Les chances de succès d’un manager ne dépendent que de son arbitraire managérial, c’est-à-dire de l’autonomie réelle dont il dispose au quotidien.
En introduction de son dernier ouvrage, « On ne change pas les entreprises par décret », le sociologue des organisations François Dupuy constate que les entreprises « n’ont pas réussi à sortir du modèle taylorien d’organisation du travail. » Le brouhaha actuel autour du management, de ses soi-disant « innovations », « transformations » ou « révolutions » laissait pourtant penser que cette question était derrière nous.
Le désamour du manager
Néanmoins, vu de l’intérieur, collaborateurs et dirigeants ne s’y trompent pas : le métier de manager, mal compris dans ses mutations, traverse une période de désamour. Début 2020, une enquête de Michael Page soulignait que la proportion de sondés « certains de vouloir devenir manager » est divisée par deux entre les 18-29 ans (54%) et les plus de 49 ans (28%), comme si l’appétence pour le management diminuait avec les années de pratique de l’entreprise.
Faute de comprendre ce phénomène, la valeur organisationnelle du management ne risque-t-elle pas de se déliter ?
Derrière ce désamour se cache deux constats. Premièrement, la complexité du métier de manager est croissante. Historiquement, les managers étaient chargés d’un seul objectif univoque : la maîtrise de l’organisation dans un but de productivité. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, de multiples parties prenantes se sont mêlées à cette exigence de valeur et ont imposé au management un nombre croissant d’engagements. Citons parmi eux la charge du bien-être, voire de l’épanouissement des collaborateurs, l’amélioration continue de l’organisation, les démarches qualité, etc. Cette multiplicité de parties prenantes et d’objectifs se traduit, au quotidien, par autant d’injonctions paradoxales que les managers ne sont pas toujours en capacité de retourner à leur avantage. Il serait raisonnable de questionner les profits symboliques du titre de »manager » pour moins que ça…
Second constat : cette évolution du rôle de manager s’inscrit dans une évolution historique des entreprises en matière de finalités. Parties d’un modèle industrialiste construit autour de la seule rationalité économique, les entreprises sont passées à un modèle agrégeant à cette finalité économique des enjeux de sécurité, de développement durable et tout autre enjeu éthique ou sociétal défini par exemple dans la notion de « raison d’être » de l’entreprise. Pour les managers, cette seconde évolution se caractérise par la disparition du modèle unificateur et simplificateur de la compétitivité économique du siècle dernier. Etonnamment, il en résulte la perte d’une forme de morale externe, c’est-à-dire d’un critère d’évaluation légitimé au sein de leur environnement permettant de justifier au quotidien leurs actions et décisions.
Du désamour au divorce
La complexité sociologique née de ces deux évolutions est fascinante, car elle appelle à poursuivre la professionnalisation du métier de manager. Elle pourrait attirer de nombreux talents potentiels si elle était identifiée et abordée en tant que telle par les organisations. Hélas, dans les plaintes qui en ont découlé, les organisations n’ont entendu que les symptômes et les ont, faute de mieux, qualifiés de « désengagement », de « perte de sens » ou encore de « solitude du dirigeant ».
Faute de familiarité avec les sciences sociales, ces organisations restent démunies pour analyser les tenants et les aboutissants de ces évolutions. Elles n’auront donc pu, à travers leurs tentatives de réponses ciblées sur l’individu, que renforcer leur tendance quasi universelle à la personnification voire à la psychologisation du management. Dans ce monde fantasmé, les réussites et les échecs managériaux dépendent des caractéristiques intrinsèques des personnes et non des environnements organisés dans lesquels elles se trouvent. Mais ce monde est illusoire.
De l’arbitraire managérial
Cette complexité problématise en fait la notion d’arbitraire managérial. Par arbitraire managérial, nous entendons l’autonomie réelle dont dispose un manager dans son quotidien, au-delà de celle historiquement prescrite par la structure organisationnelle. Cet arbitraire est la résultante des marges de manœuvre qui lui sont formellement laissées, des relations de pouvoir qu’il détient (dans une perspective politique), et du capital symbolique dont il jouit comme ressource organisationnelle (dans une perspective de domination). L’intensité de cet arbitraire est un attribut d’un manager situé.
Dans des situations où l’arbitraire managérial est intense, le manager dimensionne les attentes collectives à l’aune des moyens à sa disposition. Il arbitre entre diverses finalités de l’entreprise. Il tranche les situations où il n’existe pas de »bonne réponse » objective. En un mot, il permet le vivre ensemble de son périmètre en l’affranchissant d’une complexité organisationnelle toujours croissante. Dans des organisations où il n’existe plus de bonne réponse objective et totalisante, l’arbitraire managérial est un réducteur de complexité. A l’inverse, dans des situations où l’arbitraire managérial est peu intense, les acteurs sont abandonnés à des organisations anomiques, voire absurdes. Les décisions à prendre apparaissent artificielles et donc illégitimes. L’action collective oscille entre conflictualisation, amorphie et cynisme, au gré des opportunités perçues par chaque acteur.
La question de cet arbitraire éclaire l’efficacité de chaque acte managérial. C’est l’arbitraire managérial qui module l’émergence d’une intentionnalité dans des sujets d’importance, comme celui d’un choix de stratégie surcontraint par les rationalités divergentes d’un conseil d’administration et d’un comité de direction. C’est ce même arbitraire qui fluidifie les sujets en apparence les plus anodins (qui prend quel bureau dans un nouvel open space ?). Dans chacune de ces situations, l’arbitraire managérial favorise l’émergence d’une décision jugée légitime, c’est-à-dire d’un arbitraire méconnu comme tel. L’arbitraire managérial offre au manager des leviers d’actions pour gouverner son périmètre au-delà des multiples rationalités en présence et de leurs forces relatives.
Les deux évolutions évoquées (multiplication des parties prenantes et multiplication des finalités) impactent directement cet arbitraire en le contraignant. Leurs conséquences ne peuvent être gommées par un quelconque développement de leadership ou autre « soft skills » centrés sur la personne du manager. Là où les managers se plaçaient auparavant dans une dualité d’enjeux stables entre direction et collaborateurs, ils se retrouvent dans des jeux d’alliances et de finalités instables entre de multiples parties prenantes. Leurs chances de succès ne dépendent que de leur arbitraire managérial. Penser avec l’arbitraire managérial permet de mettre fin au déni des contraintes organisationnelles vécues par les managers.
Penser avec l’arbitraire managérial
Changer de point de vue. Capitaliser sur l’arbitraire managérial suppose d’aller à contre-pente des modes managériales actuelles. C’est considérer la question des managers non plus comme une charge économique, donc dispensable, ou sous un angle personnifié donc psychologique, mais bien comme une problématique situationnelle, donc sociologique et non seulement technique.
Développer des compétences d’analyse organisationnelle. Pour être mis en pratique, un tel changement de mentalité doit se traduire par le développement de compétences en sociologie des organisations. Seule cette connaissance permettra une compréhension de l’organisation réelle, par opposition aux a priori personnifiés. Dans ce champ, les connaissances académiques sont disponibles, robustes et directement applicables aux contextes actuels des entreprises.
Construire les organisations autour de l’arbitraire managérial. Suivant ces deux prérequis (le management considéré dans une situation donnée et d’un point de vue sociologique), l’arbitraire managérial peut alors être utilisé selon deux axes :
– Encourager un exercice serein du management en favorisant l’intégration de cette notion dans l’ensemble des pratiques, des discours et des interactions managériales de l’entreprise. Les managers sauront s’en saisir pour expliciter les doubles contraintes subies (attentes contradictoires ou inadéquation entre attentes et moyens), et les négocier de façon à pouvoir exercer leur métier avec une intensité d’arbitraire managérial satisfaisante.
– Penser l’organisation à partir de cet arbitraire managérial (les possibilités concrètes d’actions des managers) et non pas à partir d’une dimension normative (les actions attendues des managers). Les directions générales et RH concevront alors des organisations avec des acteurs en capacité de diriger chacun leurs périmètres respectifs. En acceptant la complexité actuelle des organisations, l’arbitraire managérial rendra possible l’articulation des rationalités en présence. En sortant la pensée managériale de la pensée magique, ce renversement situationnel lui redonnera prise sur le réel.
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