Management & RH

IA : Vers une radicalisation des enjeux de pouvoir dans l’entreprise

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Par Isabelle Ferreras

L’IA bouleverse déjà nombre de domaines intellectuels comme l’éducation ou l’industrie du cinéma, et devrait rapidement impacter le monde des entreprises. L’enjeu qui se pose, dès maintenant : comprendre comment son entrée dans le travail radicalisera les questions de pouvoir dans l’entreprise.

La présidence espagnole de l’UE a convoqué fin septembre une réunion de haut-niveau des ministres du travail européens, des partenaires sociaux et de la Commission européenne afin de se pencher sur l’enjeu de l’absence de démocratie au travail en Europe. Au même moment, c’est au travers d’une action coordonnée par les scénaristes d’Hollywood que revient sur l’avant-scène médiatique la pertinence de donner aux travailleurs plus de droits pour gouverner le travail et le développement des produits commercialisés par l’entreprise. Il est essentiel de comprendre que l’entrée des outils de l’IA dans le travail radicalise les questions de pouvoir dans l’entreprise.

Yolanda Diaz, ministre du Travail et de l’Économie sociale du gouvernement espagnol et vice-première ministre, a fait de la démocratie au travail l’une des trois priorités de sa présidence de l’Union. Lors de la réunion de haut-niveau qu’elle a convoqué à Saint-Jacques de Compostelle en septembre 2023, elle a ainsi appelé à la démocratisation des entreprises, parlant d’une nécessaire « bifurcation du projet européen » et affirmant qu’il était temps que la démocratie parvienne enfin dans l’entreprise. Yolanda Diaz a pointé la Directive européenne sur les Comités d’entreprise européens – en pleine révision – comme niveau où l’action européenne pouvait être immédiate en la matière. Mais elle a aussi opéré un lien avec les enjeux les plus technologiquement avancés que représentent les outils basés sur l’IA et leur entrée dans l’entreprise.

De l’autre côté de l’Atlantique, durant l’été 2023, nous avons vu Joe Biden réunir les représentants des plus grandes firmes travaillant au développement de l’IA, les invitant à des engagements volontaires sur la sécurité, le respect et la confiance. Comment, dans un contexte d’accélération des développements de l’IA, imaginer que les entreprises puissent exercer correctement leurs responsabilité sociétale ? La réponse passera par le pouvoir (ou l’absence de pouvoir) de leurs travailleurs.

De ce point de vue, les transformations du monde du travail engendrés par l’arrivée des outils de l’intelligence artificielle représente une révolution. Une révolution qui va radicaliser les enjeux de pouvoir dans l’entreprise, mais qui va aussi faciliter la prise de conscience qu’une prise en charge démocratique de ces développements, par les travailleurs, s’impose. Pour résumer : le potentiel subversif de l’IA consiste à contribuer à notre capacité à démocratiser la vie des entreprises.

Il y a deux dimensions principales sur lequel se joue cette accélération : l’IA permet aux entreprises de gouverner le quotidien des travailleurs d’une manière inconnue dans l’histoire,  tout comme elle est en train de leur permettre de gouverner l’avenir.

Sur ces deux plans (gouverner le présent dans les moindres détails et poser des choix de société aux conséquences déterminantes), les entreprises seront prochainement invitées à faire des choix.

Gouverner le quotidien des travailleurs

Prenons la première face du problème : gouverner le quotidien des travailleurs. Sur ce plan, il est évident que ce que l’on appelle le « management algorithmique » a une force de contrôle du travailleur sans précédent. Il s’agit du potentiel basculement vers des algorithmes, de tâches traditionnellement assumées par l’employeur. Cela va des tâches de la gestion quotidienne du travail (comme l’établissement des horaires, ou le contrôle des prestations et de leur qualité) à la sélection, au recrutement, à l’embauche et au licenciement.

Pour chacune de ces tâches, un algorithme pourrait se substituer à une intervention humaine — de l’enregistrement / contrôle des gestes les plus précis de l’activité (pensez à l’équipement des avant-bras des livreurs qui enregistre leurs moindres gestes et déplacements) jusqu’à la capacité d’intrusion dans la vie des personnes en faisant voler en éclat la frontière entre vie privée et vie professionnelle (pensez aux alertes qui peuvent parvenir au travailleur chez lui, à l’écoute possible des conversations entre collègues ou, pour les travailleurs de plate-forme, aux demandes directes de prestations en dehors de tout cadre horaire jamais fixé).

Des initiatives importantes voient le jour pour percer le voile algorithmique. Aux Etats-Unis, la question de la connaissance des algorithmes, leur compréhension, leur fonctionnement, est au cœur d’un projet co-piloté par des travailleurs de plateforme et des chercheurs de Princeton et du MIT, qui cherche à récolter des quantités importantes de données volontairement mises ensemble par les chauffeurs et les usagers des plateformes pour percer ce qui reste une boîte noire des systèmes algorithmiques.

Au niveau européen, la discussion en cours dans le cadre des négociations sur la Directive visant à l’amélioration des conditions de travail sur les plate-formes procède d’avancées potentiellement significatives. On y voit le concept de « management algorithmique » y faire son entrée, pour faire l’objet d’un examen critique et enclencher la reconnaissance de nouveaux droits pour les travailleurs (« Regulating Algorithmic Management: A Blueprint », de Jeremias Adams-Prassl, Halefom Abraha, Aislinn Kelly-Lyth, Michael Silberman et Sangh Rakshita, European Labour Law Journal, 2023).

Face aux dérives potentielles, l’enjeu de la Directive est précisément de reconnaître aux travailleurs de nouveaux droits, en matière de management algorithmique (« algorithmic management rights »). Cela revient à dire que le travailleur ne pourra être soumis à des algorithmes sans en être pleinement informé. Ce sera à la plateforme d’être « transparente » sur les usages qui seront fait des algorithmes.

Le projet de Directive indique qu’un usage « responsable » et « équitable » devra être fait de la gestion algorithmique du travail. Mais la question qui s’invite est celle de la mise en œuvre de ces intentions. Ici, on peut se laisser inspirer par les travaux qui visent à offrir des solutions au nœud bien connu dans la littérature managériale entre absence de capacité de choix sur les horaires, et absentéisme. Dans ce cas précis, l’utilisation des algorithmes pourrait même représenter une avancée pour les travailleurs, leur engagement et leur motivation, en permettant de systématiser la prise en compte des préférences individuelles dans des organisations de travail complexes.

Une équipe de chercheurs allemands a développé une IA avec les données des travailleurs du secteur de la logistique, qui permet de prendre en compte les préférences individuelles dans l’allocation des prestations (« Accommodating Employee Preferences in Algorithmic Worker-Workplace Allocation », de Charlotte Haid, Sebastian Stohrer, Charlotte Unruh, Tim Büthe, et Johannes Fottner, AHFE International, 2022). L’effet sur la motivation et la présence des salariés est immédiat.

Ce que l’on avait pu mettre en œuvre dans le passé, à un niveau artisanal, dans certains milieux de travail, pourrait ainsi devenir un potentiel droit à un horaire de travail plus compatible avec les obligations privées —  si toutefois l’entreprise souhaitait utiliser un « management algorithmique » ancré dans les préférences des salariés, et contrôlés par eux.

Les dangers de l’introduction des outils de l’IA dans le milieu de travail sont immenses, mais le potentiel que cela représente l’est également. Ce qui fera la différence, ce sera le pouvoir qu’auront les travailleurs et leurs représentants à comprendre et contrôler ces outils qui les gouvernent. Ce pouvoir se traduira en capacité à valider et vérifier l’alignement entre finalités poursuivies et réalisations effectives.

Gouverner l’avenir

Sur la seconde dimension, l’IA permet aux entreprises de gouverner l’avenir. En français, on parle de poser des « choix de société ». Ici, on le voit au travers de la montée en puissance des réseaux sociaux ces deux dernières décennies. Facebook a été créé en 2004, Twitter en 2006, et déjà les réseaux sociaux sont devenus partie intégrante de la construction du tissu social. En 2022, quelque 4,59 milliards de personnes sur Terre sont utilisateurs d’au moins un réseau social.

La fabrique de la société (Avec qui nous sommes en contact ? A quelles news sommes-nous exposés ? etc.) est retravaillée en profondeur par ces entreprises à finalité de profit. Elle façonne l’avenir en profondeur en travaillant nos imaginaires (les produits vendus sur les plateformes de streaming), nos relations (médias sociaux), nos outils d’apprentissage (ChatGPT) et nos outils  de travail (Microsoft enregistre tout ce que nous faisons sur ses outils –mon propre texte à l’instant où j’écris, mon cours avec les étudiants sur Teams, mes échanges avec mes collègues et construit ses IA sur cette base). Dans quelles mains est-il souhaitable que se prennent ces décisions ?

Confier ces décisions aux seuls actionnaires ou apporteurs de capitaux serait une pure folie. Comment pourraient-ils agir autrement qu’à travers la recherche du profit ? La structure de la société anonyme doublée par la structure incitative financiarisée que nous connaissons en Europe depuis les années 1980 est faite pour ne valoriser que ce bien supérieur qu’est le retour sur investissement du capital. A ce titre, les travailleurs ont une place unique et un rôle historique à jouer.

C’est ce qui s’est joué à Hollywood récemment. Entre mai et octobre 2023, le syndicat des scénaristes américains, qui représente plus de 11 500 scénaristes, a mené une des plus longues grèves de l’histoire de Hollywood, à l’occasion d’un conflit avec l’association des producteurs télé et cinéma américains ; à propos non seulement d’enjeux de salaire, mais aussi de l’usage de l’IA. Dans un pays où tout a été fait pour combattre les organisations syndicales, une grève sans précédent a conduit à un rapport de force remarquable : devant les inquiétudes face à la montée en puissance des outils de l’IA, les scénaristes ont souhaité négocier un cadre qui s’impose à toutes les entreprises de production de contenus qui embauchent des scénaristes aux USA.

Ce que les travailleurs ont obtenu est historique : le choix de recourir à l’IA est dans les mains du travailleurs. C’est à eux de choisir si, oui ou non, cela est pertinent. Les entreprises ont également l’interdiction d’utiliser des contenus produits par des IA sans en informer les travailleurs. « A very big deal », pour reprendre les mots de la journaliste Rana Foroohar, du Financial Times, qui estime même que, face aux menaces posées par les BigTech, « les travailleurs pourraient être ceux qui régulent l’IA ».

Ce conflit parle de l’économie de services en général : le savoir est dans les mains des travailleurs, alors que ce sont ces derniers qui sont gouvernés par les décisions de l’entreprise. La responsabilité des entreprises est de se mettre à leur écoute et de leur donner les moyens de travailler afin de peser sur les services qu’ils produisent.

Au-delà, la société doit garantir l’intérêt général, et c’est avec des entreprises dans lesquelles les travailleurs auront le pouvoir de co-décider des orientations prises, que cela sera possible. Le 22 septembre 2023 à Saint-Jacques de Compostelle, la ministre du travail du Portugal, Ana Mendes Godinho, a ainsi appelé très clairement à mettre la démocratie au travail au centre de notre stratégie européenne pour conduire les transitions numérique et verte. A son tour, le Commissaire européen à l’Emploi et aux Droits sociaux, Nicolas Schmit, a affirmé que la démocratie devait aussi exister dans l’économie, et qu’il était temps de créer un nouvel équilibre dans la structure décisionnelle des entreprises. Selon lui, les travailleurs doivent avoir le droit de « co-décider ». Au vu des enjeux, l’agenda politique, européen comme national, devra s’en préoccuper de toute urgence.

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