Leadership

L’envahissement du « leadership » : un contresens sur l’évolution des entreprises

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Le leadership est sur toutes les lèvres, mais la bureaucratisation des entreprises limite le pouvoir des managers.

Un constat surprenant : alors que l’attention de ceux qui travaillent sur l’entreprise est de plus en plus focalisée sur la notion de leadership, on constate dans le fonctionnement quotidien des entreprises une bureaucratisation jusque-là jamais atteinte visant paradoxalement à enlever aux managers tout moyen de diriger ceux dont ils ont la responsabilité.

Quiconque tente de suivre la littérature quotidienne sur le management est frappé par la place qui y est donnée à la notion de leadership. Qu’il s’agisse de proposer des « modèles » comportementaux vers lesquels devraient tendre les managers pour devenir des leaders, ou plus simplement de former ceux qui ont été répertoriés comme tels, la référence est partout, envahissante et déclinée sous toutes ses formes.

Cette notion n’est pas nouvelle et au fil du temps elle est apparue sous des dénominations différentes. Si l’on remontait à Max Weber, on trouverait facilement des définitions qui glissent de la notion de leadership vers celles de pouvoir ou d’autorité légitime. Ainsi distingue-t-il trois types de « domination » : la domination à caractère rationnel ; la domination à caractère traditionnel et la domination à caractère charismatique, celle qui est passée dans le langage courant (« Pouvoir, domination, charisme et leadership », de Alain Caillé, Revue du MAUSS, 2016, n° 47).

Par la suite, nombreux sont ceux qui ont donné des définitions parfois lapidaires du leader ou du leadership. Ainsi Peter Drucker affirme que la seule et unique définition d’un leader est quelqu’un qui a des followers et ajoute plus tard qu’il est celui qui assume la responsabilité des résultats. Warren Bennis de son côté définit le leadership comme la capacité à traduire une vision en réalité (« The strategies for taking charge », de Warren Bennis et Burt Nannus, Harper business, 2012).

Mais il faut également mentionner comme plus intéressantes et opérationnelles sans doute, les définitions qui se sont faites jour autour de la notion de pouvoir et qui ont inscrit cette notion dans une approche résolument interactionniste que l’on retrouve aujourd’hui sous des formes abâtardies dans la littérature contemporaine. Ainsi Robert Dahl, dans « Who governs » (Yale University Press, 2005) définit le pouvoir comme la capacité pour A d’obtenir qu’il fasse quelque chose sans la pression de B. Il s’agit donc d’une relation déséquilibrée, ce à quoi Crozier et Friedberg vont ajouter qu’elle est en effet déséquilibrée mais aussi réciproque : ainsi le pouvoir devient la capacité de B à négocier aussi chèrement que possible son acceptation à faire ce que A lui demande (« L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective », de Michel Crozier et Erhard Friedberg, Points, 2014).

Le leadership à toutes les sauces

On le voit, pour qui s’intéresse au leadership de façon sérieuse, la notion est complexe et peut être prise sous des angles différents. Ce n’est hélas pas le cas aujourd’hui, lorsqu’il ne s’agit plus de faire des constats ou des analyses mais de définir des comportements qui permettraient d’exercer un leadership (on pourrait dire aussi une « autorité » mais le terme passe mal ou un « pouvoir » mais là le terme est unanimement rejeté) sur ceux dont on a la responsabilité. En somme, il y aurait des « idéaux-types » transférables d’un univers de travail à l’autre et qui assureraient le succès dans la gouvernance de son ou ses équipes. On observera tout de suite qu’une telle approche « décontextualise » l’action, ce qui est une condition pour pouvoir mettre sur le marché des recettes susceptibles d’assurer le succès en toutes circonstances. Des ouvrages à gros tirage n’ont d’ailleurs pas rechigné à s’engager sur cette voie et ont connu un succès d’autant plus remarquable qu’ils offraient des solutions quasi universelles.

Cette évolution n’a rien d’étonnant : elle se produit parallèlement au mouvement d’individualisation qui marque nos sociétés et les entreprises. Mais elle crée chez les cadres un désarroi profond que la multiplication des coachs est chargée de gérer. Mais malgré cela on assiste, chez les cadres en particulier, à un mouvement général de retrait du travail, que le développement du « distanciel » à la suite de la crise Covid a largement contribué à accélérer. Dès lors, il s’agit de persuader chacun, à travers recettes et formations, qu’il peut devenir un leader, le titre lui-même rendant plus supportable la détérioration réelle des conditions d’exercice de la fonction.

La détérioration des conditions du travail

Car en même temps que le thème du leadership envahit réseaux sociaux comme écoles spécialisées, se développe dans les entreprises du secteur marchand un mouvement de bureaucratisation dont nous avions déjà pointé l’apparition il y a près d’une quinzaine d’années (« Lost in management. La vie quotidienne des entreprises au XXIème siècle », de François Dupuy, Le Seuil, 2011).

N’y revenons pas, cette bureaucratisation s’exerce à travers l’utilisation effrénée des « outils de management » que sont les process, les indicateurs de performance ou les systèmes de reporting. Ce qui est plus intéressant c’est d’analyser les conséquences de cette évolution sur tous ceux qui sont en situation de responsabilité, les « leaders » donc, et sur tous ceux qui s’activent pour parvenir à ce statut ou à qui, à travers des titres ronflants de séminaires qui leur sont proposés, on fait croire qu’ils l’ont acquis.

Car derrière cette prolifération d’outils procéduraux se profile un des dogmes les plus fondamentaux du taylorisme : l’interchangeabilité des individus. Autrement dit, l’idée que ces règles, procédures et process de toutes sortes permettent d’encadrer, de déterminer même, les comportements, quelques soient les individus, leurs qualités, leurs aptitudes, leurs spécificités. Et donc que plus ils se répandent dans le service ou l’entreprise et moins le fonctionnement de ce service ou de cette entreprise dépend de ceux qui sont chargés de le ou la faire fonctionner. Quel besoin d’un leader alors puisqu’il suffit d’appliquer les règles ?

Certes, on me fera observer que « dans la vraie vie » les organisations poursuivent leurs activités grâce au phénomène de « désobéissance organisationnelle » par lesquels l’encadrement de proximité en particulier s’exonère du « fatras bureaucratique ». Il n’en demeure pas moins que la réduction à bas bruit de la dépendance des entreprises vis-à-vis de leurs cadres est en route et que cela contribue en retour aux phénomènes de désengagement du travail évoqués plus haut.

Ainsi émerge aujourd’hui un paradoxe dont on n’a pas encore bien pris la mesure mais dont on entrevoit les conséquences à travers la distance prise par les cadres vis-à-vis de leur travail : d’un côté, on s’active autour de « leaders » qui pourront prendre en charge leurs responsabilités en étant solidement armés pour ce faire ; de l’ autre, on vide de contenu autant que faire se peut ces responsabilités qui se réduisent à surveiller l’application de ce qui fut décidé ailleurs, mais pas par eux en tous cas.

Redonner du contenu à la fonction de cadre « encadrant » (pour les distinguer des cadres « spécialistes »), ce n’est certainement pas en utilisant un vocabulaire, dont on voit qu’il est compensatoire des pratiques, ou en leur faisant miroiter une sorte de « grade » qui n’a en fait que peu de contenu, que l’on y parviendra. Pour rendre à cette population une place à laquelle elle aspire aujourd’hui, sans trop d’illusions, une action concrète, mais bien difficile à mener, consisterait à endiguer le mouvement de bureaucratisation dans laquelle sont engagées les entreprises du secteur marchand. Faire confiance à ces « leaders » répondent en chœur tous ceux qui entrevoient le mur dans lequel les entreprises sont en train de foncer. Certes, mais à nouveau il faut constater que la confiance est une notion complexe qu’il s’agit de bien comprendre avant de vouloir la généraliser à toutes les situations. Nous y reviendrons.

Par François Dupuy

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