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L’économie de la connaissance risque-t-elle d’être ubérisée ?

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Les plateformes de travail indépendant semblent gagner du terrain dans le domaine des activités à fort niveau d’expertise.

Qu’il s’agisse de se faire livrer un repas ou de se faire conduire dans les rues des grandes agglomérations, les plateformes de travail indépendant se sont installées dans nos vies, rendant banale l’idée d’un travailleur à la fois techniquement assujetti à une entreprise mais juridiquement autonome. Certains parlent d’ « ubérisation de l’économie » pour désigner ce mouvement de substitution progressive du management et du salariat par les algorithmes et l’autoentrepreneuriat ; mais cette mutation, jusqu’ici partielle, est-elle généralisable ? Peut-on imaginer, demain, un hôpital, une centrale nucléaire, un laboratoire de recherche, une compagnie aérienne, fonctionner à la manière d’Uber pour recruter et gérer sa main-d’œuvre et pour organiser le travail ? En d’autres termes, sommes-nous à l’aube d’une révolution du travail d’une ampleur comparable à ce que fût, à la fin du XIXe siècle, l’invention du contrat de travail et du management moderne ?

A l’heure où de vifs débats qui animent le Parlement européen autour de la directive sur le statut des travailleurs des plateformes, cette question mérite toute notre attention.

Feu de paille ou nouvel horizon ?

Plusieurs auteurs, comme l’économiste américain Gérald F. Davis (« The Vanishing American Corporation: Navigating the Hazards of a New Economy »), confortés par les nombreuses études mettant en évidence le poids croissant du travail indépendant dans l’économie, annoncent ainsi la fin prochaine de l’entreprise managériale et du salariat, rendus obsolètes par le développement des nouvelles technologies, mais aussi par les aspirations de nouvelles générations de travailleurs à plus de liberté, de nomadisme, de flexibilité.

A l’inverse, d’autres chercheurs (comme Peter Fleming avec l’article « On why Uber has not taken over the world ») voient en l’ubérisation un feu de paille. Ils mettent en avant la difficulté des plateformes à être financièrement rentables dans la durée, mais aussi les contestations suscitées par le modèle. Les pressions – juridiques, politiques, syndicales – se font en effet de plus en plus fortes pour faire revenir les plateformes dans le giron du régime salarial, et donc dans le cadre de l’entreprise managériale, notamment dans le but de lutter contre la précarisation du travail et l’évitement des cotisations sociales. La multiplication des batailles juridiques autour du « lien de subordination » des travailleurs en atteste. Afin de dépasser ces deux scénarios radicalement opposés, il paraît intéressant de penser l’avenir des plateformes de travail indépendant en distinguant différents types de métiers ou de secteurs d’activité.

Montée en gamme

Jusqu’ici, le recours aux plateformes algorithmiques avait surtout concerné les métiers du transport ou de la livraison, donc des domaines de services peu qualifiés. Cela explique qu’on ait pu parler de « gig economy », soit « d’économie des petits boulots », ou encore que les plateformes aient pu être présentées comme un instrument supplémentaire de la polarisation du marché du travail entre métiers qualifiés et protégés, et métiers peu qualifiés et précarisés. Les dernières années ont toutefois vu le déploiement de plateformes d’indépendants sur des activités qui rendent concevable une nouvelle étape de l’ubérisation, vers l’économie dite « de la connaissance ». Le secteur du conseil est l’un des exemples les plus éloquents de ce mouvement de « montée en gamme » vers des activités mobilisant davantage d’expertise : on a ainsi vu apparaître des plateformes telles que Eden McCallum, Business Talent Group, ou NC Partners, dont le modèle d’affaires consiste à mettre en relation des clients et des professionnels du conseil à même de répondre à leurs besoins.

Mais ce mode d’organisation est-il soutenable pour des activités de cette nature, c’est-à-dire supposant la mobilisation d’expertises poussées pour résoudre des problèmes complexes ?

Certains courants de recherche, en particulier celui des « théories de la firme fondées sur les connaissances », affirment précisément que l’entreprise, hiérarchique, salariale, tire sa raison d’exister de sa capacité à se montrer plus efficace que le marché là où l’activité requiert un haut niveau d’intégration, de création et/ou de conservation de connaissances. Dit autrement, la littérature académique prédit que là où la performance suppose la maîtrise de savoirs complexes, socialement distribués, innovants, le recours au salariat et au travail organisateur des managers s’impose.

Vers une hybridation croissante

Sur la base de ce raisonnement, l’implantation des plateformes de travailleurs indépendants dans des secteurs de plus en plus « intensifs en connaissances » constitue une anomalie. Et pourtant, celle-ci paraît bel et bien se poursuivre. Pour expliquer cette contradiction apparente, nous pouvons considérer que, puisque les organisations peuvent s’adapter aux obstacles rencontrés, alors les plateformes de travail indépendant sont susceptibles de surmonter les limites cognitives inhérentes à leur mode de fonctionnement, en adoptant certains mécanismes de fonctionnement propres à la firme managériale. On peut alors s’attendre à une hybridation croissante entre plateformes et firmes classiques, que l’on avait jusqu’ici tendance à opposer.

Certaines mutations récentes des plateformes peuvent être interprétées comme des prémisses de cette hybridation : le renforcement des processus de sélection ; l’introduction de mécanismes de fidélisation des travailleurs ; ou encore l’organisation de communautés de pratique entre pairs. Ces quelques exemples semblent témoigner d’une adaptation des plateformes à un environnement plus complexe, par l’incorporation de mécanismes inhérents au fonctionnement des entreprises traditionnelles. En parallèle, les structures traditionnelles peuvent, elles aussi, trouver des avantages au développement de ces plateformes en s’adossant à elles, par exemple, pour compléter leur capacité d’intervention par des profils seniors, ou détenant certaines compétences spécifiques.

Des limites subsistent

Plusieurs limites subsistent néanmoins au développement des plateformes, malgré ces capacités d’hybridation et de collaboration avec les structures traditionnelles. Dans des pays comme la France, le salariat reste une institution structurante de la société, autour d’un principe de mutualisation du risque (et de protection sociale au sens large).

Dans le cas spécifique du conseil, les structures formées par les cabinets traditionnels ont par ailleurs un rôle formateur important pour les jeunes consultants récemment diplômés, qui auraient du mal à faire valoir un niveau de compétences suffisant pour démarrer leur activité en tant qu’indépendants. Comme pour l’internat en médecine, la voie hiérarchique et le compagnonnage restent des vecteurs puissants de la montée en compétences. Les deux années marquées par la Covid et ses périodes de confinement ont d’ailleurs démontré l’importance du rôle socialisateur du travail, pour lequel les structures traditionnelles gardent un avantage sur les plateformes, même si le développement du télétravail dans les entreprises classiques n’est pas sans soulever de nouveaux problèmes sur ce point.

A n’en pas douter, l’avenir des plateformes et leur capacité à œuvrer dans des champs plus larges, notamment en développant leur soutenabilité en matière de gestion des connaissances, vont être scrutés de près… et donneront lieu à d’âpres discussions entre pouvoirs publics, acteurs économiques et corps intermédiaires, compte tenu des enjeux sociétaux et économiques. Ces débats sont d’ailleurs plus larges et appellent – de façon plus générale – à la meilleure intégration de tout un écosystème d’acteurs, parmi lesquels les clients et usagers, dans la conception des produits et services. La plateforme s’étend désormais même aux Etats, avec l’apparition du concept dans l’essai de Tim O’Reilly, « Government as a Plateform », en 2011, repris en France par Henri Verdier et Nicolas Colin en 2015 dans « L’Age de la multitude : Entreprendre et gouverner après la révolution numérique ».

Il importera également de surveiller, en parallèle, la façon dont l’entreprise traditionnelle est appelée à évoluer afin d’endiguer l’hémorragie vers les plateformes d’indépendants, déjà en cours notamment dans des secteurs comme ceux de la data ou de l’informatique.

 

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