Par Margaux Langlois
Depuis une vingtaine d’années, les projets « open » (innovation, data, éducation…) ne cessent de se multiplier. Toutefois, ils ne sont pas sans challenges à relever pour leurs instigateurs.
L’émergence des communautés open source au début des années 2000 a contribué à populariser les principes de l’ouverture. Depuis, ces initiatives ouvertes se multiplient et invitent à l’implémentation de pratiques organisationnelles plus transparentes, plus participatives, et offrant une large autonomie à leurs participants (« Falling Short with Participation — Different Effects of Ideation, Commenting, and Evaluating Behavior on Open Strategizing », de Katja Hutter, Bright Adu Nketia, et Johann Füller, Long Range Planning, 2017). De nombreux processus d’innovation ouverte ou d’open strategy, ont ainsi été menés dans de grandes entreprises, notamment Siemens, Starbucks ou EDF.
L’ouverture est aussi mobilisée dans des initiatives publiques, le « Memorandum on Transparency and Open Government » du président Obama en 2009, ou le suivi de l’épidémie de covid 19 en France en open data, en sont de bons exemples. Enfin, certains ont décidé d’appliquer les principes de l’open (transparence, participation, liberté individuelle) à l’ensemble de leur organisation : c’est le cas de la Mozilla Corporation, ou encore de Premium Kollectiv.
L’ouverture concerne aussi bien les grandes entreprises que les collectifs, les citoyens et les travailleurs que les consommateurs, et apparaît ainsi comme une norme contemporaine.
Toutefois, mener un projet ouvert soulève de nombreuses questions et des défis que leurs instigateurs, mais aussi les acteurs engagés, doivent adresser. En effet, il s’agit de réussir à faire sens et à prendre des décisions avec un large groupe d’individus, en tentant de concilier des avis divergents, tout en gérant d’éventuelles contraintes temporelles qui ne sont pas toujours compatibles avec ce que ce que le groupe projette comme idéal de choix collectif (« Open strategy : role of organizational democracy », de Henry Adobor, Journal of Strategy and Management, 2020).
Plus spécifiquement, les objectifs liés à l’implémentation de pratiques ouvertes peuvent être source de tensions : vise-t-on la performance ou un idéal démocratique ? Quels intérêts – individuels ou communs – prévalent ? (« Open strategy-making at the Wikimedia Foundation: A dialogic perspective », de Loizos Heracleous, Julia Goesswein, et Philippe Beaudette, Journal of Applied Behavioral Science, 2018 / « The conversational firm: Rethinking bureaucracy in the age of social media », de Catherine J. Turco, Columbia University Press, 2016)
L’identification des (bons) processus organisationnels à mettre en œuvre fait également émerger des dilemmes auxquels, par essence, il est difficile de répondre : quel est le bon degré de transparence ? à quel point souhaite-t-on (dé)centraliser les décisions ? et qui peut participer ? (« Spaces of Open-source Politics: Physical and Digital Conditions for Political Organization », de Emil Husted et Ursula Plesner, Organization, Copenhagen Business School, 2017).
Une norme définit des comportements appropriés et, in fine, crée des attentes. Il est nécessaire de savoir composer avec les attentes variées, parfois concurrentes, des contributeurs au risque de les voir se désengager, ce qui pourrait mettre en danger le projet puisque l’ouverture repose justement sur une large participation (« Open Strategy: Dimensions, Dilemmas, Dynamics », de Julia Hautz, David Seidl et Richard Whittington, Long Range Planning, 2017).
Qu’implique donc cette norme de l’ouverture ? Afin de mieux comprendre comment répondre aux défis des projets open, revenons sur l’histoire de ce concept.
Un projet émancipateur…
La première conception de l’ouverture est avant tout politique. Elle s’appuie sur l’ouvrage de Karl Popper, « La société ouverte et ses ennemis » (1962, première édition en 1945), et sur les essais de Richard Stallman, le fondateur du mouvement du logiciel Libre dans les années 80. Dans cette perspective, l’ouverture est porteuse d’un projet émancipateur, contre l’autoritarisme, en s’opposant d’un côté aux idéologies totalitaires et, de l’autre, au capitalisme. En effet, les écrits de Popper et Stallman défendent un même objectif, garantir l’accès égal à la liberté pour tous, mais proposent des manières différentes d’y parvenir.
La société ouverte de Popper est démocratique puisque son auteur décrit un système dans lequel les institutions, les connaissances et les valeurs sont conçues pour être capables d’évoluer constamment afin de représenter ses membres (« From open source to open government: A critique of open politics », de Nathaniel Tkacz, Ephemera: Theory and politics in organization, 2012).
L’ouverture poppérienne pose ainsi des caractéristiques fondamentales que l’on retrouvera ensuite en management dans les processus « open » : la liberté individuelle (qu’il faut défendre) ; la transparence (grâce à des règles et des institutions clairement définies) ; et la participation (à travers le rôle clé des citoyens dans l’évolution de la connaissance et de l’ordre social).
Quarante ans plus tard, Stallman affirme dans l’un de ses essais que les lois dirigeant les marchés, c’est-à-dire la propriété privée et la recherche du profit, aliènent les développeurs de logiciel, leurs utilisateurs et les citoyens en général en limitant le progrès social. Stallman appelle ainsi à rendre le code des programmes informatiques accessibles et modifiables afin de poursuivre le bien commun grâce à la technologie. Cette approche politique, plutôt que business, du logiciel est d’ailleurs ce qui mènera ensuite à la séparation entre les communautés du Libre et de l’Open Source.
… VS Une technique managériale
Fin 90, Eric Raymond, l’un des gourous de l’open source, formule les premières recommandations managériales en faveur de l’ouverture dans son essai « La cathédrale et le bazar » (1999). L’ouverture est ensuite mobilisée en sciences de gestion pour qualifier l’innovation « ouverte », puis tout florilège d’activités s’appuyant sur le partage d’information et la participation (« The era of open innovation », de Henry W Chesbrough, Managing innovation and change, 2006). Cette appropriation par le management a conduit au développement d’une seconde conception de l’ouverture, comme technique managériale pour accroître l’efficacité et la création de valeur.
Dans son texte, Raymond oppose bureaucratie (la cathédrale) et mode de développement open source. En particulier, le « bazar » s’appuie sur un réseau décentralisé de contributeurs : il n’y a donc ni niveaux hiérarchiques, ni tâches imposées (« Neither market nor hierarchy nor network: The emergence of bazaar governance », de Benoit Demil et Xavier Lecocq, Sage Publications, Octobre 2006). Ceci permet d’accéder à un éventail plus large de ressources et compétences. En outre, l’implémentation fréquente de fonctionnalités simples (comme les sprints dans la méthodologie SCRUM) améliore la flexibilité et la qualité du code. Ce mode de production est ainsi promu pour ses gains d’efficacité et de performance sur les projets de développement logiciel.
Les projets d’open innovation ou d’open strategy reposent sur des pratiques similaires au bazar, en revanche, on y observe le retour de l’autorité et du contrôle centralisés à travers la mise en place de processus encadrés, avec une durée spécifique et un accès plus ou moins limité aux informations et aux prises de décisions (« Opening Strategy: Evolution of a Precarious Profession », de Richard Whittington, Ludovic Cailluet, et Basak Yakis‐Douglas, British Journal of Management, Blackwell Publishing Ltd, 2011).
Ceci est particulièrement vrai au sein de grandes structures afin de garantir la capture de la valeur par l’organisation.
Ces formes d’ouvertures apparaissent donc comme partielles et ont été critiquées par certains auteurs pour n’être finalement que des outils de gestion de l’impression (« Making an Impression through Openness: How Open Strategy-Making Practices Change in the Evolution of New Ventures », de Thomas Gegenhuber et Leonhard Dobusch, Pergamon, 2017) ou de marketing.
En effet, ces projets open suggèrent finalement une approche opportuniste et instrumentale de l’ouverture dans laquelle les promesses d’émancipation sont mises de côté (« Openwashing: A decoupling perspective on organizational transparency », de Maximilian Heimstädt, Technological Forecasting and Social Change, 2017).
Expliciter votre vision de l’ouverture pour limiter les tensions
L’histoire du concept de l’ouverture met en lumière deux visions concurrentes de l’ouverture qui ont pourtant été réunies sous un même concept : un projet émancipateur pour le bien commun et une technique de management au service de la performance.
Ces deux approches nous informent donc d’une part de l’origine des tensions et dilemmes qui peuvent émerger au cours de processus ouverts et sur la manière dont il est possible de les adresser.
Le principal levier de gestion de ces tensions est d’agir sur le contrat psychologique, ces fameuses attentes qui lient les contributeurs et les organisateurs, en explicitant ce que l’on projette derrière l’utilisation du concept d’ouverture :
- Quel est l’objectif poursuivi ?
- Quelles sont les règles ? Les contributeurs peuvent être prendre part à la définition du processus (les étapes, les règles de participation et de partage d’information) ou simplement à son contenu (en proposant des idées d’innovation par exemple) (« Closing for the benefit of openness? The case of Wikimedia’s open strategy process », de Laura Dobusch, Leonhard Dobusch, et Gordon Müller-Seitz, SAGE Publications, 2019)
- Comment les participants sont soutenus et / ou rétribués ?
L’ouverture s’est imposée comme une nouvelle norme dans les organisations. Si sa signification semble à première vue communément admise, l’historique du concept en souligne toute la complexité. En effet, la notion d’ouverture rassemble deux perspectives opposées, l’une émancipatrice et l’autre managériale, qui peuvent faire naître des attentes concurrentes chez les contributeurs. Pour y répondre, la transparence du processus est clé, toutefois, mais n’oubliez pas : définir des règles revient à exclure des individus, des idées ou des actions, et donc à assumer des modalités de fermeture.
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