Indépendamment du bien-fondé de l’affaire Tether, plusieurs leçons peuvent d’ores et déjà être tirées de ce feuilleton cryptojudiciaire.
Le 15 octobre 2021, la Commodity Futures Trading Commission (CFTC) américaine a infligé une amende de 41 millions de dollars à Tether pour avoir faussement prétendu que son token était entièrement adossé au dollar américain (1 Tether = 1 USD). Cette affaire interroge quant à la stabilité de l’écosystème crypto tout entier.
Selon la CFTC, cette pratique aurait permis aux individus contrôlant Tether d’acheter à bas prix d’autres cryptomonnaies (principalement du Bitcoin) en utilisant ces jetons surévalués. Il s’agit de la première affaire dans laquelle une société exploitant un « stablecoin » (tokens adossés à des valeurs en dehors de l’écosystème blockchain) est sanctionnée pour ne pas avoir exploité un véritable stablecoin. Simultanément, la CFTC a également infligé une amende de 1,5 million de dollars à l’échange Bitfinex pour avoir permis l’achat et la revente de ce token.
Cette décision de la CFTC revêt une importance particulière tant elle fait peser le doute sur la valeur d’une cryptomonnaie. Cela étant dit, sa dimension paraît toute relative face à une autre affaire ouverte à l’endroit de Tether, cette fois-ci au titre du droit de la concurrence.
L’explosion d’une bulle de 466 milliards de dollars ?
Fin 2019, plusieurs investisseurs ont déposé quatre plaintes, consolidées par la suite, dénonçant la pratique mensongère de Tether. Selon les plaignants, Tether et Bitfinex auraient injustement « signalé au marché qu’il y avait une demande croissante pour les cryptomonnaies » en se livrant à la pratique susvisée par la CFTC. Son dévoilement aurait causé l’explosion d’une bulle de 466 milliards de dollars en moins d’un mois. Les plaignants demandent plus de 1400 milliards de dollars de dommages et intérêts.
L’une des principales causes d’action est la section 2 du Sherman Act qui interdit les abus de position dominante. Tether contrôlait effectivement « plus de 80% du marché des stablecoins aux Etats-Unis et dans le monde. Tether avait donc un pouvoir de monopole ». Sur cette base, les plaignants affirment que « l’émission de tokens non adossés visait à obtenir une plus grande part de marché afin que Tether puisse éliminer la concurrence des stablecoins et conserver le contrôle des prix sur le marché des bitcoins et des cryptomonnaies. » Cette pratique anticoncurrentielle aurait « gonflé l’une des plus grosses bulles de l’histoire ».
Cette plainte pourrait conduire à l’octroi d’une des indemnités les plus importantes jamais accordées dans le cadre d’une action privée en droit de la concurrence. Elle pourrait également ouvrir la porte à d’autres réclamations en dehors des Etats-Unis, y compris en Europe où une directive européenne facilite les actions privées depuis 2014. Elle sonnerait le glas de Tether et ferait peser un doute sur l’ensemble des investissements cryptos tant ils pourraient avoir été affectés par des transactions faites au moyen de Tether. L’écosystème pourrait réagir d’une façon très brusque.
Les quatre leçons de l’affaire Tether
En attendant l’arrêt du tribunal, plusieurs leçons peuvent d’ores et déjà être tirées de cette affaire.
Le premier enseignement concerne le sujet traité. Les affaires de droit de la concurrence connue à ce jour en matière de blockchain concernent toutes les cryptomonnaies. Cela montre que le domaine reste pour l’instant très concentré sur la première application blockchain telle qu’imaginée par Satoshi Nakamoto. Les problématiques concurrentielles qui émanent des « smart contracts » et applications décentralisées sont pour l’instant ignorées.
Le deuxième enseignement concerne la capacité à manipuler la blockchain ou, à tout le moins, à influencer sa valeur. Ici, il faut néanmoins souligner l’infrastructure très particulière de Tether, qui permettait à quelques utilisateurs de décider entre eux de la création de nouveaux tokens. Autrement dit, ce type d’affaires démontre la nécessité d’étudier le « jeu de pouvoir » au sein de chaque blockchain et la façon dont les interactions entre participants peuvent influencer les écosystèmes décentralisés. Cela implique une analyse des aspects techniques de la blockchain, tant ils jouent sur sa gouvernance.
Le troisième enseignement est la capacité à appliquer la règle de droit lorsque des outils analytiques puissants sont utilisés pour détecter des pratiques potentielles. L’affaire Tether a été révélée par un article universitaire à l’occasion duquel deux chercheurs ont étudié « plus de 200 gigaoctets de données transactionnelles provenant de plus de dix sources différentes ». La réalisation d’une telle analyse nécessite des méthodes et des moyens sophistiqués. Les questions juridiques concernant d’autres applications blockchain nécessiteront des moyens plus sophistiqués encore afin d’analyser des flux qui ne sont pas exclusivement financiers. Dans le même temps, le régulateur sera appelé à coopérer avec les communautés blockchain afin d’appliquer la règle de droit dans un écosystème décentralisé où aucun acteur ne peut, seul, décider de sa mise en œuvre.
Le quatrième et dernier enseignement concerne la nécessité de penser le droit de la concurrence et la blockchain comme deux outils complémentaires. Indépendamment du bien-fondé de cette affaire Tether, elle a le mérite de démentir l’idée selon laquelle (le code de) la blockchain pourrait empêcher toutes pratiques anticoncurrentielles (lire aussi l’article : « La vérité sur la blockchain »). La blockchain a besoin du droit de la concurrence autant que le droit de la concurrence a besoin de la blockchain pour décentraliser davantage les économies modernes.
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