Et si, à l’instar de l’économie circulaire, on repensait le recrutement pour ne plus gaspiller les talents ?
Dans votre entreprise, quelle est l’activité qui engendre une perte de 95% des «ressources captées», perdues car non réutilisées ? Vous pensez immédiatement aux ressources matérielles ou énergétiques. Toutefois, les organisations ont progressé sur le plan environnemental et les gaspillages ne sont plus aussi importants grâce à des processus de recyclage circulaires de plus en plus performants.
En réalité, un domaine échappe encore à cette logique : le recrutement. Aujourd’hui, malgré les tensions sur le marché du travail, 95% des candidatures reçues pour une offre d’emploi ne débouchent pas sur une embauche. 95% des candidatures sont « éliminées » à différents stades du processus, sans que rien n’en soit fait.
N’est-il pas temps d’appliquer une approche RSE à ces « ressources » particulières, mais précieuses ?
Un marché du recrutement dynamique, mais qui secoué
Après une forte secousse due à la crise du Covid-19, le marché de l’emploi français se montre aujourd’hui particulièrement dynamique. Pôle Emploi anticipe en effet un besoin de recrutement de 3,039 millions d’emplois, dont 72% concernent des postes durables (« Enquête Besoins en Main-d’Œuvre », Pôle Emploi, 2023).
Cependant, cette vitalité s’accompagne de tensions accrues sur le marché du travail. En effet, Pôle Emploi souligne des difficultés de recrutement inédites en France. Plus de 90% des employeurs déclarent rencontrer des obstacles pour pourvoir leurs postes, en raison d’un déficit de compétences.
61% des recrutements sont jugés « difficiles » par les entreprises. Parmi les motifs évoqués, 86% des entreprises pointent du doigt un nombre insuffisant de candidats, tandis que 71% soulignent un manque de concordance entre les profils disponibles et leurs attentes. Enfin, 76% des recruteurs estiment que leur plus grand défi est d’attirer les bons candidats, plutôt qu’un grand nombre de candidatures (« Les tendances du recrutement et du marché du travail », Glassdoor, 2023).
Des solutions inadaptées pour pallier aux difficultés de recrutement
Selon une étude menée par l’APEC en 2023, le processus de recrutement des cadres dure environ 11 semaines, avec 59% des recrutements prenant entre 3 et 5 mois, générant un coût moyen d’environ 12 000 euros (« Pratiques de recrutement des cadres », APEC, 2023).
La plupart des entreprises mobilisent des cabinets de recrutement ou passent par des jobboards, des CVthèques ou même les réseaux sociaux. La cooptation est également pratiquée par 89% des entreprises, et présente plusieurs avantages : meilleure adhérence aux valeurs de l’entreprise, plus grande fiabilité d’adéquation entre le poste et les compétences, réduction du budget recrutement. Pourtant deux obstacles majeurs semblent compromettre son efficacité. Tout d’abord, l’usage d’une incitation monétaire substantielle qui engendre un déséquilibre : un salarié est incité à recommander un profil, parfois au détriment de sa qualité. Ensuite, une entreprise sollicite ses salariés à coopter un profil pour un poste, ce qui ne laisse pas de place pour une approche par écosystème, ni pour la création de synergies entre plusieurs profils qualifiés et plusieurs offres d’emploi.
Une fois le recrutement effectué, les analyses montrent que près de la moitié (48%) des contrats à durée indéterminée prendront fin dans une durée effective inférieure à 18 mois. Les coûts associés à un recrutement infructueux, c’est-à-dire avec une durée de moins de 6 mois pour un CDI, varient entre 30 000 et 120 000 euros. Ainsi, les délais prolongés et les coûts associés à des processus de recrutement peuvent être très élevés, ce qui en fait un enjeu conséquent.
L’activité de recrutement se situe donc dans un contexte en constante évolution et doit relever des défis de taille : répondre à la fois aux attentes des employeurs et des candidats, dans une projection long terme, tout en respectant des contraintes de coût et d’optimisation du temps. Avec un énorme paradoxe : 95% des candidatures pour une offre d’emploi ne sont pas retenues, et dans le même temps, 70% des entreprises déclarent manquer de candidats (« Enquête Besoins en Main-d’Œuvre », Pôle Emploi, 2019).
Un processus en silo figé et imparfait
Le processus de recrutement classique est souvent répétitif et frustrant, tant pour les recruteurs que pour les candidats. Il se déroule généralement en plusieurs étapes :
- Publication de l’annonce
L’entreprise diffuse une annonce sur plusieurs sites web afin d’atteindre et d’attirer le plus grand nombre de candidats possible.
- Tri des CV
L’entreprise reçoit des dizaines (17 en moyenne en France), voire des centaines de CV, qu’elle doit ensuite trier et sélectionner. Cette étape peut être fastidieuse et chronophage, même si elle peut être confiée à une IA.
- Entretiens
L’entreprise rencontre les candidats présélectionnés (entre 3 et 4 « finalistes »), afin de les évaluer et de faire un choix final.
- Décision
L’entreprise choisit le candidat qui correspond le mieux à ses besoins et rejette les autres.
Ce processus de recrutement traditionnel présente plusieurs défauts. L’un d’eux est le sort réservé aux candidats qui arrivent en deuxième ou troisième position. Ces candidats, que l’on pourrait surnommer les « Poulidors » du recrutement, ont souvent les compétences requises pour le poste, mais sont écartés au profit d’un candidat « légèrement meilleur ».
Le rejet des « Poulidors » est un gâchis de temps et d’énergie pour toutes les parties prenantes. Les candidats ont investi du temps et de l’énergie dans leur recherche d’emploi, et ils repartent bredouilles. L’entreprise, de son côté, a perdu du temps à rencontrer et à évaluer des personnes qualifiées, mais qui ne correspondent pas totalement à leurs attentes.
Le recrutement circulaire, innovation inspirée de l’économie circulaire
Et si la solution aux défis du recrutement se trouvait dans un domaine en plein essor : l’économie circulaire ? Habituellement associée à la gestion durable des ressources matérielles, l’économie circulaire peut également inspirer des pratiques innovantes dans le domaine des ressources humaines et du recrutement.
Que faire des candidats talentueux qui ont atteint les dernières étapes du processus de recrutement sans décrocher le poste ? La plupart du temps, leurs candidatures finissent aux oubliettes. Et si vous leur offriez une seconde chance ?
Le principe du recrutement circulaire est simple : les entreprises recommandent les candidats non retenus à d’autres employeurs du même bassin d’emploi et ayant des besoins similaires, via une plateforme dédiée.
Pour les candidats, c’est une chance supplémentaire de trouver un emploi correspondant à leurs compétences et aspirations. Pour les entreprises, c’est l’opportunité d’accéder à un vivier de talents pré-qualifiés et de renforcer leur image employeur.
Au lieu de dire « Désolé, nous ne pouvons pas vous recruter », les entreprises pourraient finalement adopter une nouvelle formule : « Désolé, nous ne pouvons pas vous recruter pour ce poste, mais nous allons vous aider à trouver un emploi équivalent en vous recommandant sur une plateforme dédiée. »
Un cercle vertueux
Comment pourriez-vous faire différemment ? Plutôt que de laisser les candidatures « finalistes » non retenues tomber dans l’oubli, pourquoi ne pas les partager et ouvrir les portes de votre réseau à ceux que vous êtes prêts à recommander ? Les candidats des uns deviennent ainsi les recrues des autres. Il faut savoir qu’au même moment, pour un poste donné, il peut y avoir plusieurs dizaines d’entreprises qui recherchent un profil similaire aux finalistes que vous n’avez pas retenus.
Quels sont les intérêts de prendre part à cette démarche généreuse ? Pour l’entreprise, le premier bénéfice est d’améliorer l’efficacité du recrutement, du fait du temps (et donc de l’argent) gagné. Lorsqu’un certain nombre d’employeurs participeront à la démarche, on estime, que le matching entre les besoins d’une entreprise et le candidat adapté prendra entre 48 à 72h, alors que le temps moyen actuel pour un cadre est de 11 semaines, dont une grosse part pour le sourcing.
Le recrutement circulaire agit également sur le plan psychologique, en luttant contre les biais cognitifs qui influencent souvent le processus de sélection. En effet, les candidats recommandés par un tiers de confiance bénéficient d’un biais positif inconscient, se traduisant par une meilleure intégration après la période d’essai. Cet effet est amplifié si l’entreprise recommandant le candidat jouit d’une excellente réputation et partage des valeurs similaires à la vôtre. C’est d’ailleurs ce que recherche instinctivement un recruteur en observant le nom du dernier employeur sur un CV.
Le recrutement circulaire améliore ainsi considérablement l’expérience candidat, même en cas de non-sélection. L’image de l’entreprise est également renforcée, car elle est perçue comme humaine et bienveillante.
Enfin, l’entreprise qui utilise le recrutement circulaire s’inscrit dans une démarche RSE en contribuant au bien commun et en favorisant l’emploi au sein de sa filière, de son territoire ou de son écosystème. C’est le cas de cette grande entreprise, leader mondial dans son domaine, installée dans une métropole moyenne de province, qui recommande des talents à ses sous-traitants, de ce constructeur immobilier qui permet de garder un bassin d’emploi local actif ou encore de cette banque, qui fait bénéficier ses clients des bons candidats qu’elle a reçus. Et que dire de ce cluster industriel de pointe, où la guerre des talents fait rage et où les entreprises rivalisent d’imagination pour chasser les talents de ses partenaires ?
Pour le candidat, l’efficacité est également au rendez-vous. En cas de refus, pas besoin de recommencer ses recherches : un « second tour » est immédiatement proposé, grâce à des recommandations et à la mise en relation avec d’autres entreprises pertinentes pour son profil et sa recherche — qu’il n’aurait peut-être pas pensé à contacter.
Il ne faut pas négliger non plus l’aspect psychologique. Se lancer dans un processus de recrutement jusqu’à la phase finale, après plusieurs entretiens, fait naître chez le candidat l’espoir d’être retenu. Il se projette, plus ou moins consciemment, dans sa future vie professionnelle au sein de cette entreprise. La chute est donc d’autant plus brutale lorsqu’il reçoit une réponse négative, sans nuance, dans une logique de « tout ou rien », gagnant ou perdant. On observe que certaines personnes stoppent leurs recherches pendant un moment, voire se dévalorisent personnellement, lorsque les refus s’accumulent.
Le simple fait que le recruteur annonce son intention de recommander le candidat à d’autres entreprises et de faire valoir sa pertinence crée une relance motivationnelle immédiate et maintient la dynamique de recherche du candidat.
Un dispositif pilote pour expérimenter et diffuser le recrutement circulaire
Comme toute innovation, le recrutement circulaire nécessite une phase d’expérimentation sur le terrain, d’essaimage et d’enrôlement, ainsi que d’évaluation de son impact.
Le mouvement, en place depuis 2023, s’appuie sur trois piliers principaux :
- Une communauté engagée
Plus de 450 entreprises ont déjà recommandé des candidats et se sont inscrites dans la démarche du recrutement circulaire. Elles s’engagent à mutualiser cette partie de la chaîne de valeur et à participer à une « économie coopétitive », sans pour autant renoncer à la compétition sur d’autres aspects (« La dynamique des stratégies de coopétition », de Giovanni Battista Dagnino, Revue française de gestion, 2007).
- Une plateforme digitale performante
Une plateforme met en relation les candidats non retenus avec d’autres employeurs proposant des postes pertinents, dans une logique de rebond immédiat. Le système oriente le candidat vers les 2 ou 3 entreprises correspondant le mieux à son projet professionnel, en tenant compte de ses souhaits (type de contrat, horaires, localisation, salaire). Aujourd’hui, près de 50% de ces mises en relation aboutissent à un recrutement, soit un taux de réussite bien supérieur aux méthodes traditionnelles. L’une des raisons tient au fait que les candidats sont recommandés par des entreprises reconnues par leurs pairs, ce qui rend la lecture du CV secondaire.
- Un projet de recherche approfondi
Un projet de recherche terrain, associant des chercheurs universitaires et des entreprises, vise à étudier et capitaliser les enseignements du dispositif pilote et des premières expériences en cours. Cette recherche vise à qualifier et créer de la connaissance sur le recrutement circulaire, à en identifier les facteurs clés de succès, à construire et solidifier des solutions méthodologiques et techniques pouvant être mises en œuvre pour assurer l’implémentation de ce modèle par tout type d’organisation. Enfin, cette étude permettra d’évaluer l’impact de cette approche sur les candidats, les recruteurs et le marché de l’emploi dans son ensemble.
7 conditions pour réussir le recrutement circulaire :
- Dépasser la vision du recrutement circulaire comme simple outil ou méthode, et partir du principe qu’il s’agit d’un nouveau paradigme ancré dans l’économie collaborative.
- Comprendre que sa mise en œuvre est extrêmement simple. Commencez avec 2 entreprises et élargissez progressivement la dynamique de réciprocité. Une recommandation en ligne prend moins de 2 minutes.
- S’assurer d’impliquer les équipes dirigeantes. Le recrutement circulaire est une initiative stratégique portée par la direction. Un responsable fonctionnel (recruteur, DRH) ne peut, seul, engager une collaboration avec l’écosystème, y compris les concurrents.
- Valoriser la recommandation au-delà du CV. Ne stockez pas les profils en base de données, mais mettez-les en relation.
- Privilégier l’humain. Les femmes et les hommes font les stratégies et mènent les actions, pas l’inverse. Investissez d’abord en eux.
- Coopérer plutôt que de rivaliser. Abandonnez la « guerre des talents » pour une approche coopérative de revalorisation des ressources, des écosystèmes et des territoires. Privilégiez le « chacun pour tous » au « chacun pour soi ».
- Faire du recrutement un marqueur d’engagement social et sociétal responsable pour l’entreprise.
En résumé, le recrutement circulaire ne se résume pas à une technique, mais à une nouvelle vision du recrutement. En s’inspirant de l’économie circulaire, il propose une approche plus humaine et collaborative, permettant de maximiser les chances de trouver le bon candidat tout en valorisant les talents et en contribuant à l’emploi local. Cependant, pour que le recrutement circulaire devienne la norme, il est nécessaire de mobiliser l’ensemble des acteurs du marché du travail : entreprises, candidats, institutions et organismes de formation.
Un effort de sensibilisation et d’accompagnement est indispensable pour faire connaître et adopter cette nouvelle approche. La mise en œuvre réussie du recrutement circulaire dépendra finalement de la collaboration de tous les acteurs et de la prise en compte des enjeux éthiques et juridiques liés à son développement.
Par Thierry Picq,Baptiste Prive
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