J’ai eu l’honneur de faire partie des quinze personnes sélectionnées pour participer à une mission organisée par Christian Clot, explorateur et fondateur de l’Adaptation Institute. Voici les leçons que j’en ai tirées.
Imaginez-vous : nous étions enfermés dans une grotte, sans accès à la lumière naturelle ni aucun repère temporel, par 10°C et 100% d’humidité, en autonomie complète jusqu’à ce que l’extérieur nous avertisse de la fin de l’expérience, 40 jours plus tard. Bien que filmés en permanence, jusque dans notre sommeil, nous ne participions pas à « Grotte Story », mais à une expédition scientifique unique au monde, baptisée Deep Time.
S’adapter
Pourquoi donc aller nous enfermer sous terre alors que nous traversons déjà, depuis deux ans, des confinements successifs qui nous mettent psychologiquement à l’épreuve ? Cette mission n’était pas une énième expédition de survie, mais une aventure scientifique et humaine ayant pour objectif de comprendre comment notre cerveau s’adapte en l’absence totale de notion du temps, d’étudier les impacts de la désynchronisation face à une situation nouvelle ainsi que la capacité d’un groupe humain à se synchroniser. Une vie de « timeconaute » censée préparer nos sociétés à des situations nouvelles et inconnues comme des changements climatiques majeures ou bien l’implantation prochaine de bases de vie lunaires ou même martiennes.
Au-delà de ces scénarios futuristes, certaines situations que j’y ai vécues peuvent être transposées dans le monde de l’entreprise et mises en perspective pour en tirer des enseignements en matière de management de l’inconnu et de l’incertitude.
S’organiser
A peine quelques jours après notre entrée dans la grotte de Lombrives, l’une des plus vastes d’Europe, l’ensemble du groupe s’était totalement désynchronisé. Au réveil, je pouvais croiser des équipiers qui allaient se coucher et d’autres qui prenaient leur déjeuner… Comment s’organiser sans pouvoir se donner une heure de rendez-vous ni définir de deadline ? Sans compter qu’il n’était pas non plus possible de communiquer entre les différents lieux de la grotte, séparés de plusieurs centaines de mètres, et qu’aucun leader n’avait été initialement désigné. Pas de hiérarchie, pas de communication, pas d’objectifs chiffrés, pas d’horaires… Pourtant, la mission fut un succès.
Plusieurs facteurs déjà observés dans d’autres études et expériences humaines et sociologiques nous ont permis d’accomplir notre mission. Cette expérience m’a d’abord confirmé qu’un groupe est bien plus fort que la somme des individus qui le compose. C’est bien notre intelligence collective, ce formidable levier libérateur de créativité et d’engagement, qui nous a permis de faire face à de nombreuses situations nouvelles. Totalement coupés du monde, nous n’avions en effet pas la possibilité de faire appel à l’extérieur ou de « googliser » quoi que ce soit pour trouver une réponse à nos interrogations. L’expédition a également confirmé que la diversité des profils – nous étions sept femmes et huit hommes de 25 à 50 ans – est une source de complémentarité des savoir-faire, indispensable pour résoudre des problèmes nouveaux. Enfin, la constance du dialogue a évité que les relations ne se dégradent, même dans des conditions de vies spartiates.
Se dépasser
Au-delà de ces premiers éléments, ces 40 jours m’ont permis d’identifier en particulier trois conditions au dépassement de soi :
– Un leader inspirant. Plus qu’un chef, nous avions un leader inspirant en la personne de Christian Clot. Plutôt que de faire usage d’autorité en se référant à une logique hiérarchique, il a su faire preuve de recul pour laisser le groupe évoluer, se montrer humble face aux problèmes rencontrés, avoir une vision basée sur son expérience et surtout nous faire confiance et nous responsabiliser pour obtenir le meilleur de chacun. Il nous avait en effet assigné des missions annexes à réaliser durant l’expédition (classification et prise de vue d’inscriptions anciennes, ramassage de déchets, etc.) sans désigner de chef et en ne fixant aucun objectif chiffré. Dès lors, il en allait de notre responsabilité individuelle mais également en tant que petite équipe de volontaires de mener à bien ces missions. Finalement, le respect et le désir de ne pas le décevoir constituaient un carburant bien plus puissant et endurant que la volonté de répondre aux ordres d’un chef.
– Un sens à la mission. Chaque équipier était certainement venu avec une ambition propre en se portant volontaire (dépassement de soi, découverte d’un environnement nouveau, etc.) mais nous avons tous réussi à dépasser ces objectifs individuels grâce au sens donné à la mission. Nous avions souvent froid, nous étions fatigués voire parfois démotivés et pourtant nous sommes tous allés jusqu’au bout en dépassant nos intérêts particuliers pour atteindre un objectif supérieur, la finalité de la mission. J’ai particulièrement ressenti cela en participant à l’équipe « Glyphes », chargée de trouver, de répertorier et de photographier les inscriptions laissées par des visiteurs passés (et parfois illustres), dont certaines datent de plus de 800 ans. Ce travail méticuleux, souvent laborieux, voire acrobatique, s’est parfois révélé déprimant tant la tâche à accomplir, au milieu de kilomètres de galeries, semblait immense. Malgré tout, mes équipiers et moi-même avons réussi notre mission, non pas parce qu’un ordre nous avait été donné ou bien des objectifs chiffrés imposés, mais parce que nous avions en tête qu’il s’agissait d’une tâche inédite, qui allait permettre d’alimenter les travaux des chercheurs et d’en savoir plus sur l’histoire de la grotte.
– L’émerveillement. Nous aurions tout à fait pu réaliser cette expérience dans un bunker ou un hangar, totalement isolés du bruit et de la lumière extérieure. Pour autant, le choix a été fait de la vivre dans la grotte de Lombrives. La beauté époustouflante des galeries et des lacs souterrains nous ont fait passer de la mythologie grecque au « Voyage au centre de la Terre » de Jules Verne, en passant par « Indiana Jones et les Aventuriers de l’arche perdue » de Steven Spielberg. Et s’émerveiller permet de se dépasser. En voici un exemple. Durant la mission, nous devions à tour de rôle évacuer nos déchets vers un sas, situé à plusieurs centaines de mètres après avoir franchi quelques passages très étroits et descendu une centaine de marches, le tout avec un bidon d’excréments ou d’eaux usées d’environ 30 kilos sur le dos. Pourtant, cette mission était loin d’être rebutante : les équipiers se « battaient » pour l’accomplir, allant jusqu’à demander aux autres de passer leur tour. Pourquoi ? Tout simplement parce que la zone en question était située dans la « cathédrale », une sale majestueuse, tant par sa taille que par son acoustique. Chaque virée donnait l’impression d’être seul au monde, d’être privilégié. Le plaisir qu’elle procurait transcendait la difficulté ou l’ingratitude de la tâche. L’émerveillement était plus fort que l’effort.
Il serait peut-être opportun de transposer ces enseignements dans nos organisations. Et si nous avions des leaders inspirants à la place des chefs, un sens de la mission plus que des objectifs chiffrés, un environnement de travail davantage propice à l’émerveillement ?
S’ennuyer
Même si nous étions occupés, entre les protocoles scientifiques, l’organisation de la vie quotidienne et la réalisation de nos missions annexes, nos cycles – dont certains ont largement dépassés les 24 heures – étaient ponctués de longues périodes d’inactivité. Quand vous êtes hors du temps, vous avez la possibilité de sortir de la « dictature de l’urgence », du culte de l’instantanéité, de l’optimisation du temps et de l’efficience. En perdant nos repères temporels, nous perdons aussi le sentiment de culpabilité que nous connaissons quand nous prenons le temps. Et en ralentissant le rythme, j’ai observé que je portais une meilleure attention à la tâche que je réalisais et à ses conséquences, et mes compétences s’en trouvaient décuplées. De plus, l’absence de connexion et le sevrage numérique nous ont dégagé énormément de temps de cerveau disponible, nous permettant de nous concentrer plus intensément et plus longtemps.
L’hyperactif que je suis a ainsi appris à apprécier cette non-activité déculpabilisée et libérée de toute pression sociale, cet état qui a très mauvaise réputation qu’est l’ennui. Perplexe face aux bienfaits de ce dernier, j’ai pourtant fait l’expérience de l’ennui constructif. Il m’a permis d’être en éveil, de prendre du recul et d’être créatif. Il m’a poussé à fabriquer des choses pour mes équipiers, à lire des livres que j’avais mis de côté ou encore à réfléchir à des idées que je n’avais jamais pris le temps de creuser. « S’ennuyer, quel bonheur ! », comme le dit le psychiatre et docteur en neurosciences Patrick Lemoine.
Ces observations n’engagent que moi. Mais au-delà de ce prisme, une chose est sûre : cette expérience inédite marque le début de longues recherches. Les enseignements humains et organisationnels sont déjà riches. Comme le disait le philosophe et scientifique grec Thalès : « Le temps met tout en lumière » – même au fond d’une grotte.
Par François Mattens
Comments