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Apprendre en équipe face à l’incertitude : les leçons du sauvetage en haute montagne

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Quel style de leadership pour favoriser l’apprentissage collectif en incertitude ? L’expérience du sauvetage en haute montagne est inspirante.

Autrefois exceptionnelle, la complexité devient la norme. Une situation complexe est comparable à un puzzle composé de pièces qui se déplacent par elles-mêmes sur une table à quatre dimensions (table qui elle-même est un référentiel mouvant…). Ces pièces interagissent entre elles de manière non linéaire et imprévisible mettant en échec l’anticipation de la forme finale. La reconstitution émergente du puzzle n’est perçue qu’à postériori. Élever un enfant, ouvrir un marché à l’international, ou accompagner un comité de direction vers la haute performance collective sont de beaux exemples d’activités complexes. Si de nombreuses activités en entreprise restent aujourd’hui largement intelligibles et prédictibles, les managers considèrent cependant que la part « complexe » de leur activité augmente, ce qui accroît le sentiment d’incertitude.

Pour décider et agir en incertitude, une approche inspirée de l’effectuation est souvent adaptée. Si les directions d’entreprise communiquent encore sur des objectifs volontaristes ou des stratégies directionnelles, dans les faits, et au quotidien, l’humilité opérationnelle prévaut : les équipes sondent le réel, rassemblent et analysent les données, élaborent des hypothèses, expérimentent, et testent en boucle courte pour s’adapter par tâtonnement au réel et saisir les imprévisibles courants. Dès le XIXe siècle, le général Prussien Helmut von Moltke disait « qu’aucun plan ne survit à la rencontre avec l’ennemi » ; le champ de bataille était accepté comme un concentré de complexité et de surprises. Aujourd’hui, cette maxime concerne de plus en plus d’activités et les entreprises doivent s’équiper pour l’affronter.

Apprendre en continu pour comprendre et agir en incertitude

Paradoxalement, en environnement complexe, la croyance illusoire de maîtriser la situation s’avère plus périlleuse que la reconnaissance de son ignorance. Penser, par exemple, savoir comment ouvrir le marché chinois parce qu’on a ouvert le marché brésilien avec succès ouvre la porte à des déconvenues. Se dire « Je ne sais pas comment ouvrir le marché Chinois, et donc je vais parler à ceux ont de l’expérience pour mettre à jour mon logiciel de pensée et d’action » permet d’explorer et d’apprendre.

S’ouvrir à l’inconnu, interroger ses croyances et celles des autres, tester une hypothèse sans idées préconçues et mettre à jour les modes de prise de décision et les règles d’action sur la base des acquis de l’expérience concrète — la sienne et celle des autres — permet l’adaptation.

En entreprise, ce sont des groupes projet ou d’authentiques équipes — caractérisées par la complémentarité et l’interdépendance dans l’action et dans le résultat — qui identifient les problématiques, explorent des pistes, trouvent des solutions, et innovent. Et lorsque les équipes éprouvent un sentiment de vertige face à l’ambiguïté des situations illisibles et évolutives auxquelles elles font face, l’apprentissage qu’elles dérivent de leurs succès ou échecs est collectif.

Pensons à une équipe qui cherche la source d’un mystérieux défaut de fabrication ou à l’équipe interdisciplinaire qui développe un nouveau produit révolutionnaire. Sous peine de fragmenter les perceptions, de dissiper l’énergie et d’obérer la puissance collective, les membres de ces équipes communiquent constamment et apprennent ensemble et en situation.

L’apprentissage en équipe, une authentique compétence collective

L’expression « sortir de sa zone de confort pour apprendre » n’est pas une simple métaphore et l’apprentissage en équipe est un défi en soi. Si l’apprentissage individuel, qui implique de ressentir de l’inconfort devant sa méconnaissance dans une situation ou dans l’action, soulève des difficultés, apprendre en collectif, en présence de son manager ou de ses collègues, est une véritable performance. Il s’agit de faire un voyage collectif en territoire inconnu ce qui suscite d’importantes barrières cognitives et émotionnelles.

Apprendre en situation et en public c’est admettre implicitement que notre compréhension est limitée et que l’on ne maîtrise pas tout. Cette mise à nu peu valorisante peut générer le sentiment d’être incompétent ou inadapté. Le regard des autres se fait alors pesant, reconnaître sa vulnérabilité devient plus difficile, et partager une erreur, sans même parler d’en tirer un apprentissage, devient quasiment impossible. Apprendre au sein d’une équipe n’est pas une évidence. C’est même une véritable école, celle de l’humilité. Développer des équipes apprenantes est pourtant une source exceptionnelle de performance, notamment pour faire face avec efficacité aux situations ambiguës les plus complexes.

Ce type de situations sont précisément celles auxquelles sont confrontées quotidiennement les équipes du peloton de gendarmerie de haute montagne (PGHM), unité de secours basée à Chamonix dédiée à la haute montagne qui assure une astreinte H24, 365 jours par an. Avec 1 800 opérations de secours en 2023, Chamonix est la base de sauvetage en montagne la plus active au monde. Les équipes d’interventions sont contraintes d’apprivoiser la surprise et de faire de l’incertitude leur alliée. Que peut nous apprendre le PGHM ? Comment les équipes de secours, toujours en environnement extrême, développent-elles alors leurs capacités d’apprentissage pour s’adapter ? Deux questions taraudent le chef d’équipe : “Mon équipe est-elle adaptative ?” “Quel est mon rôle pour bâtir et soutenir une équipe apprenante ?”

Tranche de vie d’une équipe apprenante en action

14h07. Le 20 juillet 2020. Le PGHM reçoit une demande de sauvetage concernant deux alpinistes anglais bloqués à flanc du Mont-Blanc, à 4 700 mètres : l’un est inconscient, l’autre épuisé, mais indemne. Ils grimpent depuis cinq jours et ont connu plusieurs incidents, dont une chute en crevasse. La météo est mauvaise, de forts orages sont annoncés vers 21h30 et l’hélicoptère ne pourra pas aller au-delà du Dôme du Goûter, d’où il reste 3 à 4 heures d’ascension pour rejoindre les grimpeurs en détresse. L’opération semble quasi impossible.

À 14h10. L’équipe d’astreinte organise un tour de table que le chef de caravane anime pour obtenir une décision consensuelle. Le tour de parole est clair, concis et sans précipitation : l’horloge tourne, les options se réduisent inexorablement. Après avoir envisagé le renoncement, le schéma retenu collectivement est de s’engager dans cette opération pour tenter de ramener un seul des alpinistes, celui encore conscient. Un choix rare. Le deuxième alpiniste sera installé dans un bivouac : transporter une personne inconsciente sur une arête en plein orage semble trop risqué. Le schéma d’intervention arrêté, l’hélicoptère déposera quatre secouristes et le médecin sur le Dôme du Goûter à 4100 mètres puis, lors d’une seconde rotation, transportera une deuxième équipe avec du matériel plus lourd, notamment un caisson hyperbare et un traîneau de sauvetage, à l’abri Vallot à 4 300 mètres d’altitude, en soutien.

14h30. L’intervention démarre. La direction des opérations est tournante, assise sur l’expertise, elle se fonde sur le briefing initial et une visualisation collective des séquences. La phase aérienne est placée sous la direction du pilote, la phase terrestre sous celle du chef de caravane, la prise en charge de la victime sous la responsabilité du médecin. En bas, un officier assure la supervision et aide à l’anticipation en adoptant une posture de modération. À l’arrivée auprès des deux alpinistes, il apparaît impossible de transporter l’alpiniste inconscient. L’équipe lui administre de l’oxygène, le médecin injecte des médicaments puissants pour prévenir l’œdème de haute altitude.

18h53. Il est impératif de quitter les lieux avant 19h00 pour rallier l’abri Vallot avant l’orage annoncé à 21h30. Au moment de repartir avec l’alpiniste valide, le chef de caravane s’approche de l’alpiniste semi-conscient, pour lui expliquer qu’ils vont le protéger au mieux du froid dans un bivouac et qu’ils reviendront le lendemain après l’orage. Choix difficile, les yeux dans les yeux. Un moment douloureux et bouleversant. Mais la survie de l’équipe en dépend. A cet instant précis, l’alpiniste se redresse et marmonne « Let me try… ». Fred, le chef de caravane, vacille autour de la décision collective : faut-il tenter de sauver l’alpiniste en franchissant les lignes rouges placées avant d’engager l’action ?

Au PGHM, l’esprit de camaraderie est une règle supérieure. Impossible d’infliger au groupe une décision à impact vital sans son assentiment. Fred observe ses compagnons pour capter cette inclinaison du regard qui forme un assentiment ou une opposition. L’équipe est d’accord et modifie le schéma de décision initial. La caravane se met en mouvement, Fred transporte sur son dos l’alpiniste semi-conscient. Pas à pas, après des heures d’effort, la caravane de secours va rejoindre l’abri Vallot juste avant l’orage avec le soutien de la deuxième équipe venue en aide.

Le niveau de complexité et de risque était maximal : l’orage, la tempête, le risque de chute. Ce sauvetage se joue sur le fil. La décision est jugée à l’aune du résultat, 2 vies sont sauves. Pourtant, de retour à Chamonix le lendemain, l’ensemble de la séquence fera l’objet d’un retour d’expérience en équipe avec toujours cette question sans réponse : les décisions prises ont-elles été les plus justes pour garantir la sécurité des secouristes et optimiser les chances de survie des alpinistes ?

La contribution du leadership à l’apprentissage en équipe

Ce sauvetage est devenu une formation de type « serious game » pour mettre en lumière et questionner les modèles de décision d’équipes en développement. Joué en salle avec les chefs pilotes d’Air France, la simulation a, par exemple, été pour eux l’occasion d’identifier les singularités d’un leadership de l’incertitude : vivre avec le doute, réduire des égos, poser les limites d’engagement, anticiper un plan B, augmenter les marges de sécurité et accepter le renoncement… Ce cas leur aura aussi permis de comprendre comment devenir une équipe apprenante.

Comment les membres du PGHM expriment-ils leur leadership pour que l’équipe prenne les meilleures décisions, s’adapte à la situation et atteigne un objectif difficile en environnement risqué et évolutif ? Isolons trois phases — avant, pendant et après l’action — durant lesquelles le leader construit, accompagne et renforce la culture d’apprentissage de son équipe.

  1. Construire une équipe apprenante

Avant l’action, le leader développe un langage et une identité partagés au sein de l’unité, véritable écosystème de développement. La vision et les modes opératoires du PGHM sont ainsi constamment revisités à l’aune du résultat des missions et des entraînements. Le leader insiste sur la maîtrise des gestes techniques et la répétition en entraînement individuel et collectif de façon à aligner les modèles mentaux qui facilitent, dans l’action, la scénarisation et la compréhension partagées en économie de mots.

Les expertises complémentaires au sein des équipes — médecin, pilote, secouriste, chef de caravane — sont partagées et valorisées, illustrant l’interdépendance du collectif dans la réussite de la mission. La hiérarchie est assouplie pour libérer la parole, la faire tourner et créer des liens horizontaux à l’intérieur de l’équipe. L’exemplarité du chef, qui incarne avec constance les valeurs d’humilité, de compétence et de curiosité, que ce soit à l’entraînement, lors des moments de convivialité, ou sur une arête, crée un haut niveau de confiance au sein du groupe.

La sécurité psychologique qui en découle, c’est-à-dire cette faculté qu’ont les membres d’une équipe à prendre des risques interpersonnels, à poser des questions, à exprimer un point de vue divergent — constitue un atout collectif fondamental. Dans le feu de l’action, chacun exprime son analyse des risques et améliore la compréhension partagée de la situation. Concrètement, le chef distribue la parole et s’exprime en dernier. Cette posture basse se nourrit de questions et de réponses : « Comment vois-tu la situation ? Quels sont les risques principaux ? Quelle serait ton option ou ta recommandation ? ». En résumé, avant l’action, la posture du leader est moins verticale et s’adosse à un leadership partagé, réparti selon les expertises.

  1. Le leadership au service de l’équipe apprenante

Pendant l’action, les capacités individuelles et collectives sont pleinement mobilisées pour s’orienter le plus efficacement dans la situation qui se présente : de l’alerte initiale à la réception des premiers éléments, de la scénarisation à la mise en œuvre du sauvetage et au rapatriement, l’équipe du PGHM exprime un leadership facilitant l’adaptation. En voici deux illustrations.

Dans le déroulement de l’action, le pilote a la charge de la séquence transport, le médecin de l’intervention garantissant la meilleure prise en charge, etc. Le leadership est tournant pour permettre à l’opération d’être manœuvrée par le plus compétent au bon moment, les autres membres de l’équipe effectuant les gestes de soutien appropriés dans l’instant. Chacun s’adapte avec souplesse aux exigences de la situation et à un leadership qui fluctue selon les besoins de la mission. Cette culture d’un leadership distribué permet à l’équipe de mettre pleinement à profit les nouvelles informations que la situation révèle en continu.

Agissant toujours en situation complexe et singulière, les équipes du PGHM ont besoin d’appréhender avec précision les situations, d’identifier les options possibles, et de s’engager en conscience dans l’action. La collecte de l’avis des membres de l’équipe et la prise de décision collective sont des capacités indispensables à la réussite collective.

La construction d’un « consensus véritable » autour d’une orientation permet l’exhaustivité de l’analyse et un engagement sans arrière-pensées. Le choix de s’engager sera probablement imparfait, mais chacun se positionne comme un acteur actif pour consentir à la mise en œuvre de l’action, tout en conservant sa liberté d’action à son niveau (« L’émergence de la compétence collective en contextes extrêmes – Le cas des équipes de secours en montagne », de Virginie Fernandez, thèse de doctorat, Université Côte d’Azur, 2020).

Obtenir un consensus véritable est un rituel au PGHM, exprimant la camaraderie des équipes et le besoin profond de compter à 100% sur chacun dans le péril de l’action collective.

  1. Le débriefing et le retour d’expérience comme source d’apprentissage collectif

Après l’action, qu’il s’agisse d’un entraînement ou d’une mission de secourisme, l’étape du débriefing retrace l’action, étape par étape, pour identifier l’arbre des causes, les bonnes et les moins bonnes décisions, pour se rappeler des conséquences inattendues, et les ancrer dans la mémoire collective (à l’oral, et par écrit), et pour revisiter les hypothèses d’une future action et enrichir la grammaire opérationnelle.

En prenant le temps de réaliser un retour d’expérience complet, en trois temps (à chaud, à froid, et dans la documentation écrite), le leader pilote ces étapes sans les diriger. Il ne conduit pas ce processus apprenant, il le facilite. Les leçons apprises et validées viennent nourrir une base de données partagée et régulièrement revisitée au sein de l’unité. Au cours de cette démarche, le chef saura notamment expliciter les erreurs ou les approximations, à commencer par les siennes, au service de l’apprentissage. En situation complexe, et sous contrainte de temps, la perfection opérationnelle n’existe pas.

Accorder du temps à la démarche de retour d’expérience est une clef pour devenir une équipe et une organisation apprenantes ; chaque action recélant des essentiels venant renforcer les modèles mentaux de l’équipe. L’exemplarité du leader, son aptitude à questionner et distribuer la parole libre, à arbitrer, ne se substitue jamais à la responsabilité individuelle. Cette responsabilité de contribuer au savoir collectif atténue les effets de biais cognitifs, rendant les acteurs vigilants sur la qualité l’information captée dans l’action (biais de confirmation), et exigeants sur les liens de causalité proposés pour expliquer une décision ou une action (biais d’attribution). La transparence et la sincérité des acteurs résultent d’un environnement propice à l’apprentissage collectif.

En guise de conclusion : quelques recommandations

Le PGHM fonde sa performance dans l’accomplissement de missions complexes sur la force de son collectif et sur sa capacité à apprendre avant, pendant, et après l’action. Voici quelques idées fortes, issues cette expérience, pour construire ou renforcer la capacité d’apprentissage de votre équipe et de votre organisation :

  • un état d’esprit (mindset) incarné par un leadership fondé sur les valeurs favorisant l’apprentissage collectif : modestie et humilité épistémique, courage intellectuel et remise en question, curiosité et liberté de parole, sens de la mission et du dépassement de soi, sincérité et partage, culture du doute et du renoncement, exemplarité (« Pourquoi un leader doit être exemplaire », de Tessa Melkonian, Presses universitaires de Grenoble / UGA Éditions, 2019).
  • une capacité (skillset) faite de compréhension des profils de communication et de compétences pour questionner, écouter activement, reformuler les propos, valoriser le partage, animer un briefing et piloter un retour d’expérience, aptitude à confronter et négocier pour stimuler le meilleur chez les autres
  • une méthode (toolset) constituée de concepts (leadership distribué, consensus véritable, équipe apprenante) et d’outils (modèle de prise de décision, retex à chaud/à froid, briefing/débriefing, visualisation, feedback) pour structurer l’apprentissage de l’expérience.

Ce triptyque repose sur trois composantes immatérielles du leadership qui aident à traverser la complexité et qu’il ne faut jamais sous-estimer : la force de la volonté, l’audace et l’intuition.

Selon Confucius, enfin, « l’expérience est une lanterne que l’on porte sur le dos et qui n’éclaire jamais que le chemin parcouru ». Souscrivant à cette idée, et pour éviter de s’enfermer dans la singularité des cas concrets s’exprimant toujours différemment, il s’agit d’identifier les principes intangibles derrière l’éventail variable des situations et de faire émerger les schémas ou les

Par Thomas Misslin,Blaise Agresti

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