Meïssa Babou est économiste. Dans une interview qu’il nous a accordée, il juge « catastrophique », la situation économique du Sénégal. Des hydrocarbures au franc Cfa, en passant par la corruption et la bonne gouvernance tout est passé au peigne fin. Rompu aux questions économiques, Meïssa Babou a estimé pour sa part qu’une renégociation des contrats pétroliers et gaziers s’impose, mais « dans la paix et sans confrontation avec les investisseurs ». Interview !
Propos recueillis par Massaër DIA, Sénégal
Quelle est la situation économique du Sénégal ?
La situation économique héritée par ce nouveau régime est catastrophique. Catastrophique depuis la Covid-19 avec son lot de problèmes, de fermeture d’entreprises, son lot d’inflation qui a donc accentué les difficultés de nos concitoyens mais en plus, nous avons vécu la guerre en Ukraine qui a fortement aussi impacté le coût de la vie par une deuxième inflation qui a atteint les 10% même si, aujourd’hui, s’est atténuée à environ 3%. Globalement, les sénégalais souffrent de ce modèle d’importation qui nous tue. Dans ce pays, où, tout est importé avec une monnaie extrêmement faible face à l’euro, au dollar, il va de soi que l’importation n’est pas très indiquée. Il nous faut produire pour consommer et produire pour exporter. L’équilibre extrêmement désastreux de la balance commerciale est la preuve que notre modèle économique n’est pas viable.
Dans ce cas, tel que vous présentez la situation, quelle politique pour le nouveau gouvernement pour y faire face ?
La priorité pour le gouvernement, doit être un changement de paradigme, c’est-à-dire, investir dans le secteur primaire pour mieux camper une politique économique centrée sur l’homme. Cette politique économique souverainiste qu’on dit ‘‘autosuffisance’’ est pour ce gouvernement une priorité. Ce que l’autre régime n’avait pas fait parce que concentré sur les BTP. Donc, relancer la pêche, relancer l’agriculture, relancer l’élevage, constitue une très grande priorité mais ce n’est pas tout. Il faut aussi, pour rendre plus accessible à nos citoyens, des services indispensables au capital humain, il faut revoir tout le système éducatif parce qu’actuellement, aller à l’école est pour certains, une chance de réussite d’autant que le cycle que nous avons, est un cycle extrêmement long et qui n’est pas très professionnel, ni professionnalisant.
‘‘La renégociation des contrats est un impératif parce que le code des mines sur la base duquel on a signé, n’était pas un code favorable’’
En plus, il faudra aussi que les plateaux techniques médicaux soient renforcés, qu’on ait des hôpitaux capables de prendre en charge les malades dans toutes les régions du Sénégal et qu’on arrête d’aller se soigner en Algérie, en France alors que nous avons d’excellents médecins mais que nous n’avons pas tout le dispositif sanitaire technique et technologique pour faire des soins maisons. Là aussi, je crois que ça fait partie des priorités.
Donc, ces trois domaines que sont le primaire, la santé et l’éducation, constituent une véritable priorité. Mais en attendant il faudra une stratégie à moyen terme, minimum 3 ans pour qu’on puisse entrevoir quelques résultats positifs. En attendant, on peut s’attaquer à quelques produits, quelques services comme les factures d’électricité, d’eau qui crèvent dangereusement le pouvoir d’achat des ménages et faire comprendre à nos concitoyens que même si tout est prioritaire, on n’a pas tout de suite et maintenant tous les moyens de s’engager ; encore qu’il y a des changements qui exigent un petit temps et que nos concitoyens doivent comprendre ça.
Quelle appréciation faites-vous des contrats signés par l’ancien régime concernant les secteurs pétrolier et gazier ?
La renégociation des contrats est un impératif parce que le code des investissements, le code des mines, sur la base duquel on a signé, n’était pas en fait un code favorable. Les dispositions qui sont contenues dans ce code-là sont complètement en défaveur de notre pays qui a la richesse (…) Je crois que c’est un contrat léonin (…) qui n’est quand même pas équitable, même si progressivement, le Sénégal va engranger d’autres parts dans le futur. Les redevances avancées de l’ordre de 750 milliards pour autant de puits, me semblent quand même extrêmement faibles. Et c’est pourquoi, il urge pour ce nouveau régime, d’engager des négociations pour revoir ces contrats pour mieux doter le Sénégal de ressources hors fiscalité et capables de porter les ambitions du nouveau régime. C’est important mais il faudra que ça se passe dans la paix, dans la sérénité pour qu’on ne soit pas dans une confrontation avec ces investisseurs étrangers qui sont tout de même nos partenaires et qui, avec un contrat très souvent béton, peuvent porter plainte au tribunal de Paris et le Sénégal risque d’y laisser des plumes. Donc pour cela, j’invite simplement à une négociation apaisée entre acteurs responsables, l’Etat du Sénégal et ces grands investisseurs pour une équité par rapport à des richesses qui nous appartiennent, et que nous n’avons malheureusement pas les moyens de les exploiter.
Par rapport aux contrats de pêche qui vont prendre fin au mois d’octobre, il sera plus facile de changer complétement la donne. Je crois comprendre dans le projet du PASTEF, ils ont prévu de réserver et de protéger 20 km de nos côtes pour la pêche artisanale, c’est déjà un bon à savoir (…) Si on réussit à mieux faire dans ce domaine de la pêche, on va relancer une activité qui est extrêmement appauvrie aujourd’hui avec des pertes de 65%.
Comment appréciez-vous la volonté du nouveau gouvernement de lutter contre la corruption ?
Je crois que le Sénégal dispose de tous les moyens législatifs, juridiques réglementaires pour lutter contre la corruption. Nous avons des institutions et des corps de contrôle qui sont dans cet ordre de bonne gouvernance, c’est-à-dire de lutter contre la corruption. Aujourd’hui, je crois que lutter contre la corruption doit être au cœur du programme de gouvernance de ce nouveau régime. Les pertes énormes que nous avons enregistrées pouvaient effectivement aider dans beaucoup de domaines, à échanger les investissements au niveau de l’école, au niveau de la santé et même dans d’autres domaines (…) La corruption est un danger contre l’équité sociale parce que tous ces corrompus et corrupteurs se vantent d’avoir les meilleurs fonctionnaires ou bien les meilleurs travailleurs de ce pays. Je crois que c’est l’une des priorités que ce gouvernement doit avoir.
Quelle est votre position sur la décision du gouvernement à promouvoir les lanceurs d’alerte ?
Les lanceurs d’alertes doivent être protégés. Voilà des gens gens qui sont au milieu de ces transactions, au milieu de ces business qui peuvent effectivement dénoncer. Pour cela, je suis parfaitement d’accord avec le Président Diomaye qui dit non seulement, on va les féliciter mais on va les récompenser.
‘‘ Il nous appartiendra de fixer les bases d’intérêt et les taux directeurs’’
Donc, je crois que les lanceurs d’alertes doivent être effectivement protégés.
L’intention des nouveaux dirigeants du Sénégal de sortir du franc CFA est un sujet qui anime les débats. Que vous en semble et quelles peuvent en être les conséquences ?
A entendre le défenseur de ce projet sur le problème du CFA, je suis d’avis et parfaitement d’accord par rapport à cette initiative que beaucoup n’ont pas comprise, peut-être. D’abord, ils n’ont pas cette volonté immédiate de mettre en place une monnaie nationale parce que le projet compte négocier au niveau de l’Uemoa et de la Cedeao pour une monnaie communautaire. Cela prendra peut-être le temps pour négocier pour qu’on ait une ‘‘Eco’’ comme ça était initié depuis Lagos avec le Nigeria et la Ghana. Mais si c’est au niveau de la Cedeao que ça échoué, on pouvait au niveau de l’Uemoa réunir 8 pays pour essayer d’avoir une monnaie communautaire qui changerait de nom et qui mettrait en place un système monétaire capable de jouer les deux rôles fondamentaux qui font défaut à ce franc CFA tel qu’il a été mis en place ; c’est-à-dire le financement de l’économie qui est extrêmement faible, qui n’excède pas les 30% pour les entreprises. C’est extrêmement grave pour un pays en voie de développement qui cherche à relancer son économie (…) Ailleurs au Maroc, on entend dire que le financement de l’économie est établi à 80%. Une enquête effectuée au niveau des PME avait révélé que le financement de ces PME ne dépassait pas 12,5%. Cela veut dire qu’il est important que nous puissions avoir une monnaie qui n’est plus contrôlée par ces institutions financières internationales et étrangères qui ne prennent aucun risque. Le deuxième aspect et le deuxième rôle de cette monnaie devra être la politique monétaire, c’est-à-dire qu’il nous appartiendra de fixer les bases d’intérêt et les taux directeurs.
Il nous reviendra de jongler sur ces taux-là pour une gestion de la masse monétaire qui nous éviterait l’inflation, et nous éviterait aussi de sombrer devant d’autres monnaies auxquelles cette nouvelle monnaie sera arrimée. Donc, pour moi, c’est important cette façon de gérer le CFA et donc cette politique me semble plus cohérente, plus économiquement viable que, une monnaie nationale qui peut très souvent nous jouer des tours si elle n’est pas adossée à une richesse économique comme dans beaucoup de pays d’Europe.
Massaër DIA
(Afrik Management/ Avril 2024)
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