Le monde n’a rien de prévisible, comme l’a prouvé l’épidémie de Covid-19. Dans ce contexte, les certitudes comme les vieilles recettes sont souvent d’une efficacité réduite.
Après le choc du premier confinement au début de l’année 2020, qui a vu voler en éclat aussi bien les business plans que les prévisions économiques et sociales de toutes sortes, le monde a vécu un retour erratique, difficile et long à une situation presque normale, sans pour autant être certain d’être tout à fait sorti de la crise. Autrement dit, l’incertitude, avec son lot de surprises, est avec nous pour longtemps.
On aurait pu penser que la violence du choc, qui a très clairement mis en évidence les limites de nos outils de management, amènerait à une profonde remise en question. Or il n’en a rien été. Passé le choc, et malgré la persistance de gros nuages sombres sur leurs têtes, organisations et Etats se sont remis à concevoir des plans d’actions sur la base de prévisions savantes, sans lesquelles ils semblent incapables de concevoir leur action.
La persistance d’outils prédictifs en dépit de leurs limites
Pourtant, depuis des années, nombre de chercheurs et d’experts invitent à « embrasser l’incertitude », pour reprendre une expression courante de la littérature managériale. Malgré cela, et malgré les accidents de prédiction répétés, les successions de surprises et les évolutions radicalement inattendues du monde depuis trente ans, la quasi-totalité des outils de prise de décision est restée ancrée dans un paradigme positiviste et prédictif. Ces outils reposent sur un modèle qui consiste à identifier un enjeu futur, à définir un objectif en lien avec cet enjeu (une vision), puis à déterminer les moyens d’agir pour atteindre cet objectif. Le modèle mental sous-jacent est que, plus l’enjeu identifié est jugé important, plus l’action doit être ambitieuse et les moyens conséquents. Ce modèle sous-tend tous les grands plans de transformation des organisations comme des Etats. Toute action modeste est considérée comme vaine et futile.
En justifiant sa démission du gouvernement en août 2018, Nicolas Hulot indiquait ainsi qu’il n’arrivait pas à faire passer ses idées et qu’il ne supportait plus de s’« accommoder des petits pas, alors que la situation universelle, au moment où la planète devient une étuve, mérite qu’on se retrouve et qu’on change d’échelle. » Autrement dit, face à l’ampleur de certains enjeux, comme celui du changement climatique, il faut une révolution. Or comme l’histoire l’a montré, et continue de le montrer, les révolutions sont le plus souvent synonymes de désastres, et sont toujours plus néfastes que bénéfiques. Les échecs répétés des grands plans de transformation, des entreprise comme des programmes politiques, sont là pour le confirmer.
Les trois erreurs des outils du management prédictif
L’approche « révolutionnaire » est une impasse coûteuse car elle commet trois erreurs.
1- Une erreur ontologique, sur la nature du monde : celle de penser que le monde est une mécanique dont nous connaissons les ressorts, et qui évolue de façon linéaire. Il suffirait d’appuyer sur tel ou tel « bouton » pour obtenir l’effet désiré. Il suffirait de vouloir pour pouvoir.
2- Une erreur épistémologique, sur ce que nous pouvons savoir : celle de penser que disposer de toujours plus de données nous permet d’anticiper l’évolution du monde. Un coup de « big data » ou un sondage en profondeur, et nous saurions quoi faire.
3- Une erreur sociologique, sur la prise de décision : celle de la concevoir comme un exercice solitaire et purement intellectuel. Rassemblons des gens très intelligents autour d’une table et nos problèmes seront réglés.
Ces trois erreurs créent une présomption fatale, pour reprendre les mots de l’économiste Friedrich Hayek, qui se traduit par une posture arrogante, voire hubristique de confiance excessive en notre capacité de contrôler le monde. Cette posture est la cause de notre propre échec avec son lot de souffrances humaines et de problèmes non résolus. Un exemple parmi d’autres illustre l’impasse que constitue cette posture : la guerre contre la drogue aux Etats-Unis a été lancée en fanfare par le président Richard Nixon en 1970. Malgré des moyens colossaux, environ dix milliards de dollars par an de dépenses directes, mais beaucoup plus si l’on compte les dépenses indirectes, l’ONU a fini par reconnaître officiellement, en 2016, que cette guerre était un échec aux conséquences sociales désastreuses. S’est-elle arrêtée pour autant ? Non.
Une approche alternative : les petites victoires
Comme le souligne Richard Straub, le président du Peter Drucker Forum, plutôt que cette posture arrogante, mieux vaut adopter un état d’esprit différent inspiré de la pensée de Peter Drucker, le « père » de la pensée du management, – une posture empreinte d’humilité, selon laquelle le changement doit plutôt s’envisager de façon incrémentale, comme ancré dans la continuité ; un constat que les turbulences traversées actuellement ne rendent que plus évident. Une posture d’humilité, par laquelle on accepte de ne pas être capable de prédire l’avenir et de ne pas pouvoir changer un système de façon mécanique et autoritaire, ne signifie pas renoncer au changement, bien au contraire. C’est même la condition pour pouvoir changer.
Un riche courant en sociologie, en sciences politiques et en théorie des organisations défend en effet depuis longtemps l’idée d’une approche incrémentale du changement, par petits pas et à l’échelle locale. Ce courant a montré comment les problèmes les plus complexes sont mieux résolus en organisant une série de petites victoires, qui sont accessibles aux individus quels qu’ils soient et où qu’ils soient. Leur succession constitue un socle solide, qui se forge progressivement, limitant les risques, dissuadant les opposants et ralliant les indécis en faveur du changement.
Deux impératifs pour agir en incertitude
Cette posture alternative nécessite de respecter deux impératifs. Tout d’abord, un impératif de prudence : il faut avant tout survivre face à l’incertitude et aux surprises, et donc s’organiser pour éviter certains futurs non souhaitables. Il faut également respecter l’existant et procéder de façon humble en évitant la radicalité révolutionnaire. Ensuite, un impératif de progrès : la protection ne suffit pas, il faut aussi prospérer grâce à l’incertitude et aux opportunités qu’elle ouvre. Il s’agit ici de créer l’avenir qu’on souhaite, et de ne pas simplement le laisser survenir, c’est la dimension entrepreneuriale de la transformation.
Il y a naturellement une tension entre les deux, mais c’est une tension créatrice ; c’est celle de tout organisme vivant. Elle est à recréer en permanence : une approche excessivement prudentielle entraîne l’immobilisme, ce qui signifie la mort dans un monde qui change, tandis qu’une approche révolutionnaire mène aux excès évoqués, et mine la cause que l’on souhaite défendre.
Repenser maintenant les outils du management
Comme l’indiquait Peter Drucker, « c’est précisément parce que le changement est une constante que ses fondations doivent être particulièrement solides ». Et ce sur quoi cette continuité doit se fonder, c’est l’humain.
Dans un monde incertain, qui change profondément, il faut abandonner la vision de Platon et de Saint-Simon, celle d’un monde vu comme une machine pilotée par quelques grands génies qui donnent la direction et font exécuter les ordres. Il faut, au contraire, partir des hommes en les formant à penser de nouvelles choses, et à prendre conscience qu’ils peuvent changer le monde autour d’eux. Il faut leur donner les moyens pour agir et transformer leur environnement. C’est pour cela que la clé de la transformation du monde réside dans l’enseignement. C’est ce qu’évoquait Paul Valéry quand il écrivait : « Il s’agit de faire de vous des hommes prêts à affronter ce qui n’a jamais été. »
Un monde incertain appelle à repenser les outils du management, et en particulier les modèles mentaux sur lesquels ils sont bâtis. C’est une tâche qui incombe aux chercheurs et aux enseignants bien sûr, mais aussi aux managers eux-mêmes. Il faut engager ce travail maintenant, et ne pas attendre la prochaine catastrophe prédictive.
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