Pour recruter, tenez-vous-en aux faits.
Les réseaux sociaux tels que Facebook, TikTok et Instagram ont fourni un nouvel outil de recrutement à de nombreuses organisations. D’après une enquête réalisée par CareerBuilder en 2018, 70% des employeurs regarderaient les profils des candidats dans le cadre de leur processus de sélection, et ils seraient 54% à avoir déjà écarté certains candidats en raison de ce qu’ils y avaient trouvé. Les réseaux sociaux permettent d’accéder gratuitement et facilement à un portrait réaliste d’un candidat, et d’obtenir une idée plus précise de son potentiel de réussite pour le poste – du moins, en théorie.
Pourtant, de nouveaux travaux de recherche indiquent que les recruteurs qui adoptent cette approche devraient être prudents : ce qu’ils en tirent, ce sont en grande partie des informations qu’ils ne devraient pas prendre en compte dans l’évaluation des candidats pour des raisons éthiques et légales – et très peu d’entre elles permettent de prédire la performance.
Dans la première d’une série de trois études, les chercheurs ont examiné les pages Facebook de 266 demandeurs d’emploi américains pour voir ce qu’elles révélaient. Certaines des informations publiées par les candidats – comme le niveau d’éducation, l’expérience professionnelle et les activités extraprofessionnelles – couvraient des thèmes que les entreprises évaluent régulièrement et de manière légitime lors du processus de recrutement. Mais une part considérable des profils contenait des détails que les organisations n’ont parfois légalement pas le droit de prendre en compte, tels que le genre, la couleur de peau et l’origine ethnique (visibles sur 100% des profils), le handicap (7%), l’état de grossesse (3%), l’orientation sexuelle (59%), les opinions politiques (21%) et l’appartenance religieuse (41%).
Beaucoup de profils incluaient également des informations potentiellement préoccupantes aux yeux des employeurs : 51% contenaient des grossièretés, 11% indiquaient une prédilection pour les jeux d’argent, 26% montraient ou faisaient référence à une consommation d’alcool et 7% à une consommation de drogues. « On comprend facilement pourquoi tant de recruteurs adorent les réseaux sociaux – ils y trouvent toutes les réponses aux questions qu’ils n’ont pas le droit de poser lors d’un entretien, souligne Chad Van Iddekinge, professeur à l’université de l’Iowa, qui a participé à cette étude. Mais c’est problématique, puisque les pratiques de recrutement légales ont pour caractéristique principale de se concentrer sur les comportements dans le contexte professionnel. Il doit y avoir une distinction nette entre ce que les gens font au travail et ce qu’ils font en dehors. »
Dans la deuxième étude, les chercheurs ont tenté de déterminer si ces informations influaient sur les évaluations des recruteurs. Ils ont demandé à 39 d’entre eux d’examiner les profils Facebook de 140 demandeurs d’emploi (provenant d’une étude antérieure plus large) et de noter la recrutabilité de chaque candidat. Les chercheurs ont ensuite croisé les notes données par les recruteurs avec le contenu de chaque profil. Si les recruteurs ont clairement prêté attention aux critères légitimes tels que l’éducation et les compétences rédactionnelles, ils ont aussi été influencés par des facteurs censés être interdits, comme le statut marital (les candidats mariés et fiancés ont en moyenne obtenu de meilleures notes que les candidats célibataires), l’âge (les individus plus âgés étaient mieux notés), le genre (les femmes étaient avantagées), et la religion (les candidats indiquant leurs croyances étaient moins bien notés). D’autres facteurs tels que les grossièretés, la consommation d’alcool ou de drogues, la violence et le comportement sexuel avaient tendance à faire baisser les notes. Les activités extraprofessionnelles n’avaient en revanche aucune conséquence sur les notes.
Dans leur dernière étude, les chercheurs se sont intéressés à l’objectif final de l’exploitation des réseaux sociaux : recruter de meilleurs candidats. Ils ont obtenu les évaluations des superviseurs de 81 des demandeurs d’emploi de la deuxième étude (choisis aléatoirement) après six à douze mois d’activité et ont interrogé ces employés pour déterminer s’ils comptaient rester à leur poste. Ils ont ensuite invité un nouveau groupe de recruteurs à évaluer les profils Facebook, en divisant le groupe en deux. Le premier a réalisé l’exercice sans instructions particulières. L’autre groupe a été formé aux bonnes pratiques d’évaluation des informations tirées des réseaux sociaux : ils devaient ainsi se concentrer sur les informations relevant du domaine professionnel et éviter les détails relevant d’autres domaines, utiliser des critères identiques pour juger tous les individus, noter leurs observations, et faire attention aux erreurs et aux biais liés à la prise de décision, comme la tendance à favoriser les candidats avec des intérêts ou des caractéristiques proches des leurs. Aucune des évaluations, ni du premier groupe ni du deuxième, n’a prédit avec exactitude la performance professionnelle ou les intentions de changement de poste, ce qui indique que même en suivant des instructions méticuleuses, les recruteurs n’ont pas grand-chose à gagner à examiner l’activité en ligne des candidats (LinkedIn, exclu de cette recherche, semble être une exception évidente).
Les participants à ces études ont autorisé les chercheurs à consulter leurs pages Facebook – mais, dans de nombreux cas, les recruteurs n’ont pas besoin de demander la permission puisque les profils sont bien souvent publics. Des recherches antérieures ont par ailleurs montré qu’un tiers des recruteurs américains demandaient l’accès aux pages Facebook des candidats et que la grande majorité d’entre eux acceptaient. Mais les choses commencent à changer : plus de 20 Etats américains interdisent désormais aux employeurs de demander aux candidats de montrer leurs comptes sur les réseaux sociaux pendant un entretien ou de dévoiler leurs noms d’utilisateurs et leurs mots de passe. Les organismes de réglementation européens vont plus loin en interdisant aux responsables du recrutement de consulter les pages des candidats sur les réseaux sociaux à moins que cette personne ne donne son consentement exprès.
Qu’en est-il de l’utilisation des réseaux sociaux comme filtre négatif – c’est-à-dire pour identifier les signaux d’alerte, comme le racisme ou la misogynie manifestes ? « Nous n’avons pas étudié cela, répond Liwen Zhang, professeure à l’université de Nouvelle-Galles du Sud et auteure principale de cet article de recherche. Mais nos travaux montrent que les recruteurs sont influencés par tout ce qu’ils voient sur les réseaux sociaux – alors, si les entreprises souhaitent chercher les signaux d’alerte, mieux vaut qu’elles confient la tâche à quelqu’un d’autre qu’eux. »
Les chercheurs conseillent aux demandeurs d’emploi de « nettoyer » leurs pages sur les réseaux sociaux, y compris le contenu problématique publié par des tiers, et de renforcer leurs paramètres de confidentialité. Ils ajoutent que les entreprises et les chercheurs devraient également tester d’autres manières d’utiliser les réseaux sociaux dans le processus de recrutement. De récentes études ont notamment révélé que des applications de machine learning pourraient déterminer certains traits de caractère à partir de profils sur les réseaux sociaux – des informations qui pourraient s’avérer utiles pour manager les individus une fois embauchés.
En attendant, les chercheurs recommandent aux responsables du recrutement de résister à la tentation d’inspecter les pages des candidats sur les réseaux sociaux. « Les informations qui s’y trouvent ne sont pas inutiles, explique Chad Van Iddekinge, mais nous n’avons pas encore les outils permettant d’identifier le signal dans le bruit. »
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