Les recherches sur l’égalité professionnelle mettent l’accent sur les différences de comportement dans la prise de décision et les quotas. Mais le processus de recrutement lui-même devrait être repensé.
Lors de la sortie du rapport de l’Institut national d’études démographiques (INED) sur l’emploi des femmes en France en 2022, quelques chiffres ont pu alerter : après plusieurs décennies de forte progression, la croissance du taux d’emploi des femmes en France affichait une stagnation. Au niveau mondial, selon l’Organisation Internationale du Travail, seulement 49% des femmes participent au marché du travail, contre 75% des hommes. En France, le taux d’activité des femmes et des hommes est relativement proche (70 % contre 77 %). Cependant, ce rapprochement récent s’explique par une diminution de la participation des hommes au marché du travail. L’écart entre les deux taux ne se réduit plus, en raison de facteurs liés aux diplômes et au nombre d’enfants à charge.
Ce n’est pas la première fois que les recherches montrent que l’accès au marché de travail et les rôles dans les entreprises sont différents pour les hommes et les femmes : en 2014, Claudia Goldin, lauréate du prix Nobel d’économie en 2023, faisait une synthèse de ses travaux lors de son discours de présidente de l’AEA. A cette occasion, elle posait déjà une solution simple pour améliorer la convergence des rôles des hommes et des femmes dans le monde du travail : « la solution ne doit pas (nécessairement) impliquer une l’intervention du gouvernement et il n’est pas nécessaire de rendre les hommes plus responsables à la maison (même si cela ne ferait pas de mal). Mais elle doit impliquer des changements sur le marché du travail, en particulier sur la façon dont les emplois sont structurés et rémunérés pour améliorer la flexibilité temporelle. »
Une différence de comportements entre hommes et femmes, mais surtout une différence liée à la structure du marché du travail
Les études en économie comportementale montrent de manière convaincante que les situations de compétition désavantagent les femmes par rapport aux hommes (« Gender and Competition », de Muriel Niederle et Lise Vesterlund, Annual Review of Economics, 2011).
Les femmes sont moins enclines à la compétition que les hommes, principalement en raison d’une moindre confiance en elles-mêmes et d’une perception plus négative de la concurrence. Dans la même veine, Linda Babcock et Sara Laschever en faisaient le constat dans leurs travaux et proposaient aux femmes, dans leur livre « Ask for it » (Random House, 2008), des stratégies à adopter pour mieux négocier et revendiquer ce qu’elles méritent.
En parallèle, des travaux montrent que les femmes ont un comportement plus coopératif que les hommes (« Gender Differences in Preferences », de Rachel Croson et Uri Gneezy, Journal of Economic Literature, 2009). Ceci les amène à prendre davantage soin du bien commun, à plus aider les autres, mais aussi à accepter des tâches plus ingrates et moins sujettes à promotion (« Gender Differences in Accepting and Receiving Requests for Tasks with Low Promotability », de Linda Babcock, Maria P. Recalde, Lise Vesterlund et Laurie Weingart, American Economic Review, 2017).
Ces comportements jouent un rôle crucial dans la position qu’occupent les femmes au sein des entreprises, notamment dans les postes de direction, les fonctions à haute responsabilité et au sein des conseils d’administration. Mais l’attitude des femmes et leurs préférences sociales ne sont pas les seuls facteurs qui définissent leur position actuelle sur le marché du travail.
Selon les chiffres de 2022, même si la féminisation des conseils d’administration s’est poursuivie, il y a seulement 2,5% de femmes à la tête des entreprises du CAC 40, et « l’exclusion des femmes à la gouvernance du conseil d’administration reste réelle : les femmes occupent aujourd’hui 3,75% des 80 postes de Président ou Directeur Général des entreprises du CAC 40. Seulement 2 femmes sont présidentes du conseil d’administration, 1 directrice générale et aucune n’est PDG ».
Face à de tels constats, Claudia Goldin avançait une explication liée à la valorisation excessive de certaines qualités que les hommes peuvent posséder et non les femmes : une plus grande flexibilité, la capacité à travailler de longues heures et à des périodes spécifiques, comme au moment de la sortie des écoles ou durant les vacances scolaires des enfants. Or, ces explications documentées et empiriques ne sont pas des attitudes, mais découlent de la structure même du marché du travail. Ainsi, au lieu d’être reprochée aux femmes, si la structure du marché du travail venait à changer, l’écart de rémunération et de statut entre hommes et femmes serait considérablement réduit. Il pourrait même disparaître, d’après Claudia Goldin, sans intervention réglementaire.
Les normes sociales poussent à moins recruter des femmes
L’argument tient à la perception et l’usage que les entreprises font d’une intervention réglementaire, et la manière dont elles l’intègrent et la définissent en tant que norme de fonctionnement : si des injonctions de diversité sont mises en place, elles fonctionnent comme un point focal, mais ont des effets pervers. À titre d’exemple, la loi Copé-Zimmerman a introduit des quotas pour la présence féminine au sein des conseils d’administration ; mais bien que cette mesure ait permis des progrès, elle montre aujourd’hui des signes de fatigue.
Avec Sylvain Max, Frank Lentz et plusieurs autres chercheurs, nous avons démontré que la perception générale de la diversité a un effet significativement négatif sur le taux de femmes choisies pour siéger aux conseils d’administration, et cet effet est encore plus prononcé dans les secteurs traditionnellement perçus comme masculins. Nous avons également mis en évidence un effet d’ordre qui rend la sélection d’hommes dans les conseils d’administration plus probable pour les premiers membres choisis. Ce biais est plus fort pour les décideurs masculins.
Notre étude visait à examiner la présence des femmes au sein des conseils d’administration du point de vue du recrutement, et non sous l’angle de l’aspiration des femmes à postuler ou à se manifester comme candidates. La tâche des décideurs était de définir la composition de conseils d’administration de 11 membres (taille moyenne des CA), en sélectionnant chaque membre individuellement. Nos résultats démontrent que :
- sous l’influence de la pression sociale, les décideurs ont tendance à recruter moins de femmes, même si elles sont aussi compétentes et expérimentées que les hommes ;
- les premières personnes recrutées sont toujours des hommes, et le rappel de la nécessité de respecter la diversité n’est fait que pour les derniers membres ;
- l’éducation et l’expérience des femmes ne sont pas prises en compte dans ce processus de recrutement ;
- les quotas, en focalisant l’attention sur les différences hommes-femmes, renforcent les stéréotypes de genre. Ces stéréotypes, qui sont liés à la structure du marché du travail (par exemple, la flexibilité ou la disponibilité temporelle, comme l’a souligné Claudia Goldin), sont ensuite interprétés comme des préférences des femmes.
Quelles solutions mettre en place pour favoriser le recrutements des femmes ?
Plusieurs enjeux liés au processus de recrutement émergent, rejoignant l’importance, mise en avant par Claudia Goldin, de repenser le marché et la méthode de recrutement.
Enjeu 1 : Les biais de recrutement
Premièrement, la nécessité pour les recruteurs et les comités de respecter les quotas, tout en se conformant aux attentes de leurs pairs, fait du chiffre de 40 % (en France) une cible implicite. Cette cible renforce les attentes et les stéréotypes de genre, ce qui a pour effet de revigorer les rôles sociaux traditionnels.
Le processus de recrutement des conseils d’administration est actuellement opaque et subjectif, et est souvent mené par des hommes. Cette situation est problématique, car les individus ont tendance à favoriser les candidats qui leur ressemblent (« Gender Diversity on Boards: The Appointment Process and the Role of Executive Search Firms », d’Elena Doldor, Susan Vinnicombe, Mary Gaughan et Ruth H.V. Sealy, International Centre for Women Leaders Cranfield School of Management Cranfield University, 2012).
Les commissions et compagnies de recrutement utilisent souvent l’argument de la convergence des profils et de la facilité d’évaluation des profils similaires. Cette situation devrait pointer vers une prise en compte des biais de recrutement, qui posent une vraie question éthique et qui devraient être pointés plus vigoureusement pour permettre le recrutement des femmes.
Enjeu 2 : La prise en compte de la diversité
Deuxièmement, les conditions dans lesquelles a lieu le recrutement impactent le recrutement des femmes. En effet, bien que la plupart des entreprises s’engagent publiquement en faveur de la diversité, et aient même mis en place des responsables de la diversité, les conseils d’administration et les lieux de travail restent majoritairement masculins. Cette situation peut s’expliquer par la segmentation et la chronologie du processus de recrutement : les responsables de la diversité ne sont généralement pas les mêmes que ceux qui supervisent les embauches. Les recrutements sont souvent réalisés au gré des besoins par des cadres, des DRH ou des équipes qui n’ont pas nécessairement une vue d’ensemble des embauches et des objectifs associés, conduisant à des recrutements ponctuels.
Lors du départ d’un collaborateur, la tentation (et peut être les contraintes) est forte de le remplacer immédiatement, sans le remettre dans le contexte et le cadre global. C’est précisément ce type de processus, effectué sans vision globale, qui mène à une embauche disproportionnée d’hommes par rapport aux femmes. En effet, la diversité est une caractéristique inhérente au groupe, ce qui la rend difficile à percevoir à l’échelle d’une seule personne. Il n’est donc pas surprenant que lorsqu’il s’agit de pourvoir un unique poste, un homme soit souvent privilégié. Les stéréotypes jouent un rôle, poussant à croire qu’il serait plus disponible, plus compétitif ou qu’il s’intégrerait mieux à l’équipe existante, entre autres (« The Isolated Choice Effect and Its Implications for Gender Diversity in Organizations », de Edward H. Chang, Erika L. Kirgios, Aneesh Rai, et Katherine L. Milkman, Management Science, 2020).
La recommandation simple serait de ne pas conduire des recrutements en isolation, ni décisionnelle, ni temporelle, ni en termes du nombre d’ouverture de postes. Il serait préférable d’ouvrir plusieurs postes simultanément. Les processus de recrutement devraient être confiés à différents comités et organisés de manière collective plutôt que de manière sporadique. Enfin, les travaux en visualisation située mettent en lumière les difficultés des individus à incorporer les chiffres dans leur perception mentale, et à les comprendre de manière figurée, ainsi qu’en termes de conséquences (« Embedded Data Representations », de Wesley Willett, Yvonne Jansen, et Pierre Dragicevic, IEEE, 2016).
Les comités de sélection, les DRH et les managers ont tendance à se baser sur les chiffres, car ils sont objectifs et mesurables. Cependant, il est difficile d’évaluer l’impact d’un chiffre précis, comme un quota, sur l’ensemble du groupe, car on ne peut pas le voir en permanence. De plus, si les recrutements se font de manière séquentielle, il est impossible de percevoir les changements de composition du groupe en termes de parité : on se rend compte qu’il y a trop d’hommes dans une équipe seulement après que le recrutement soit terminé.
Dans le cadre du projet Be-Aware, Ivan Ajdukovic, des collègues de l’INRIA Bordeaux et moi-même travaillons sur la composition des groupes de décideurs, notamment ceux responsables du bien commun. Nous utilisons des moyens de réalité augmentée, qui pourraient également être utilisés par les recruteurs pour avoir une vue d’ensemble rapide de la composition d’un groupe.
Il existe ainsi des solutions non-réglementaires pour favoriser l’égalité des chances entre femmes et hommes dans le recrutement. Ces solutions sont structurelles car elles modifient la manière même de recruter. Elles consistent à prendre en compte les biais éventuels, à sensibiliser les recruteurs, à mettre en place des processus de recrutement globalisés, et à utiliser des outils pour mieux visualiser (et comprendre) les impacts des décisions.
Par Angela Sutan
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