Qu’est-ce qu’un bon dirigeant ? C’est un dirigeant qui privilégie la coopération à l’exercice du pouvoir sans contre-pouvoir.
Les entreprises ont besoin d’un leadership efficace. Il est généralement incarné par le CEO et les principaux codirigeants. Il s’exprime aussi par les décisions du comité de direction et se mesure par les résultats réels et perçus, en cohérence avec les objectifs et les valeurs de l’entreprise. Autant l’effet d’entraînement du leadership est à l’évidence nécessaire et positif pour le succès de l’entreprise, autant ses effets négatifs peuvent s’avérer destructeurs. La dualité humaine, faite d’altruisme et de combat comme chez tous les êtres vivants, concerne aussi les leaders. Les dirigeants peuvent se montrer extraordinairement importants à des moments clés de la vie de l’entreprise (négociations stratégiques, recrutements sensibles, changement de stratégie complexe, etc.) mais aussi négatifs à certaines occasions (guerre ouverte entre dirigeants, entêtement obsessionnel sur des sujets mineurs, abus de pouvoir vertical, micro-management, etc.).
Il est donc légitime de s’interroger sur les moyens de consolider un leadership qui peut occasionnellement présenter des risques de dérapage néfastes pour l’entreprise. Une des questions sur le « bon » leadership est celle de l’équilibre des qualités qu’on doit retrouver idéalement chez le leader. Un grand leader doit-il posséder toute la palette des qualités requises et le savoir-faire pour les mettre en oeuvre au bon moment ? Accepte-t-on qu’un leader exceptionnellement doué pour un attribut important (par exemple, la vision) soit par ailleurs sous-performant dans son relationnel avec ses codirigeants ?
Dans les faits, la personnalisation abusive du leadership est un des excès que l’on observe régulièrement. Elle se manifeste par un recours excessif du dirigeant à son propre jugement, en faisant trop peu appel aux capacités managériales des codirigeants (et celles d’autres talents dans l’entreprise). Cette concentration des processus mentaux – analyses, réflexions, échanges, mécanismes de décision – chez une seule personne peut dériver vers le « césarisme », c’est-à-dire l’exercice du pouvoir sans contre-pouvoir suffisant, à l’image de César et de bien d’autres dirigeants. Il faut donc trouver des solutions managériales qui permettent au dirigeant d’exprimer plus efficacement son leadership, tout en exploitant au mieux les contributions des codirigeants et en limitant les effets contre-productifs d’une personnalisation trop forte.
L’efficacité coopérative des animaux
La coopération entre dirigeants, inspirée par certains animaux sociaux, est une option. Dans le règne animal, un faible pourcentage d’espèces vit selon des modes sociaux très élaborés, comme les termites, les abeilles, les guêpes, les passereaux, les dauphins, les grands singes ou encore les éléphants. En réalité, seuls 2% des espèces animales vivantes observeraient une vie en groupe extrêmement structurée, selon le biologiste (qui a consacré le terme de biodiversité dès 1988) Edward Osborne Wilson, dans son ouvrage de référence, Sociobiology. Pourquoi s’y intéresser dans ce cas ? Pour y observer des relations sociales qui soient inspirantes pour le management.
Les modalités relationnelles des animaux sociaux se caractérisent par la prédominance du fait du groupe sur l’individu qui va jusqu’à un fonctionnement extrêmement efficace que les éthologues nomment « super organisme », c’est-à-dire des colonies d’animaux sociaux qui fonctionnent collectivement comme une unité intégrée. Les caractéristiques principales de ces groupes sont la division des tâches, la cohésion face aux menaces extérieures, la capacité adaptative face à des évolutions majeures de l’environnement et des flux de communication très élaborés entre les membres.
Ce niveau de performance sociale est dû aux bases génétiques des individus dont l’espèce s’est montrée très résiliente durant les temps longs de l’évolution. Pour autant, des traits culturels propres au groupe expliquent aussi ces comportements sociaux, en vertu des interactions intenses entre les membres qui produisent des patterns comportementaux distincts d’un groupe à l’autre (une forme de « culture »). Or, l’homme est lui aussi un animal social. Il vit selon des règles et des codes sociaux très prégnants, suivis par l’individu depuis sa naissance et tout au long de sa vie. Il a besoin de socialisation pendant sa maturation d’enfant et dans tous ses lieux de vie : famille, école, sport, entreprise, activités de loisirs, activités associatives,… Cette socialisation se combine avec l’auto-organisation de l’individu, c’est-à-dire un mécanisme mixte génétique/culturel qui le pousse à s’impliquer dans des tâches qui ont du sens pour lui, comme pour le groupe. La nature humaine prédispose l’individu à se soumettre à une autorité qu’il reconnaît plus haute que lui dans un groupe social. La psychologie sociale a ainsi montré que l’homme, « naturellement », reconnaît et respecte en général le pouvoir d’instances qu’il sait lui être « supérieures » (selon les normes sociales en vigueur).
Génétique contre culture sociale
Dans les entreprises, les décisions managériales s’exercent généralement de haut en bas par la mise en place de coordination, d’ordre et de règles dans les relations sociales. En sens inverse, les individus et les groupes constitués dans l’entreprise alimentent leur hiérarchie amont avec leurs travaux et leurs propositions. C’est un mode collaboratif essentiellement vertical. Selin Kesebir, professeure associée à la London Business School of Economics, a étudié les comportements de socialisation humaine en utilisant la perspective du super organisme animal. En réalité, ce qui différencie la nature des relations sociales entre les animaux et l’homme relève d’un gradient génétique/culture très contrasté : les comportements sociaux des animaux sont majoritairement issus de leur patrimoine génétique (génotype) tandis que les hommes adoptent des comportements davantage issus de leur culture sociale (phénotype). L’entreprise vue comme un super organisme est un exemple parfait d’« auto-organisation hiérarchique », c’est-à-dire un mélange intime et indissociable de stigmergie (un ensemble de réactions automatiques qu’exécutent des groupes d’insectes sociaux, aboutissant à une œuvre cohérente, et qui exige apparemment une étroite corrélation entre les actes) et de suivi des règles, une combinaison que l’on pourrait nommer « coopération multi-directionnelle ».
Le binôme managérial, un attelage durable et compétitif
Le problème est que le mode managérial coopératif multidirectionnel est rare dans l’entreprise. Tamsin Woolley-Barker, professeur de biologie à l’université d’Arizona, estime que 5% tout au plus des entreprises mettent en œuvre ce type de management. Même au niveau des dirigeants, une pratique vraiment coopérative est occasionnelle, peu institutionnalisée.
Il existe toutefois une forme intéressante de coopération entre dirigeants : le binôme managérial. Les binômes à la tête des entreprises connaissent généralement des succès spectaculaires, par exemple, en France, Dubrulé/Pélisson (Accor Hotels), Dehecq/Sautier (Sanofi) ou Rovira/Paluel-Marmont (Michel & Augustin). Le binôme est un mode coopératif, auto-organisé, qui procure des synergies spectaculaires en termes d’efficacité managériale. Les binômes trouvent leur propre équilibre dans un mode coopératif extrême, comme l’illustrent ces mots choisis des dirigeants précités : « Nous avons accepté une stricte égalité entre nous. Un équilibre total afin de ne pas donner prise à une prééminence de l’un sur l’autre » (Dubrulé/Pélisson) ; « Patron et coéquipier de toujours » (Dehecq à propos de Sautier) ; « Manager en tandem, c’est contre nature… chacun est maître dans son domaine » (De Rovira/Paluel-Marmont).
Les binômes prennent des formes très diverses, mais ils ont tous la propriété d’être des attelages durables, tout terrain et extrêmement compétitifs. Ils respectent la personnalité de chacun et créent des conditions de durabilité, d’adaptabilité et de performance exceptionnelles. Un bon binôme partage en permanence les informations managériales clés, il laisse une très grande marge de manœuvre individuelle et pense toujours à concilier les temps courts/longs et les niveaux de détail/profondeur dont chacun a besoin au sein du binôme pour prendre des décisions.
Six profils de dirigeants coopérateurs
Pour le CEO, la coopération avec les codirigeants est un très bon moyen de construire un comité de direction solide. Nos travaux de recherche dans l’univers des fondateurs-dirigeants de jeunes entreprises montrent que les CEO utilisent plusieurs moyens de socialisation pour créer et entretenir la cohésion au sein de leur comité. Ces différentes approches de socialisation managériale correspondent à six profils de CEO : l’imprégnateur, le percolateur, le chef d’orchestre, le contrôleur-régleur, l’humaniste attentif et le socialisateur, tous ayant besoin de coopérer efficacement avec leurs codirigeants.
Le CEO imprégnateur est attentif à l’empreinte, mécanisme biologique fondamental proposé par les éthologues et les sociobiologistes, qui lie définitivement les enfants aux parents. Il attache beaucoup d’importance aux flux qui circulent entre lui et les codirigeants – dans les deux sens – afin que les rapports interindividuels soient denses. C’est une façon pour lui de cultiver l’imprégnation initiale.
Le CEO percolateur veut que ses idées se diffusent, se transforment et irriguent l’ensemble de la société par l’intermédiaire de ses codirigeants. Il instille ses idées afin qu’elles fassent leur chemin, murissent, prennent de l’ampleur et deviennent des forces qui traversent l’ensemble de l’entreprise, à l’image des gouttes d’eau qui s’agrègent et forment des ruisselets de plus en plus importants.
Le CEO contrôleur-régleur contrôle la bonne mécanique de l’ensemble. Il a une connaissance approfondie de tous les rouages et sait diagnostiquer la provenance d’un dérèglement. Il a besoin de relations étroites avec les codirigeants et de systèmes de gestion et d’information qui lui font remonter les informations.
Le CEO socialisateur considère la socialisation comme une adjonction de forces, potentiellement synergiques, à ses propres énergies. Il envisage le comité de direction et l’entreprise comme des forces réunies dont il est le dirigeant au sens de celui qui indique la direction, canalise et permet l’expression du maximum de compétences.
Le CEO humaniste attentif s’intéresse à l’humain, aux capacités des individus de l’entreprise et de ceux qu’il recrute lui-même. Il concentre donc ses efforts sur des solutions qui permettent de tirer le meilleur parti de chacun : nouvelles formations, organisation du travail, créativité individuelle, potentiel humain, etc.
Le CEO chef d’orchestre correspond à une vision connue du dirigeant : celle fondée sur l’exercice d’un mandat qui lui est confié par et au nom des actionnaires de l’entreprise pour produire un résultat collectif. Il vise l’harmonie et la production d’un résultat collectif, à l’image du maestro à l’écoute du son individuel de l’instrument et du son collectif de l’orchestre.
S’inspirer du fonctionnement coopératif des animaux sociaux permet de mieux comprendre les modes de socialisation que les dirigeants peuvent adopter avec leurs codirigeants. Et de repérer ce qu’un leader peut faire dans diverses circonstances de management en matière de coopération. Les modes coopératifs, l’entreprise libérée et d’autres approches de déconcentration des pouvoirs visent à organiser le travail, y compris celui des dirigeants, selon d’autres principes que les systèmes hiérarchiques traditionnels. C’est une réflexion et une piste à ne pas écarter.
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