scientifiques montrent que le principal facteur explicatif de cette différence repose sur la maternité. Ce que montrent les travaux primés de la chercheuse américaine Claudia Goldin pour le cas des Etats-Unis.
L’étude récente de Dominique Mœurs et Pierre Pora démontre, elle, des résultats similaires pour le cas français. Portant sur la période 1968-2017, les données françaises soulignent une persistance de l’écart de revenu entre homme et femme. Ce fossé ne s’explique pas par la théorie économique standard qui mobilise des arguments en termes de capital humain, en particulier le niveau d’éducation et l’expérience.
Repenser la maternité des salariées
Depuis les années 1990, les femmes salariées en France disposent d’un niveau de capital humain supérieur aux hommes, alors que l’on constate des écarts de revenus d’en moyenne 20%. Comme dans le cas américain, la maternité en France constitue le facteur explicatif le plus important du gender gap. La maternité affecte en particulier le nombre d’heures de travail, le salaire horaire et la contribution à la main-d’œuvre nationale.
Cette problématique est décrite dans le monde anglophone sous le nom de « motherhood penalties and fatherhood premiums » (les pénalités liées à la maternité et les primes liées à la paternité). Il s’agit de décrire comment la parentalité a des effets divergents sur les revenus des femmes et des hommes.
Les femmes subissent généralement une baisse de salaire à l’arrivée de chaque enfant, alors que les revenus des hommes ont tendance à augmenter en devenant père. En raison de la pénalité salariale associée à la maternité et de la prime salariale liée à la paternité, l’écart de rémunération entre les femmes et les hommes se creuse au fur et à mesure qu’elles et qu’ils avancent dans la vie.
La maternité est donc un facteur clé d’explication de l’inégalité entre les hommes et les femmes. Pour aller plus loin dans cette compréhension du phénomène, les sociologues Wei-hsin Yu et Yuko Hara ont publié en 2021 une étude détaillée sur cet enjeu et montrent que les employeurs sont susceptibles de faire davantage confiance à leurs employées internes qui deviennent mères, par rapport aux nouvelles embauchées qui sont déjà mères, en évaluant ces dernières plus durement. Cela se traduit par une plus grande pénalité salariale associée à la maternité lorsque les femmes mères changent d’entreprise.
Inversement, la confiance plus grande des employeurs envers leurs salariés internes qui deviennent pères, par rapport aux pères nouvellement recrutés, amplifie leur a priori positif envers la paternité lors de l’évaluation des premiers. Ce qui se traduit par une plus grande prime à la paternité au sein de l’entreprise.
Une explication complémentaire de la différence de salaire homme / femme réside dans le faible accès des femmes à des fonctions de cadre encadrante (cadre manager), statut plus rémunérateur au sein de l’entreprise. Une étude l’INSEE, datant de 2017, montre que si la part des femmes cadres devenant cadres manager a augmenté entre la génération en poste en 1998 et celle de 2013, il subsiste un écart qu’il est difficile d’expliquer. D’après l’étude, c’est le niveau d’expérience au sein de la même entreprise qui permettrait de faciliter l’accès aux responsabilités hiérarchiques, et non le diplôme ou l’origine sociale.
D’après nos données, si l’on se concentre sur les actifs occupés ayant comme tâche d’encadrer d’autres salariés, l’écart entre les hommes et les femmes passe de 40 à 17 points de pourcentage sur la période 2006-2022.
Cela constitue un plafond de verre qu’il est difficile d’expliquer lorsque l’on sait que les femmes, depuis les années 1990, ont un capital humain égal ou supérieur à celui des hommes. Est-ce que, comme pour les inégalités salariales, la parentalité pourrait expliquer cet écart ?
Pour éclairer cette question, il faut analyser la répartition de genre parmi les encadrants, ayant au moins un enfant de moins de 3 ans. Si les femmes, comme on l’a montré, ont recours au temps partiel principalement en raison de problématiques de garde d’enfant ou de seniors, cela pourrait sans doute expliquer un accès plus difficile à des fonctions managériales. Avoir un enfant en bas âge est-il un frein pour la progression de carrière ?
Si l’on regarde les données sur notre période d’analyse, parmi les encadrants, les hommes sont en moyenne plus nombreux à avoir au moins un enfant en bas âge. Cela signifie donc qu’à nombre d’enfant égal, un homme obtient un poste à responsabilités plus rapidement et plus facilement qu’une femme. Ces chiffres montrent l’existence d’un effet bonus pour la paternité et d’une pénalité pour la maternité sur la dimension de la progression de carrière. Autrement dit, la pénalité de maternité produit des effets en termes de rémunération plus faible et de progression de carrière plus stagnante voire plafonnée.
Par ailleurs, on constate que sur les dernières années, l’écart entre les femmes et les hommes ayant des fonctions d’encadrement est exactement le même que l’écart relevé dans le taux de temps partiel. Par exemple, en 2022, il y a 18 points de pourcentage d’écart entre les hommes et les femmes à temps partiel, et 17 points de pourcentage d’écart entre les hommes encadrants et les femmes encadrantes.
3 points de vigilance pour traduire sur le terrain un changement durable
Dans notre contexte actuel de crises socio-écologiques, les recommandations de Claudia Goldin revêtent une urgence nouvelle. Selon la Prix Nobel, la réduction du gender gap implique « des changements sur le marché du travail, en particulier sur la façon dont les emplois sont structurés et rémunérés pour améliorer la flexibilité temporelle. ». Si le taux de temps partiel renouvelle l’enjeu posé par le plafond de verre dans l’accès des femmes aux fonctions de manager, il devient indispensable de lutter contre les stéréotypes de genre liés à la structure du marché du travail afin de réduire ces inégalités.
Forts de ce constat, les entreprises et les praticiennes et praticiens des ressources humaines peuvent observer 3 points de vigilance – afin de défendre un management durable et inclusif :
- Lors d’un recrutement, il est souvent constaté que la proposition de salaire sera en lien avec le salaire précédent. Si le salaire antérieur traduit une inégalité salariale de genre, cet écart ne sera jamais récupéré. Les recruteurs doivent donc proposer un salaire en lien avec les grilles salariales internes, sans tenir compte du salaire précédent, et assumer un bond éventuel de 20 – 30 – 40 % si cela permet à la femme recrutée de l’être au même salaire que les hommes déjà présents dans l’entreprise à compétences et expériences égales.
- Lutter contre les stéréotypes de genre.Cette lutte doit se réaliser tout au long de la carrière des managers. Dès la première embauche, la sensibilisation des cadres femmes doit être réalisée sur les questions de rémunération et de prises de responsabilités comme le précise le très récent baromètre 2023 de l’AFMD qui montre une orientation plus faible des jeunes diplômées sur ces questions pécuniaires. Lors du processus de recrutement, les recruteurs et des recruteuses doivent prendre conscience des biais cognitifs concernant la parentalité en se renseignant sur les malus et les bonus selon le genre du jeune parent, le recours au temps partiel et la progression de carrière. Enfin, la lutte contre les comportements et propos sexistes doit être soutenue à chaque étape. Couplées au malus de la maternité, ces situations conduisent les cadres femmes à arrêter ou à ne pas poursuivre des fonctions de managers au motif que la réalisation de leurs objectifs et/ou leur acceptation hiérarchique se trouvent entravées par la déconsidération de leur genre.
- Former au leadership inclusif.En cultivant l’égalité afin de créer un environnement de travail respectueux et collectif, ce type de leadership soutient l’inclusion de toutes les diversités. Cette forme de leadership est plus performante car elle permet à tous et toutes de proposer ses idées, ce qui libère la créativité, offre un meilleur consensus et touche beaucoup plus de client·es.
Défendre une égalité salariale et de genre au sein de ses équipes, voilà comment les entreprises peuvent porter des objectifs de durabilité forte et s’inscrire dans un changement durable. Ces trois points de vigilance proposent une boussole aux entreprises pour leur permettre de développer les forces déjà présentes en leur sein.
Par Raphaël Hékimian,Céline Berrier-Lucas,Claire Carteron,Magali Dauvin
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