Leadership

Dirigeants, l’intelligence est dans la basse-cour

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Le comportement des oiseaux de basse-cour offre de nouvelles perspectives aux leaders soucieux de passer intelligemment d’une posture managériale à une autre.

Dans notre quête de performance, nous imaginons qu’il existerait des recettes qu’il suffirait d’appliquer pour réussir. Faisant écho à cette louable envie de progresser, une littérature managériale florissante décrit les pratiques qu’il conviendrait d’imiter pour doper notre efficacité. Selon la mode du moment, il s’agit d’être authentique, ou bienveillant, ou passionné, ou créatif, ou confiant (lire aussi la chronique : « Pourquoi nous suivons (tous) les modes managériales »)… Cette polarisation de l’attention sur un type de comportement a le mérite de nous faire prendre conscience des aspects sous-développés de notre personnalité et des bienfaits que nous et nos collègues pourrions tirer de changements dans ce domaine.

Pourtant, chaque qualité développée isolément est aussi un travers susceptible de nous desservir. L’authenticité peut être perçue comme un manque d’égard pour la sensibilité d’autrui. La bienveillance peut virer au laxisme. La passion est une forme d’intransigeance qui épuise et qui isole. La créativité, qui se nourrit de l’irrespect pour les règles et les conventions, marginalise. La confiance conduit à sous-estimer les risques et prédispose à la témérité et à l’arrogance. Ainsi, aucune des « best practices » régulièrement vantée n’est exempte de dangers, de sorte qu’il est aisé d’imaginer les préconisations qui leur succéderont.

Le tout et son contraire managérial prospère

Une fois banalisées et ancrées dans l’opinion commune, les positions défendues aujourd’hui avec ardeur ne tarderont pas à manifester des défauts, qui justifieront des discours diamétralement opposés. Au regard des ravages de l’authenticité sur les susceptibilités froissées, le tact et la retenue seront portés aux nues. La médiocre performance d’une bienveillance érigée en dogme militera pour l’exigence et la mise sous tension. La multiplication des burnout « passionnels » démontrera la nécessité de la préservation de soi et de la distanciation. L’incomplétude des créatifs se heurtant à la force de frappe de collectifs organisés et disciplinés rappellera les vertus de la conformité et de l’abnégation. Les déceptions et les ratés de la confiance plaideront pour une vigilance accrue.

Plutôt que de tomber dans le piège de considérations manichéennes qui nous poussent à renforcer une seule des polarités d’un couple de qualités en fait opposées et complémentaires, essayons de relever le défi de la complexité. Nous pourrons alors mieux nous imprégner de la nécessité de développer simultanément la qualité opposée à celle que nous cherchons à fortifier. Car c’est, par exemple, l’exigence qui évite à la bienveillance de sombrer dans la complaisance ou le laxisme. C’est la délicatesse et la prévenance qui tempèrent l’authenticité, c’est la distance qui modère la passion, c’est la discipline qui protège des excès de la créativité et c’est la vigilance qui préserve des possibles abus de confiance.

Le leader accompli privilégie la logique de la complémentarité

Le leadership est l’art de surmonter les contradictions dans des synthèses évolutives. A la pensée binaire de l’exclusion, OU une chose, OU bien son contraire, le leader accompli préférera la logique du ET : une chose ET son contraire (lire aussi l’article : « Le génie collectif »). Connaissant sa polarité de préférence, il s’attachera à raffermir la polarité négligée, afin de ne pas se nuire à lui-même par les excès de ses qualités. Michel Fiol, professeur à HEC, a été le premier à mettre le doigt sur la nécessité de sortir de la logique du curseur, dans laquelle le développement d’une qualité implique le recul de la qualité opposée, pour nous inciter à faire progresser simultanément chacune des polarités.

Si le leadership consiste à gérer des contradictions, il convient de dépasser la vision classique du leadership, tout autant que l’antidote usuellement prescrit. Les connotations du terme de leadership présupposent en effet que le leader se trouve à la tête et à l’avant du groupe. Pour remédier aux inconvénients de la concentration du pouvoir et de l’initiative autour d’un leader suivi par ses troupes, un leadership alternatif, connu sous le nom de « servant leadership » ou de « leading from behind » a vu le jour. Dans ce renversement des perspectives, le leader se tient à l’arrière, il est au service des autres ; il les fait grandir ; il facilite leur travail collaboratif ; il crée une communauté à laquelle ils ont envie d’adhérer.

Les gallinacés proposent une synthèse des styles de leadership

Plutôt que de substituer le « leadership from behind » au « leadership from the front », pourquoi ne pas combiner intelligemment ces deux visions, en cultivant le juste milieu ? Les gallinacés nous en fournissent une amusante illustration. Car si la cane précède habituellement ses canetons, alors que la poule se place à l’arrière de ses poussins, la pintade se déplace au milieu de sa couvée !

Le leadership classique, « selon la cane », se rapproche du modèle montagnard du « premier de cordée ». Le leader doit alors faire confiance (il ne voit pas derrière lui), posséder une forte légitimité pour s’assurer qu’il sera suivi, même dans le danger et l’incertitude, et une grande assurance, pour insuffler l’envie d’avancer. Ce type de leadership solitaire ne garantit toutefois pas l’arrivée à bon port. Une cane aveuglément suivie peut entraîner sa couvée à sa perte ; une cane trop allante peut laisser sur le chemin ses canetons les moins solides, qui ne tiendront pas le rythme qu’elle impose, ou qui se fourvoieront. Le leadership de la cane est celui d’un chef qui pense à la place de ses collaborateurs, au risque de les déresponsabiliser et de les démotiver.

Le leadership « selon la poule » offre au responsable l’avantage de bien contrôler les activités, par une vue d’ensemble. Cela suppose toutefois de sa part une attention de tous les instants et une capacité à guider sa couvée avec précision, à la voix. On pourrait le qualifier de « modèle du skipper » qui tient la barre, à l’arrière du dispositif, et s’assure qu’aucun de ses « poussins » ne se perde en route, tout en encourageant les plus faibles ou les plus timorés. Le succès de ce modèle repose aussi sur quelques poussins plus audacieux que les autres, qui oseront se tenir à la proue et subir les embruns. Le leadership de la poule peut cependant manquer de direction et d’anticipation.

Quant au leadership « selon la pintade », faisant la synthèse entre la poule et la cane, il offre de séduisantes perspectives en matière de cohésion, de proximité, de maîtrise des risques, de partage et d’énergie réalisatrice. La pintade est vigilante et dynamique. Elle surveille du coin de l’œil tout en laissant ses pintadeaux explorer les recoins de la basse-cour avec une autonomie adaptée à leur maturité. Le leadership de la pintade, c’est celui qui est au cœur de l’action, qui « fait équipe », qui entreprend, qui partage et assume les risques.

Un leader éclairé a tout intérêt à se défaire des schémas mentaux préconçus pour naviguer avec intelligence et fluidité d’une posture managériale à l’autre. La difficile résolution des injonctions paradoxales témoigne de la complexité des situations humaines, irréductible à toute tentative de management « sur étagère ». Pour cela, il est indispensable de déterminer avec lucidité ses inclinations naturelles afin de les rééquilibrer en intégrant au regard critique sur soi-même, le point de vue des autres.

Par Véronique Nguyen,Laurent Sudrat

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