Le numérique permet de mieux partager l’expérience interne, et de parier sur l’initiative et l’autonomie des collaborateurs. Objectif : accélérer la diffusion des savoirs, gagner en vitesse et en compétitivité. Étude de cas, avec l’exemple du groupe Capgemini.
Dans un monde en constante évolution, la vitesse est devenue un facteur clé de succès pour les entreprises. Mais la vitesse de l’organisation ne se résume pas à une simple course effrénée. Elle découle d’une stratégie réfléchie, d’une adaptation des outils et des comportements, et d’une mise en œuvre délibérée et méthodique. Loin de la précipitation stérile, elle repose sur la capacité des collaborateurs à prendre des décisions simultanées, à agir de manière alignée et à partager efficacement l’information pour une re-synchronisation régulière.
Pour illustrer ce concept, l’exemple de Capgemini et de son système d’apprentissage en pair-à-pair, GARI, est éclairant. Ce cas met en lumière les éléments clés d’une démarche réussie d’accélération de l’organisation : une structure opérationnelle claire et des éléments culturels intangibles, mais essentiels.
Gagner en vitesse : un enjeu majeur pour les entreprises
Dans le langage courant, la vitesse évoque l’image d’un coureur fonçant à toute allure, ou d’un projet mené contre la montre, laissant l’équipe épuisée mais fière d’avoir respecté les délais. Cette perception découle de l’expérience sensorielle de l’accélération, du rythme cardiaque élevé et de l’essoufflement.
En entreprise, la vitesse est un facteur essentiel de performance, qui s’exprime par la rapidité d’identification de nouvelles opportunités, l’accès à la bonne information en temps réel, la vélocité et la qualité dans la prise de décision, ou l’agilité dans l’exécution stratégique (time to market). L’enjeu est de mener ces actions simultanément, sur plusieurs marchés et lignes de produits à la fois. Il faut aujourd’hui réussir jongler dans la complexité avec une dextérité ambidextre – en accélérant la cadence pour rester « au contact » de marchés fragmentés et de segments étroits en constante évolution.
La vitesse d’une entreprise est relative. Elle se mesure par rapport à la vitesse perçue de ses concurrents, ou à sa capacité à créer de nouveaux marchés. Une entreprise est dite « rapide » si elle progresse plus vite que ses pairs vers un objectif donné. Une entreprise est décrite comme meilleure que les autres quand elle fait « la course en tête » – une métaphore qui illustre l’idée que la vitesse est un facteur clé de succès. La vitesse de l’organisation ne s’observe que rarement par les cinq sens : ce sont les résultats financiers (ou tout autre objectif faisant consensus) qui servent de témoignage de la capacité de l’entreprise à surpasser ses concurrents, confortant ainsi la métaphore liant agilité et réussite.
Si la rapidité de prise de décision et d’action est indéniablement un facteur important pour atteindre des résultats financiers ou d’autres objectifs consensuels, elle ne constitue pas le seul élément déterminant. La qualité et la pertinence des décisions prises jouent également un rôle crucial. Néanmoins, depuis l’avènement de la société industrielle au XIXe siècle, la rapidité d’exécution confère, toutes choses égales par ailleurs, un avantage compétitif. Cette tendance s’est accentuée à l’ère post-industrielle, où l’arrivée des nouvelles technologies a accéléré le rythme dans tous les domaines.
La vitesse au sens commun et la vitesse de l’organisation seraient-elles interdépendantes ? Pour que l’entreprise aille plus vite, faudrait-il accélérer le rythme des discussions en réunion, supprimer les pronoms dans les emails ou fournir des trottinettes aux salariés, pour gagner quelques précieuses secondes et devancer la concurrence ?
Sans sombrer dans la caricature, il est tentant d’exiger davantage de nos équipes sans modifier en profondeur nos modes de décision, de communication et d’organisation. Or, « impulser le changement en mobilisant plus de la même chose » est voué à l’échec (« Change Principles of Problem Formation and Problem Resolution », de by Paul Watzlawick, John H Weakland et Richard Fisch, W. W. Norton & Company, 2011).
Cette approche assimile implicitement l’impression d’aller vite (être sous pression, se sentir débordé, enchaîner les décisions, avoir des horaires flexibles) à une réelle augmentation de la vitesse de l’organisation. Or, on confond souvent la vitesse humaine (celle des sens et du corps) avec la vitesse de l’organisation (son impact et sa puissance). Il s’agit d’une confusion entre vitesse et agitation.
La vitesse de l’organisation ? Un choix stratégique
Mais qu’est-ce que la vitesse de l’entreprise si ce n’est pas un sprint entre deux réunions ? La vitesse d’une organisation consiste en la capacité que les collaborateurs d’une même entreprise ont de prendre en même temps des décisions en l’absence de coordination en temps réel et d’agir sur ces décisions simultanément en restant alignés dans la réalisation d’une vision partagée par une re-synchronisation régulière. La vitesse de l’organisation est la capacité collective de déployer efficacement, et dans la durée, une pluralité d’actions décentralisées au service d’un effet final recherché commun.
La vitesse de l’organisation est donc à l’opposé de la notion courante. Elle résulte d’une intention réfléchie, implique des changements d’outils et de comportements, et se déploie de manière délibérée et méthodique. En entreprise, confondre puissance (vitesse de l’organisation) et précipitation (vitesse apparente faite de réunions menées tambours battants) est une tentation compréhensible. La vitesse de l’entreprise relève d’un véritable choix stratégique. C’est à cette condition qu’elle peut contribuer à sa performance. Étudions un levier organisationnel concret permettant l’accélération de la décision et de l’action en entreprise, avec l’exemple de Capgemini.
Développer la vitesse « par inadvertance » : l’exemple de Capgemini avec GARI
Au départ, « Give And Receive to Improve » (GARI – « Donner et recevoir pour s’améliorer ») est une solution de knowledge management. En 2017, une entité Capgemini située dans l’est de la France a un caillou budgétaire dans la chaussure : plus assez de moyens pour satisfaire les besoins en formation des équipes. Chez Capgemini, les collaborateurs (et leurs cerveaux) sont la ressource clé. Se former et rester à la pointe du savoir et des pratiques constituent un enjeu cardinal de compétitivité.
S’inspirant du principe que « de la contrainte peut naître une opportunité », les équipes se tournent vers des experts internes pour animer des formations. Certains se savent experts et sont reconnus comme tels ; d’autres s’ignorent et dépassent le syndrome de l’imposteur pour diffuser et valoriser leurs savoirs acquis sur le terrain. Faire appel à des internes pour former des collègues, cela paraît évident après coup. En réalité, ce changement de paradigme bouscule les habitudes, modifie les schémas de pensée et fait évoluer les relations interpersonnelles dans l’entreprise. « Du jour au lendemain, mon collaborateur que je considérais avec indifférence anime des formations internes. Et il est apprécié en plus! Mince. Ai-je raté quelque chose ? ».
De manière artisanale au début (GARI est né pour répondre à un enjeu local), l’approche de formation entre pairs se professionnalise. Une fois le concept validé et l’adhésion des équipes acquise, et capitalisant sur les ressources techniques et technologiques internes, une solution digitale a vu le jour pour faciliter la mise en relation des collaborateurs entre eux et la circulation horizontale des savoirs.
GARI, l’initiative d’apprentissage collaboratif de Capgemini, s’est finalement imposée comme un élément clé du paysage de l’entreprise. La solution s’est structurée et étendue, d’abord en France, puis à l’échelle internationale, pour devenir accessible aux 340 000 collaborateurs du groupe. Aujourd’hui, GARI compte plus de 200 000 utilisateurs actifs et des milliers de sessions de formation organisées par et pour les collaborateurs, couvrant un large éventail de thématiques (technique, outillage, méthodologies, compétences transversales, retours d’expérience…).
Jeanne se lance comme « formatrice » sur GARI
Concrètement, une collaboratrice, Jeanne, estime qu’elle a développé une compétence spécifique à l’occasion d’une mission d’une rare difficulté auprès d’un client. Jeanne et son équipe ont accompagné avec succès la migration intégrale dans le cloud français du SI d’un client, classée « sécurité nationale », en s’appuyant sur la méthode agile, modifiée pour l’occasion. Toute l’équipe a beaucoup appris de cette expérience difficile mais riche.
Partant de l’hypothèse que d’autres équipes chez Capgemini, en France et à l’étranger, pourraient tirer profit de leur expertise durement acquise, Jeanne a décidé de partager son expérience via la plateforme interne de partage de connaissances de Capgemini. Elle a ainsi organisé une session de 1h30 sur GARI, sans aucune validation préalable. Le résumé de la session a été communiqué sur la plateforme, et les collaborateurs intéressés ont pu s’inscrire de leur propre initiative.
La session a rencontré un franc succès, attirant des participants de différentes entités et métiers, répartis dans plusieurs pays. Jeanne a animé la session avec brio, partageant ses connaissances et son expérience avec passion.
Ce partage d’expérience a été bénéfique pour tous les participants. Jeanne a pu développer ses capacités pédagogiques, une compétence précieuse pour tout manager d’équipe (« The act of discovery », de Jérôme Bruner, Harvard Educational Review, 1961). Les participants, quant à eux, ont pu apprendre de l’expérience de Jeanne et enrichir leurs propres compétences.
Cette initiative illustre parfaitement la puissance du partage d’expérience entre pairs. En partageant son expertise, Jeanne a contribué à l’apprentissage et au développement des compétences de ses collègues (tout en renforçant la compétitivité de l’entreprise), par le peer-to-peer learning.
Quelles leçons de portée générale tirer ?
L’exemple du système d’apprentissage en pair-à-pair GARI illustre une manière de répondre au défi de la rapidité organisationnelle. Ce système s’inscrit dans l’histoire singulière de l’entreprise et s’aligne avec les enjeux définis dans le cadre de la gestion des connaissances. Si l’accélération de l’organisation générée par GARI relève davantage de la sérendipité que d’une stratégie intentionnelle, ce projet reflète néanmoins une philosophie organisationnelle et des principes intangibles précieux pour tout manager ou dirigeant souhaitant déployer délibérément un outil ou une approche visant à accroître la rapidité de son entreprise.
En nous appuyant sur l’exemple de GARI, nous pouvons distinguer deux éléments clés : la structure et la culture (« Organizational Learning Mechanisms: A Structural and Cultural Approach to Organizational Learning », de Micha Popper et Raanan Lipshitz, NTL Institute, 1998).
La structure opérationnelle de la démarche : les éléments tangibles
La structure d’un mécanisme d’accélération de la vitesse de l’organisation comprend les éléments tangibles et visibles de la démarche. C’est la partie émergée de l’iceberg. Dans le cas de GARI, il s’agit du site intranet permettant de communiquer sur une session de partage d’expérience, de créer des alertes sur un sujet d’intérêt, d’identifier des sessions à venir, de s’inscrire et de se désinscrire, de donner du feedback ou encore de faire connaître un besoin sur un sujet non encore proposé.
Les règles de fonctionnement relèvent également de la structure de la démarche. Le mode d’emploi de GARI est, par exemple, diffusé lors de communication aux collaborateurs, elles sont aussi rappelées dans un tutoriel intégré au site intranet. Les sessions GARI ne sont pas enregistrées, ce qui favorise l’apprentissage en flux, en « just-in-time », et non la formation en stock, en « just-in-case ». La philosophie de GARI est celle du partage d’expérience en direct et de l’émergence d’idées nouvelles naissant d’échanges non scriptés entre collaborateurs. Le caractère éphémère des sessions encourage le comportement vertueux de participer aux sessions sur lesquelles on s’inscrit, car on ignore si une autre session aura lieu sur le même thème.
Animer une session sur GARI pour partager son expérience nécessite une élaboration pédagogique. Un kit d’accompagnement est proposé sur la plateforme de learning faisant la promotion de GARI, pour assurer que les grands principes de la facilitation distancielle soient connus : prévoir des sessions courtes, rappeler les objectifs, identifier les besoins réels, engager les participants, prévoir des interactions pour maintenir l’attention, et vérifier l’appropriation.
Qu’il s’agisse de la plateforme, des règles de fonctionnement et pratiques d’usage, du mode d’emploi, de kits ou de tutoriels d’accompagnement, l’ensemble des éléments tangibles de la démarche relève de l’explicite et compose sa structure. Cependant, comme la métaphore de l’iceberg le suggère, ces éléments ne reflètent qu’une partie de l’histoire ; si l’on croit l’aphorisme de Peter Drucker, « Culture eats strategy for breakfast ».
La culture de l’organisation, souvent implicite ou hypoconsciente, peut mettre en échec la stratégie délibérée d’une entreprise. Quels sont les éléments culturels indispensables permettant de mettre en œuvre avec succès une démarche visant à augmenter la de vitesse de l’organisation ?
Le logiciel de la démarche : les éléments intangibles
La vitesse de l’organisation s’exprime par le caractère simultané et aligné de décisions et d’actions prises à l’initiative des collaborateurs partout dans l’organisation, la coordination étant assurée par un partage régulier d’informations permettant la re-synchronisation du collectif.
Toute prise d’initiative est synonyme de prise de risque, un risque assumé par le collaborateur à condition que la confiance prévaut dans l’organisation. Dans le cas de GARI, par exemple, l’organisation de sessions est à l’initiative autonome des 340 000 collaborateurs du groupe sans validation préalable du manager ou d’un quelconque modérateur. L’entreprise fait confiance aux collaborateurs qui sont considérés comme les mieux à même de savoir quand mettre à disposition leur expérience, dans quelles conditions de confidentialité, et dans quel format. Les collaborateurs « rendent » cette confiance à Capgemini en mesurant leurs actions dont ils restent responsables (accountable).
Dans une entreprise qui veut accélérer son tempo organisationnel, les collaborateurs bénéficient d’un empowerment significatif qui ne peut exister dans les faits sans confiance réciproque. Des erreurs, le plus souvent de bonne foi, surviendront. Le pari assumé est que la valeur créée par une vitesse accrue compense largement les coûts associés aux cas isolés (en temps, en énergie, en attention et parfois en argent) dans lesquels une erreur aura été commise.
La vitesse de l’organisation s’appuie sur la motivation intrinsèque des collaborateurs, ce qui est patent avec GARI. C’est l’action elle-même de « transmettre » son expérience, en autonomie, qui génère l’énergie pour monter une session, la préparer et l’animer. Selon la théorie d’auto-détermination d’Edward L. Deci et Richard Ryan, la motivation intrinsèque est fondée sur l’autonomie dans l’action, le développement de compétences, et la relation avec les autres (« Intrinsic motivation and self-determination in human behavior », Plenum Press, 1985). Autant pour les animateurs de sessions que pour les participants, GARI s’appuie directement sur ces trois leviers, conférant à la démarche une importante puissance automotrice.
Enfin, la vitesse de l’organisation dépend de la qualité de son réseau, qui englobe à la fois la performance technique, comme le débit de la fibre optique, et surtout la richesse des relations humaines, tissées autour de valeurs communes. GARI, par exemple, promeut des valeurs de partage, d’entraide et de gratuité. La reconnaissance des pairs et le sentiment de contribuer à la puissance de Capgemini sont les principales récompenses des animateurs GARI. Les collaborateurs qui s’engagent dans cette communauté incarnent ces valeurs et ont la certitude que, le jour où ils ou un membre de leur équipe auront besoin d’assistance, que ce soit via GARI ou par un simple appel téléphonique, ils pourront compter sur le soutien désintéressé de collègues, même au sein d’autres entités et à travers tout le pays.
Chaque entreprise élabore sa propre stratégie et met en place les structures et outils adaptés pour accroître son agilité intrinsèque, en fonction d’un contexte et de conditions externes et internes singulières. En d’autres termes, le modèle GARI n’est probablement pas reproductible à l’identique ailleurs. En revanche, les éléments culturels sous-jacents à ces démarches seront similaires : responsabilisation (empowerment), confiance, liberté d’action, prise d’initiative en temps réel, développement du réseau interne transversal, responsabilisation des acteurs, gratuité et réciprocité dans les relations. L’ensemble est au service d’un effet final recherché que les managers et les dirigeants feront évoluer et rappelleront régulièrement pour re-synchroniser les collectifs sur les évolutions des priorités et faciliter la coordination dans un environnement en constante mutation.
Au cœur de la vitesse de l’entreprise se trouve finalement la démocratisation de l’accès à l’information (« The military case for sharing knowledge », Stanley McChrystal, TED, 2014). Dans un monde hyperconnecté, l’information n’est plus le pouvoir : c’est partager l’information qui fait la différence .
Par Thomas Misslin,Bertrand Cauwet
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