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D’une unité de poids à la « monnaie » des entreprises : le voyage sémantique du talent

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La notion de talent s’est imposée comme un élément central des discours managériaux. Mais qu’est-ce que le talent ? Comment expliquer son émergence et son succès au sein des entreprises ?

Il ne se passe pas une journée sans que ce terme soit entendu dans les médias, ou dans nos échanges personnels et professionnels : le « talent » est partout (« What is the meaning of ‘talent’ in the world of work ? », de Eva Gallardo-Gallardo, Nicky Dries et Tomás Félix González-Cruz, Human Resource Management Review, 2013).

À l’approche des JO de Paris, chaque nation fait le compte de ses talents sportifs dans l’espoir de décrocher un nombre important de médailles. Récemment, Emmanuel Macron remettait à l’ordre du jour le « Passeport Talent », un visa spécifique aux personnes de « talent » venant contribuer à la richesse nationale. Dans le même temps, les entreprises se concurrencent dans des campagnes de recrutement, à la recherche de « talents ».

Ces exemples montrent que si ce terme est omniprésent dans le langage courant, il recouvre des dimensions diverses. Pouvons-nous clairement définir le talent ?

Dans ses cours au Collège de France, le sociologue Pierre-Michel Menger qualifie cette démarche de « casse-tête productif » (« Le talent en débat », Presses Universitaires de France, 2018). De nombreux chercheurs issus de disciplines variées, telles que la linguistique, la philosophie, la psychologie, la sociologie et plus récemment le management, se sont aventurés dans cet exercice – sans pour autant parvenir à une définition scientifiquement acceptée.

À défaut d’une définition qui fasse l’unanimité, retracer les différentes acceptions du talent de manière chronologique permet de comprendre les soubassements sur lesquels il repose, et in fine son utilisation dans le monde de l’entreprise.

L’origine du talent : d’une unité de mesure à une monnaie de compte

Le terme talent vient du latin « talentum » qui signifie masse métallique ou poids, lui-même dérivé du grec « tálanton » plateau de la balance. Dans l’Antiquité, le talent est une unité de poids qui devient ensuite une monnaie de compte équivalente à un talent d’or ou d’argent.

La définition originelle du talent est donc concrète et sans aucune ambiguïté (« Qu’est-ce que le talent ? Éléments de physique sociale des différences et des inégalités », de Pierre-Michel Menger, Cours du Collège de France, 2017). Il sert à mesurer un poids déterminé et prend une valeur importante en devenant une monnaie de compte.

C’est la Parabole des Talents qui va lui donner son premier sens figuré : le talent-monnaie devient les capacités d’une personne distribuée par le divin.

La Parabole des Talents ou la création d’un « récit » du talent

La Parabole des Talents, issue du Nouveau Testament, raconte l’histoire d’un maître qui part en voyage et confie ses biens à ses serviteurs. Le premier serviteur, qui a reçu cinq talents, les multiplie pour en gagner cinq autres. Le deuxième en gagne deux autres à partir des deux qui lui ont été confiés tandis que le troisième craint de perdre l’unique talent qu’il a reçu et le cache dans la terre. À son retour, le maître demande des comptes à ses serviteurs. Les deux premiers sont récompensés pour avoir fait fructifier leurs talents, tandis que le troisième se voit retirer son talent et le perd.

Au-delà du sens figuré donné au talent, la Parabole des Talents est à l’origine d’un « récit » du talent encore à l’œuvre aujourd’hui. Elle suppose un argument essentialiste : les individus reçoivent des dons à la naissance. Elle donne une place centrale à la responsabilité individuelle : l’individu doit fructifier son talent grâce à l’effort et à la prise de risque. Elle justifie l’inégalité de départ par le fait que ce qui importe n’est pas le nombre de talents reçus, mais la capacité à les mobiliser, et à créer les conditions nécessaires à leur développement.

Le talent au Moyen-Age : entre désir et créativité

Au Xe siècle, le talent est utilisé dans un second sens figuré en signifiant envie, désir et volonté. Plusieurs expressions découlent de cette acception : avoir en talent signifie désirer, quand faire son talent exprime le fait d’agir selon sa volonté. Mais cette utilisation s’étiole peu à peu au profit de la métaphore biblique des capacités innées et du récit associé.

La place particulière de l’art à la Renaissance favorisera l’utilisation du talent dans les domaines artistiques. Le talent symbolise la créativité, l’originalité et la singularité de l’artiste.

Le talent au siècle des lumières : l’équation méritocratique

Les Bourgeois se rebellent au XVIIIe siècle contre les inégalités de l’Ancien Régime, affirmant que leurs richesses sont le fruit de leurs propres efforts et aptitudes, c’est-à-dire leur mérite. Cette notion infuse la société, portée par des penseurs des Lumières qui soutiennent l’idée que le succès est le symbole du mérite individuel (« Le talent est une fiction », de Samah Karaki, JC Lattes, 2023).

Ainsi, à la Révolution française, l’inégalité détestable du droit du sang fait place à l’inégalité acceptable du mérite individuel. Le talent devient, selon Pierre-Michel Menger, un élément de l’équation méritocratique : mérite = talent + effort.

Quel que soit son avantage de départ, l’individu doit exploiter son talent à travers l’effort et le travail pour devenir méritant au sein de la société et enrichir le patrimoine collectif.

Le talent contemporain : objet versus sujet, inné versus acquis

Si depuis la Parabole des Talents, le talent désignait des capacités innées, deux évolutions majeures opèrent au début du XXe siècle. Ce terme est désormais utilisé pour qualifier directement une personne. Cette figure de style, appelée métonymie, amène à ne plus uniquement appréhender le talent comme un objet appartenant à l’individu « il possède un talent » mais comme l’individu lui-même « il est un talent ». Par ailleurs, les dictionnaires contemporains ne réservent plus le talent au don, il peut être inné mais aussi acquis.

Si les dictionnaires continuent de réserver le terme talent aux secteurs artistiques et littéraires, la publication de l’ouvrage « The War for Talent » (Ed Michaels, Helen Handfield-Jones et Beth Axelrod, Harvard Business Press) en 2001 marque une nouvelle évolution dans sa riche histoire : le talent fait son entrée en entreprise.

Le talent 2.0, la monnaie des entreprises

Pour Ed Michaels, Helen Handfield-Jones et Beth Axelrod, consultants du cabinet McKinsey, les talents sont les « A players » de l’entreprise.

Ils invitent à segmenter les salariés en trois catégories :

  • les « A » ont une performance supérieure à la moyenne,
  • les « B » une performance moyenne,
  • les « C » une performance faible.

Les talents sont parmi les « A » ceux qui démontrent des qualités de leadership, d’adaptabilité, de prise de décision rapide, de gestion du changement ou encore de créativité.

Les auteurs de « The War for Talent » sont formels : le succès des organisations serait désormais lié à la présence de ces talents dont les capacités innées, les efforts, le travail, la créativité permettent à l’entreprise de disposer d’un avantage concurrentiel certain.

Même si toutes les entreprises n’adoptent pas cette définition élitiste du talent, cette notion connaît un franc succès. Le talent redevient en quelque sorte un « poids » qui permet de mesurer la valeur des salariés et comme le souligne Pierre-Michel Menger, « une monnaie universelle de cotation des personnes qualifiées ».

Souvent présenté comme un phénomène de mode lancé par des consultants, le terme talent résiste au temps. Le récit sur lequel il s’appuie agit comme un miroir face aux caractéristiques de l’environnement dans lequel naviguent les entreprises.

Le récit du talent, miroir de l’environnement des entreprises

Dans un environnement dynamique, au paroxysme de l’incertitude et de la complexité, caractérisé par une économie de la connaissance où les coûts de conception atteignent désormais 70% du coût de revient, il ne s’agit plus de se focaliser uniquement sur la performance individuelle mais sur l’identification d’individus capables de faire la différence (« Le Management des Talents », de Pierre Mirallès, L’Harmattan, 2007).

Le talent est étroitement associé à la créativité et à l’originalité lorsque les entreprises font de l’innovation un élément clé de création de valeur. Le talent est couramment utilisé dans les domaines artistiques et sportifs où la performance individuelle est valorisée et les énormes écarts de rémunération largement acceptés.

La notion de talent justifie les inégalités par les capacités innées auxquelles l’effort et le travail se sont ajoutés. Le talent encourage la prise de risque et la singularité. Avec le terme talent, la frontière entre le salarié et le travail, déjà poreuse avec la notion de compétence, disparaît pour devenir le salarié lui-même. Ainsi, la notion de talent permet de répondre à un besoin d’individualisation des pratiques RH de plus en plus fort qui s’inscrit dans un mouvement global de segmentation déjà à l’œuvre. Il pousse désormais à une « hypersegmentation » basée sur la performance, le potentiel ou le type de compétences (« La gestion des talents », de Cécile Dejoux et Maurice Thévenet, Dunod, 2010).

S’intéresser au talent revient à parcourir cinq mille ans d’histoire, depuis l’Antiquité où il fut une unité de poids et une monnaie, jusqu’aux hommes et aux femmes qui contribuent au succès des entreprises d’aujourd’hui. Le talent s’appuie sur un récit qui répond parfaitement aux caractéristiques de l’environnement et permet de répondre au besoin d’individualisation des pratiques RH.

Mais si la notion de talent peut sembler séduisante et fait écho aux caractéristiques de ce « nouveau monde », l’accentuation de l’individualisation des pratiques RH amorcée dès l’émergence de la compétence n’est pas sans risque – tant sur le plan individuel, que collectif et organisationnel. Il est essentiel que les entreprises soient vigilantes aux dimensions collectives et collaboratives qui ont souvent été les ingrédients des plus grandes réussites.

Par Feirouz Guettiche

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