Face aux mutations sociétales et environnementales, l’entreprise se réinvente et dépasse son rôle purement économique pour s’engager dans une nouvelle ère de responsabilité et d’éthique.
Longtemps, les sciences de gestion, axées sur la recherche du profit et la maximisation de la valeur actionnariale, ont accordé peu d’attention aux questions de l’impact sociétal des entreprises. Cette approche centrée sur le profit a dominé la pensée managériale, reléguant au second plan les répercussions des activités économiques sur la société et l’environnement.
Cependant, une nouvelle approche de la justice a émergé en philosophie, notamment grâce aux travaux de John Rawls. S’inspirant des théories du contrat social de penseurs tels qu’Emmanuel Kant, John Locke et Jean-Jacques Rousseau, le philosophe américain propose une vision renouvelée de la justice qui concilie à la fois la liberté, incluant la liberté d’entreprendre, et le principe d’équité. Ce principe reconnaît l’existence des différences et des inégalités économiques, sous réserve qu’elles profitent aux plus désavantagés (« Une théorie de la justice », de John Rawls, Harvard University Press, 1971).
Depuis plus d’un demi-siècle, la pensée de John Rawls, qu’elle soit soutenue ou critiquée, imprègne la philosophie économique (notamment dans « L’idée de justice », de Amartya Sen, Champs, 2010). À partir des années 1970, se développe l’idée que l’entreprise a aussi un rôle autre que purement financier dans son environnement et donc un impact au-delà de l’économie.
En 1984, le philosophe américain R. Edward Freeman pose les bases de la « théorie des parties prenantes ». Il les définit comme « tout groupe ou individu susceptible d’influencer ou d’être influencé par la réalisation des objectifs de l’entreprise » (« A Stakeholder Approach to Strategic Management », Pitman, 1984).
- Edward Freeman ne choisit pas le terme anglo-saxon « stakeholders » par hasard. En l’opposant aux « stockholders » (actionnaires), il propose une nouvelle conception de l’entreprise. Sa vision s’éloigne de la recherche du profit maximal pour les actionnaires et met l’accent sur la satisfaction des besoins de l’ensemble des parties prenantes(« RSE et théorie des parties prenantes : les impasses du contrat», de Didier Cazal, Maison des Sciences de l’Homme, 2011).
- Edward Freeman propose d’étendre les interactions de l’entreprise au-delà de ses seuls actionnaires. Il encourage l’entreprise à élargir son champ d’action et à s’engager auprès d’un spectre élargi de parties prenantes. Son engagement s’étendrait aux acteurs directement identifiés par la matrice de Porter— outil d’analyse stratégique qui recense les 5 forces influençant la compétitivité d’un secteur (le pouvoir de négociation des clients, le pouvoir de négociation des fournisseurs, la menace des nouveaux entrants, la menace des produits de substitution, l’intensité de la concurrence).
Le philosophe encourage ainsi l’entreprise à tisser des liens avec des fournisseurs et des clients identifiés via le modèle des « cinq forces de Porter », tout en préconisant aussi d’aller au-delà et de s’adresser aux employés, aux pouvoirs publics, aux médias et aux organisations locales.
L’entreprise tisse des liens étroits avec ses parties prenantes. Ces relations éclairent ses stratégies de développement et lui permettent de mieux comprendre l’environnement dans lequel elle évolue. Les recherches en sciences humaines sur la théorie des parties prenantes nous éclairent sur l’évolution perçue de leurs rapports avec l’entreprise : cette relation est fortement soumise à des conceptions économiques, politiques et sociales, qui évoluent dans le temps.
La littérature de référence sur la théorie des parties prenantes est majoritairement nord-américaine et nous révèle ainsi des spécificités propres à la culture américaine : la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) moderne y prendrait ses racines à la fin du XIXème siècle, reposant sur des valeurs imprégnées de religion et de libéralisme. Le « self made man » du rêve américain est incité à redistribuer une part de sa richesse dans des actions philanthropiques.
Ce type de prise d’initiative est d’autant plus valorisé dans un contexte de défiance envers l’Etat. Peu de contraintes légales ou réglementaires sont imposées aux entreprises américaines concernant leur engagement RSE : elles ont une large marge de manœuvre sur leur choix d’allocation (on non) de ressources à des projets non lucratifs.
Le rapport des entreprises françaises à l’engagement sociétal est radicalement différent, puisque jusqu’aux chocs pétroliers des années 1970, « l’Etat Providence » constituait un fondement de la société. Dans la définition de ce modèle social, l’Etat a la charge, grâce aux impôts, aux prélèvements sociaux et diverses taxes, d’apporter un service public accessible à ses citoyens en termes d’éducation, de santé, de transport, etc. C’est suite à la « crise de l’Etat Providence », décrite par l’historien et sociologue Pierre Rosanvallon en 1981, que l’engagement du secteur privé dans des actions responsables s’est petit à petit développé dans l’Hexagone.
RSE, ESG, ODD : au milieu des acronymes, une révolution copernicienne pour les entreprises
A cette prise de recul, s’est ajouté au début du XXIè siècle une prise de consciences renforcée des enjeux environnementaux, mais aussi du développement de l’ensemble des régions du monde — nourrie par l’adoption des Objectifs du Développement Durable (ODD).
L’intégration des enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans les activités et les relations que les entreprises entretiennent avec leurs parties prenantes est devenue déterminante pour leur pérennité, en France comme à l’international. Ces questions sont désormais essentielles dans l’analyse d’une entreprise par les investisseurs, et contribuent de facto à la création de valeur ajoutée pour les entreprises elles-mêmes. En ce sens, l’élaboration de cadres normatifs, qu’ils soient recommandés par des groupes de travail volontaires ou imposés par les États et les autorités régulatrices nationales et supranationales, a permis de normaliser l’approche des critères ESG.
L’OCDE, par le biais de ses 30 pays membres, s’est positionnée comme pionnière en la matière en adoptant ses « principes directeurs » pour les multinationales. Ces principes, en vigueur depuis 1976 et révisés en 2011, constituent un ensemble de recommandations non contraignantes adressées aux entreprises. Ils couvrent un large éventail de domaines cruciaux, tels que le respect des droits de l’homme, les pratiques d’emploi responsables, la protection de l’environnement et la lutte contre la corruption (« Les principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales », 2011).
Trois objectifs majeurs guident ces principes directeurs :
- Encourager les entreprises à accroître leur contribution au développement durable ;
- Contribuer à l’instauration d’un environnement favorable à l’investissement ;
- Renforcer la confiance entre les entreprises et les sociétés au sein desquelles elles exercent leurs activités.
Loin d’être redondants, les principes directeurs de l’OCDE s’inscrivent en synergie avec les initiatives réglementaires de l’Union Européenne. En effet, ces dernières années, l’institution a mis en place divers cadres réglementaires applicables à l’ensemble de ses États membres et aux entreprises opérant sur son territoire.
Ces cadres reposent sur trois piliers principaux :
- Le Plan d’action pour la finance durable(2018) : Ce plan vise à promouvoir les investissements durables en encourageant les acteurs financiers à intégrer des critères ESG dans leurs décisions d’investissement.
- Le Pacte Vert pour l’Europe(2019) : Ce pacte a pour objectif de rendre l’Europe climatiquement neutre d’ici 2050. Il englobe une multitude de mesures et d’objectifs visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre, à promouvoir les énergies renouvelables et à améliorer l’efficacité énergétique.
- La taxonomie de l’UE: Établie en 2020 par l’UE, cette classification permet d’identifier les activités économiques contribuant positivement à l’environnement. Son objectif est d’orienter les investissements vers des activités vertes. La taxonomie est actuellement en cours de révision, afin d’intégrer les activités relatives au gaz et au nucléaire.
L’Union Européenne nourrit de grandes ambitions pour son plan ESG à l’égard des entreprises opérant sur son territoire. Si, dans un premier temps, ces innovations réglementaires se concentrent sur les grandes entreprises européennes de plus de 500 employés, elles concerneront à terme l’ensemble du tissu entrepreneurial, y compris les PME non-européennes cotées sur les marchés réglementés européens et les filiales européennes d’entreprises internationales. En effet, depuis 2023, la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) élargit l’obligation de reporting RSE extra-financier aux PME cotées en bourse et aux grandes entreprises de 250 employés, qu’elles soient cotées ou non.
Parallèlement, les entreprises françaises bénéficient d’un accompagnement national de la part de l’État français. En effet, elles peuvent se référer à des initiatives gouvernementales telles que l’outil d’anticipation « Impact.gouv ». Cet outil leur permet d’évaluer leur impact environnemental et social et d’anticiper les nouvelles réglementations européennes. Ce cadre offre aux entreprises la possibilité de prendre de l’avance sur les enjeux ESG, notamment en se préparant aux restrictions ou aux mesures imposées dans d’autres pays à fort potentiel pour leurs activités.
L’éthique pour l’action au-delà du juger : les frontières de l’entreprise s’estompent
L’adoption d’une approche éthique par l’entreprise représente une étape supplémentaire cruciale, orientée vers l’action. L’éthique permet de dépasser le simple respect des réglementations, des lois, des normes (telles que l’ISO 26000), des principes sectoriels (déontologie), des obligations de suivi, de transparence et de traçabilité, qui constituent l’ensemble du « juger ».
L’éthique dépasse également les reportings environnementaux et sociaux, les publications (rapports RSE / ESG, Global Reporting Initiative, Climate Disclosure Standards Board, suivi des ODD…) et la communication sur les actions menées, qui relèvent de la dimension du « justifier ». Elle permet d’agir et d’aller dans le « faire ». Elle nous pousse à aller au-delà du droit et de la conformité pour embrasser l’action concrète et la réflexion (« Le temps de la responsabilité – Entretien sur l’éthique », de François Guiraud et Frédéric Lenoir, A. Fayard, 2013).
La réflexion permet de conceptualiser la place de l’entreprise au-delà de sa simple fonction économique. Elle permet de développer le concept de raison d’être des entreprises, illustré par l’émergence des entreprises à mission. Ces dernières se distinguent par la nécessité de définir clairement leur mission, de l’inscrire dans leurs statuts et de prendre des engagements concrets, notamment en matière sociétale et environnementale.
En adoptant cette approche, les entreprises peuvent ainsi s’inscrire dans une démarche similaire à celle des associations, traditionnellement définies comme des organisations à but non lucratif (« non profit ») centrées sur une cause précise, en opposition aux organisations à but lucratif (« for profit ») uniquement axées sur la rémunération actionnariale.
Ainsi se développe de plus en plus une nouvelle approche managériale, « par la cause », qui vient s’ajouter à l’approche financière pure. Cette nouvelle approche, applicable à divers secteurs et à des entreprises de toutes tailles, encourage finalement les organisations à se positionner comme des acteurs engagés au service d’une cause plus large que le simple profit (« Social Business: Turning Aside from Theoretical Concept? », de Arafatur Rahaman, S. M. Ariful Islam et Masroor Saad Khan, International Journal of Management Sciences and Business Research, Jan-2018 / « Collaborative capabilities of cause-based social entrepreneurship alliance of firms », de Lamin B. Ceesay, Cecilia Rossignoli et Raj V. Mahto, Journal of Small Business and Enterprise Development, décembre 2021).
L’adoption d’une approche éthique tend aussi à faire bouger les frontières de l’entreprise. Cette dernière intègre de plus en plus sa place et son rôle au sein d’un écosystème élargi de parties prenantes, allant bien au-delà de sa simple activité économique.
Cette démarche vise notamment à attirer de jeunes talents, plus sensibles que leurs ainés à ces questions. Cependant, il est crucial d’aller au-delà du simple effet d’annonce et de soutenir concrètement les contributions effectives. Le renforcement des initiatives en faveur de l’inclusion des personnes en situation de handicap, ainsi que le développement de programmes de coaching pour les jeunes, y compris ceux issus de cursus moins élitistes, s’inscrivent dans ces logiques.
Par Jean-Michel Huet
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