Transformation digitale

L’intelligence artificielle nous fera-t-elle perdre notre intuition ?

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La culture occidentale, et sa rationalité apparente, incite à se méfier de l’intuition, jugée trop hasardeuse et dangereuse. En Asie, au contraire, elle est perçue comme une boussole pour naviguer dans le monde, y compris celui des affaires.

J’ai toujours été frappé par l’ambiguïté qu’entretient notre culture occidentale avec l’intuition. Cette conseillère intérieure est par essence suspecte parce qu’elle informe directement nos comportements, sans dévoiler ses raisons. De fait, elle est souvent renvoyée à sa condition primale : un instinct dont il vaut mieux se méfier.

Notre culture scientifique la considère d’ailleurs comme une source de biais cognitifs. Le prix Nobel Daniel Kahneman parle des biais du système 1 de notre cerveau, celui qui gère nos automatismes et nos émotions, et que la rationalité du système 2 se chargera de corriger. Au mieux donc l’intuition est associée au domaine de l’empathie, au pire elle relèverait de l’ésotérisme.

Dans le monde des affaires, pourtant lui aussi bercé de rationalité, l’intuition reste paradoxalement au cœur des modes de décisions. Jeff Bezos, le patron d’Amazon, confiait ainsi : « Toutes les meilleures décisions que j’ai prises dans les affaires et dans la vie l’ont été avec le cœur, l’intuition, les tripes… pas avec l’analyse. Si vous pouvez prendre une décision à l’aide d’une analyse très bien. Mais il s’avère dans la vie que vos décisions les plus importantes sont toujours prises avec l’instinct et l’intuition, le goût, le cœur. »

Après cinq années d’aventure entrepreneuriale en Asie, j’ai pu constater combien l’intuition y est aussi un moteur pour les leaders et les investisseurs. De Shanghai à Bangkok, en passant par Singapour, le regard porté sur elle y est radicalement différent de celui de l’Occident. Héritage des traditions spirituelles bouddhistes et taoïstes, la voie du cœur, ou l’illumination intérieure, y est considérée comme un précieux guide pour naviguer dans le monde. Plus généralement l’intuition est vue comme une sagesse qu’il faut cultiver, afin de s’adapter au changement permanent.

Neil Shen Nanpeng, le fondateur de Sequoia Capital et de C-trip.com, l’un des entrepreneurs les plus influents en Chine raconte ainsi : «Je prends souvent mes décisions d’investissements sur la base de mes intuitions. Particulièrement dans des environnements complexes : le rapport de 200 pages de modélisations est souvent moins utile que le choix du cœur et la vision qui en résulte. Dormez bien, vous prendrez de meilleures décisions le jour qui suit ».

Un mode alternatif d’intelligence du monde

Contraints par des ressources limitées, guidés par leur instinct de survie, entrepreneurs d’Orient et d’Occident s’accordent ainsi à faire de l’intuition un levier de performance. Parce que c’est un mode de décision rapide et économe, elle aide à rester agile dans un environnement incertain. Elle permet de sentir le danger, ou de prendre des positions avantageuses. Les entrepreneurs chinois ont, par exemple, théorisé le Feng-Kou les vents arrière qui portent vers la fortune. Selon le fondateur de Xiaomi (entreprise de fabrication de produits électroniques), Lei-Jun, « en se glissant dans un Feng-Kou, même un cochon peut voler, si le vent est assez fort. »

En Occident, le leader cherche souvent à soumettre son environnement à son plan et à sa vision : c’est une approche déterministe de la stratégie, au sein de laquelle les résultats futurs dépendent de l’analyse du passé. En Asie, la manière d’appréhender le réel est plus holistique, intuitive et opportuniste. L’entrepreneur s’adapte aux circonstances. Il voit un obstacle comme une opportunité plutôt que comme un écart à la stratégie.

Fin observateur des forces en présence, il profitera d’appuis naturels pour avancer prudemment : il « traversera la rivière pas-à-pas, en sentant les pierres sous ses pieds », selon l’expression de Deng Xiaoping.

Quand le monde occidental glorifie le raisonnement causal, la logique et l’analyse des données, l’Asie, elle, donne une place prépondérante à la donnée sensible : une donnée captée par le corps interconnecté à son milieu. C’est par une présence attentive au sein de son environnement physique et social que l’entrepreneur nourrit son intuition : en observant ses clients et ses partenaires économiques. L’intuition surgit quand notre intelligence organique (traitée par le corps) décide d’informer l’intelligence symbolique – traitée par la raison : l’Eureka d’Archimède n’est-il pas apparu dans son bain ? Vous noterez que je parle du corps et non pas uniquement du cerveau, car la décision engage autant nos sens, nos tripes et nos muscles dans la mesure où elle est une préparation à l’action, comme le rappelle Alain Berthoz (La Décision, chez Odile Jacob). Les connexions qui s’établissent entre ces deux intelligences donnent alors du sens aux situations et nous guident vers l’action.

La science et nos limites cognitives

Héritières de Descartes, les sciences dures occidentales ont inspiré nombre d’outils et de méthodes pour améliorer la performance des entreprises. L’intelligence artificielle (IA) vient aujourd’hui rejoindre cette longue liste. Mais paradoxalement les sciences de l’intelligence organique n’ont pas donné lieu aux mêmes développements. Les travaux de Gary Klein sur l’intuition des experts, et de Gerd Gigerenzer sur la puissance des heuristiques ont pourtant été popularisés par le livre Blink de Malcolm Gladwell. Mais ils n’ont pas trouvé d’écho majeur dans l’entreprise au-delà des stages de méditation (ou « mindfulness »).

En revanche, la chasse aux biais cognitifs, insistant sur les limites de l’intuition, a envahi la plupart des formations en management. Lutter contre nos imperfections semble être plus conforme à notre idéal de rationalité occidentale. En faisant de nous des êtres irrationnels mais prédictibles, nous sauvons notre rationalité des pièges de l’intuition.

Daniel Kahneman disait lui-même dans une interview « Il est évident que les êtres humains sont limités. Mais ils sont aussi assez merveilleux. En écrivant ‘Thinking, Fast and Slow’, j’essayais vraiment de parler des merveilles de la pensée intuitive, et pas seulement de ses défauts – mais les défauts sont plus amusants, donc nous y prêtons plus d’attention. »

Pourtant, au regard de l’évolution, ce qui ressemblait à des biais individuels s’avère, en fait, conférer un avantage à l’échelle des populations. Nous serions donc optimalement irrationnels – comme le défend le Lionel Page, même si tout cela est régi par des processus inconscients. Et c’est une bonne nouvelle car il n’y aurait pas d’entrepreneurs sans biais de sur-confiance, par exemple. L’erreur, le hasard et la curiosité sont aussi à l’origine de bien des inventions : de la tarte tatin au post-it, en passant par la pénicilline.

Revenir au corps : l’intelligence organique

Les travaux en matière d’IA et de robotique ont révélé aux scientifiques que notre corps résout des problèmes éminemment complexes, comme attraper une balle, nourrir un bébé ou faire du vélo. L’organisme, avec peu de données d’apprentissage, guide nos comportements sans que nous ne sachions comment. Dans le cas des comportements experts – comme celui de l’artisan, du sportif, ou du personnel médical – c’est la pratique quotidienne qui génère un savoir implicite. Inscrite dans le corps, cette connaissance est mobilisable instantanément par l’expert quand les circonstances le nécessitent.

C’est ce qui fait dire à certains chercheurs en intelligence artificielle, qu’à défaut de corps sensible, il est peu probable que l’IA développe une intelligence générale, capable de naviguer dans le monde de manière autonome. Entraîner l’IA avec quantité de données symboliques l’enferme paradoxalement dans une bulle rationnelle. L’intuition, elle, se nourrit de données sensorielles et fait appel à un traitement d’une autre nature : l’odeur, l’intonation, le regard ou la posture sont autant d’indices pour lire nos semblables, par exemple. Et que l’IA s’avère coûteuse en données d’apprentissage, l’intelligence organique reste, elle, économe et toujours accessible !

L’IA nous détournera-t-elle de notre propre talent ?

L’IA n’est autre que la mutualisation de toutes nos rationalités : un entrepôt géant de savoir humain et de langages combinables à façon. L’art de la questionner et d’industrialiser ses réponses promet ainsi d’énormes gains de productivité. Mais en même temps I‘IA met en danger certains de nos métiers. Pour cette raison, il semble urgent de se réapproprier notre intelligence organique qui fait notre spécificité. C’est elle qui donne à notre corps la capacité de comprendre des situations sans poser de questions, et de décider d’agir sans savoir dire pourquoi.

L’intuition surgit en effet quand l’intelligence du corps et des émotions donne des prescriptions à notre intelligence symbolique : celle du langage et du calcul. La technologie vient en relais : elle permet d’augmenter nos performances en externalisant nos fonctions cognitives : du petit caillou au GPS, du boulier au super calculateur. Mais si l’IA vient aujourd’hui s’ajouter à la liste de nos outils, l’intuition reste toujours un trésor d’inspiration. Et ce n’est pas un hasard si entrepreneurs, savants ou artistes s’accordent sur son rôle éminemment fécond : elle est au cœur de toutes nos productions humaines.

Malheureusement, l’IA donne l’illusion que tout le savoir serait accessible par le texte, alors que « notre corps sait plus qu’il n’est capable de dire » (Michel Polanyi). Oublier l’intuition, c’est se priver d’une source essentielle de savoir implicite et de créativité. Se la réapproprier nécessite de s’engager dans la collecte de données sensibles, celles auxquelles l’IA n’a aujourd’hui pas accès. Cet effort d’immersion du corps sur le terrain de l’action est malheureusement aujourd’hui contrarié dans l’entreprise. La virtualisation du travail, et l’obsession pour la data digitale, éloignent de plus en plus les managers de l’expérience physique.

Redonner du poids à l’expérience physique

Il faut commencer par redonner une place significative à l’expérience physique et sensorielle dans la pratique des affaires, c’est un premier pas pour ne pas terminer hors-sol. Mobiliser à la fois son intelligence organique et symbolique, c’est aussi une façon de marcher sur deux jambes : que ce soit pour la relation client, le management ou l’innovation. Aujourd’hui en Occident, la jambe analytique apparaît hypertrophiée, pour reprendre la métaphore de Ian Mc Gilchrist à propos des hémisphères de notre cerveau, dans son livre « Le maître et son émissaire ».

Il faut aussi revenir au sensible : l’idée n’est pas nouvelle. Déjà au 20e siècle, Jesse Livermore, un investisseur américain réputé pour son talent, avait pour habitude de fréquenter les bars autour de la bourse pour sentir l’humeur des autres investisseurs et choisir ses options. Au 21esiècle, François Dalle, qui a été P-DG de l’Oréal pendant près de trois décennies (1957 à 1984), prêchait toujours auprès de ses équipes que le progrès se flaire dans les endroits où se consomment les choses, dans les foyers, les salons, les magazines, mais aussi dans les usines, plutôt que dans la caverne aux ordinateurs.

Saurons nous sortir de cette caverne et aller au contact grâce au temps gagné par l’intelligence artificielle ? La science nous inspirera-t-elle des méthodes pour augmenter notre intuition créative, en la combinant avec l’IA ? L’ethnographie, l’éthologie ou les sciences du vivant seront-elles les prochaines ressources ? Une chose est sûre : c’est du mariage entre intuition et technologie qu’émergeront les innovations les plus prometteuses. Et ce témoignage de Steeve Jobs nous rappelle à ce titre qu’un détour par l’Asie peut provoquer ce déclic : « Revenir en Amérique a été, pour moi, un choc culturel bien plus grand que d’aller en Inde. Les habitants de la campagne indienne n’utilisent pas leur intellect comme nous le faisons. Ils utilisent plutôt leur intuition, et celle-ci est bien plus développée que dans le reste du monde. L’intuition est une chose très puissante, plus puissante que l’intellect, à mon avis. Cela a eu un impact important sur mon travail. »

 

admin
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