Céder le leadership aux nouveaux dirigeants ? Pas toujours évident lorsque ces derniers sont plus jeunes.
Peter Drucker avait coutume de rappeler qu’il y a pire que de ne pas être efficace; c’est de faire très efficacement des choses qu’on n’aurait jamais dû faire. Cette réflexion de bon sens s’applique parfaitement à une question qui est en train de perdre beaucoup d’acuité: comment diriger les Y, ces talents nés entre 1980 et 1995 ? La vraie question, plus irritante pour certains, c’est comment elles et eux vont nous diriger – et c’est pour très bientôt. Cinq pistes donc, pour rester zen.
- Ecoutez la différence
A un moment où l’accès à la connaissance n’a jamais été aussi facile et où la profusion de savoir disponible tourne à la confusion, il est essentiel d’être vous-même un chercheur, pas un étudiant. De devenir non pas un spécialiste de la génération Y, mais un spécialiste de votre génération Y, celle qui vous entoure directement. Quand, en 2013, nous avons lancé une enquête mondiale sur notre génération Y, tout le monde – y compris des Y – nous a conseillé d’être court et non intrusif. Nous avons choisi, au contraire, d’administrer une enquête en ligne de 47 questions, dont un tiers portaient sur l’identité et les aspirations dans la vie, pas seulement au travail, de plus de 7000 Y dans nos 70 pays à l’époque. Nous avons reçu plus de 3500 réponses en une semaine, et 1500 contributions spontanées supplémentaires.
La plupart d’entre nous avons des certitudes, et nous essayons d’y faire entrer cette génération, pour son bien évidemment. Ne vous attachez pas à ce que les autres disent de la génération Y en général. Prenez le temps de découvrir celle qui vous entoure, faites-en un acte sincère d’apprentissage mutuel, pas d’éducation paternaliste. Et si vous ne devez avoir qu’un a priori, c’est celui de respecter par principe deux idées simples explorées en sociologie depuis le début du vingtième siècle : les cohortes générationnelles existent et forment des civilisations, des cultures et des valeurs différentes, et à l’intérieur d’une cohorte générationnelle, un petit groupe d’individus peut influencer les goûts, les aspirations et l’identité de l’ensemble de sa génération (lire aussi : « Travailler avec la génération Y »).
- Inspirez, aspirez
Le leadership est un sujet majeur dans nos civilisations anciennes et modernes. La question du chef est intemporelle. Mais c’est peut-être aujourd’hui une question de vieux. Quand on nous interroge sur les figures de leadership, les « role models », nos générations de boomers (nées entre 1945 et 1960) et de X (1961-1979) ont immédiatement en tête un panthéon national, voire international. Si vous posez la question aux générations Y, la réponse se fait attendre.
Plus précisément, notre génération Y a massivement répondu qu’elle souhaitait accéder à des responsabilités de management à un horizon court. Mais quand on lui propose cinq archétypes de leaders – le visionnaire, l’expert, le réglo, le chef de bande et le G.O. (au sens Club Med) – c’est le G.O. qui se détache massivement, alors que nos modèles ont, eux, plutôt tendance à promouvoir explicitement le visionnaire et le réglo, et implicitement le chef de bande, qui sont des figures rejetées par les Y. Si on y regarde de plus près, le visionnaire, le réglo, l’expert et le chef de bande sont des figures « inspirationnelles », tandis que le G.O. est une figure « aspirationnelle », c’est-à-dire qui cherche à satisfaire les aspirations des « gentils membres », qui eux, en général, n’aspirent pas seulement à devenir « gentil organisateur ».
Par défaut, les figures inspirationnelles auront toujours un impact en matière de leadership, mais le modèle du travail demain sera plus d’embaucher les talents pour ce qu’ils ont choisi de faire que pour leur dicter ce qu’ils doivent faire. Et le fait de ne travailler que pour un seul employeur appartiendra de plus en plus au passé.
- Partagez le leadership
C’est pourquoi la génération Y sera celle du leadership partagé. Cette idée est souvent mal comprise, assimilée à une sorte de management plus participatif, plus collaboratif. Le leadership partagé, c’est tout autre chose, et un peu plus compliqué. Et ce n’est pas l’holacratie, où il n’y a plus de managers.
Le leadership partagé implique trois principes clefs :
– Tout le monde est leader, donc responsable. Dans la théorie classique du management, on délègue un pouvoir, mais pas une responsabilité. En réalité, cela signifie que le « shared leadership » est surtout adapté à des situations de croissance, d’élargissement de périmètre et d’innovation ; quand il est important que chacun puisse prendre la responsabilité d’innover, de prospecter de nouveaux clients, et surtout d’accroître l’accès à de nouvelles ressources même et surtout en période de vaches maigres. Quand par contre une équipe est réunie pour accomplir une tâche standard, le shared leadership n’est pas impossible mais pas nécessairement le plus efficace ni le mieux accepté par les équipes.
– Seuls deux rôles sont possibles dans une équipe qui fonctionne en shared leadership ; être soi-même leader, ou être en train d’aider un autre membre de l’équipe à être leader. Cela explique pourquoi, dans les sociétés emblématiques de la renaissance digitale, quatre attributs combinés déterminent le potentiel : smart, leader, expert en quelque chose, et indifférent au statut. Etre (juste) un bon équipier n’est pas une option.
– Les équipes sont très tournées vers l’extérieur ; elles élargissent en permanence leur écosystème et magnétisent un champ croissant de ressources utiles à l’organisation. Cela peut expliquer pourquoi, en leadership partagé, les leaders partagent aussi leur temps et diversifient en permanence leurs centres d’intérêt. Leur mode de travail est « polychronique ». Ils font avancer plusieurs projets simultanément et sont moins à l’aise dans les projets monoséquentiels.
- Laissez vivre la « creative class »
L’exercice du pouvoir dans les organisations est le fait et la mission d’un groupe de personnes désignées pour cela : la classe institutionnelle. Mais la classe institutionnelle capte une autre dimension des organisations, l’initiation et le contrôle du changement. Dans la plupart des organisations, cet exercice est même réservé à la classe institutionnelle. Elle n’est pour autant pas la mieux adaptée pour nourrir une réflexion ouverte sur le changement et le mettre efficacement en œuvre par la suite. Richard Florida, un urbaniste et prospectiviste, a théorisé dans les années 1990 que la création de valeur économique dans les grandes villes était plutôt le fait de la « creative class » que de la classe institutionnelle.
Connaissez-vous la « creative class » de votre organisation ? Certains sont dirigeants et appartiennent déjà à la classe institutionnelle, d’autres non. Certains ne sont même pas dans le périmètre légal de l’entreprise. La première étape est d’identifier cette « creative class », la deuxième est de la libérer, de lui donner les moyens d’exprimer sa créativité, mais sans l’institutionnaliser comme telle. On n’est pas créatif parce qu’on est né après 1980, et la génération Y n’a pas le monopole de la créativité. Mais par construction, et parfois par défaut, la génération Y se méfie des statuts, ce que traduit le néologisme « googly », l’un des quatre mantras de l’entreprise de Mountain View. A bien des égards, le concept de « creative class » est très compatible avec les aspirations et la lecture du monde des organisations que promeut la génération Y.
- Trouvez-vous d’autres occupations
Massivement, les Y vont pénétrer le monde du leadership. Nous, X, allons (re)découvrir le sentiment d’être minoritaire, là où notre façon de penser semble advenue et dominante aujourd’hui. Les boomers n’ont pas connu ce phénomène car nous étions trop peu nombreux pour les remplacer dans l’ensemble des fonctions exécutives. Cela explique aussi en partie leur longévité dans ces fonctions, alors que nous, nous serons contraints de nous inventer d’autres fins de vie professionnelle qu’eux.
Un peu poussés hors des fonctions exécutives, avec peu d’appétence des générations suivantes pour que nous leur transmettions nos croyances de manager ou de dirigeant, nous sommes désormais libres de nous inventer des façons originales de vivre nos troisièmes tranches de vie active. Avec une autre question à la clé : comment rester un manager employable après 50 ans?
Par Laurent Choain
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