Le télétravail instauré dans l’urgence en 2020, et partiellement pérennisé par certaines entreprises en 2021, doit maintenant être organisé. Bien que les outils soutenant cette évolution managériale soient issus des domaines de l’informatique et de la logistique, ce sera essentiellement aux managers, accompagnés de psychologues du travail et d’ergonomes, de structurer ce nouveau modèle de travail.
Avant la crise sanitaire, la majorité des entreprises ne proposaient à leurs employés qu’une forme très limitée de télétravail. Il y a vingt ans, seuls quelques 7% des salariés suisses, par exemple, travaillaient de manière occasionnelle à l’extérieur de leur bureau habituel au moins une fois par mois. Compte tenu de cette faible proportion de télétravailleurs occasionnels, et de leur présence néanmoins régulière au bureau, les entreprises ne se préoccupaient pas outre-mesure d’organiser ce travail à distance. Les chiffres sont restés dans cette même proportion au niveau européen jusqu’à la crise sanitaire. En juin 2020 est apparue une première forme de télétravail réactive, en « mode béquille », imposée dans l’urgence et non pensée sur un temps long, qui avait tendance à engendrer une forte dilution du cadre organisationnel, une altération de la communication et une redistribution temporaire des dynamiques de groupe.
Un an plus tard, en juin 2021, bon nombre d’entreprises songeaient à pérenniser ce format organisationnel avec, pour constat, l’émergence d’une évolution majeure dans les façons de travailler avec la possibilité de travailler tant à distance qu’au bureau, à l’aide d’outils informatiques devenus parfaitement fonctionnels. Le manager se voyait alors engagé dans une nouvelle forme de management dite hybride, devant planifier, coordonner et contrôler le travail de ses collègues se trouvant pour certains au bureau, pour d’autres à l’extérieur… L’essentiel des entreprises ont laissé leurs cadres s’auto-organiser dans leur gestion quotidienne, si bien que la majorité d’entre eux ont rapidement vu leur charge cognitive sensiblement augmenter, notamment par la masse du flux informationnel et la cumulation des différents canaux de communication. Les entreprises prennent aujourd’hui conscience qu’une nouvelle forme de management émerge et qu’elles doivent encadrer l’utilisation des moyens, pour limiter l’hyperconnexion et l’épuisement cognitif, mais également pour soutenir la performance collective sur le long terme.
Désormais, près d’un tiers des salariés travaillent de manière régulière à l’extérieur de leur bureau habituel. Le management hybride, essentiellement auto-géré dans la seconde phase, doit désormais s’organiser car le format hybride semble être un modèle pouvant être amené à se pérenniser sur le long terme.
Pour autant, le télétravail, ou le travail hybride, ne concerne pas tous les secteurs. Si certains d’entre eux se prêtent parfaitement au télétravail (métiers de la finance, de l’administration publique ou plus largement, les métiers liés au traitement de l’information), d’autres s’y prêtent moins, voire pas du tout. C’est le cas notamment pour la majorité des métiers des secteurs primaires et secondaires : agriculture, industrie, divertissement, transport, restauration ou encore, commerce de détail. On retrouve, par ailleurs, généralement une plus large proportion de cadres, tout secteur confondu, pouvant réaliser leur travail à distance dès lors que leurs tâches sont plus administratives et ne font pas appel à du matériel spécifique disponible dans un lieu bien précis. A ce jour, près de deux tiers des individus actifs sur le marché du travail en Suisse poursuivent leur activité au sein du site habituel et ne réalisent pas du tout de télétravail. Face à ces constats, les entreprises doivent repenser leur modèle organisationnel en élargissant leur réflexion initiale souvent construite essentiellement autour de considérations informatiques et logistiques, en intégrant une dimension psychosociologique à leur analyse.
L’équité de l’offre entre le travail au bureau et à distance
C’est en premier lieu la question du sentiment d’équité entre celles et ceux qui peuvent bénéficier du télétravail, et les autres, qu’il convient d’aborder. Elle part du postulat que le télétravail peut représenter pour certains un privilège, en omettant parfois que tous les individus n’apprécient pas au même degré cette nouvelle forme d’organisation. Les individus plutôt introvertis pourront avoir, par exemple, tendance à apprécier davantage ce mode de travail à distance, y voyant un cadre souvent plus calme, tandis que les individus plutôt extravertis pourront y voir une perte potentielle des rapports sociaux. L’offre potentielle de télétravail proposée par les entreprises, dont le modèle d’affaires le permet, devrait ainsi considérer les préférences individuelles non pas de manière dichotomique, mais en favorisant un panachage d’options permettant de valoriser tant le travail en présentiel que celui réalisé à distance. Ainsi, que l’on travaille sur site habituel ou à distance, quelques jours par mois ou à temps plein, il devrait être possible d’y percevoir un avantage certain. Les entreprises pourront ainsi favoriser des modèles valorisant les choix personnels. Par exemple, les plus beaux bureaux pourront être prioritairement attribués au personnel le plus présent sur site. Les individus ne disposant pas d’un espace de qualité au sein de leur domicile pour télétravailler pourront se voir proposer un choix de bureaux dans des espaces de coworking, au plus proche de leur lieu d’habitation, tandis que les individus travaillant depuis leur lieu d’habitation pourraient se voir délivrer un service logistique pour optimiser leur nouvel espace de travail. Inévitablement, les individus compareront les possibilités offertes par l’entreprise, de manière horizontale avec leurs collègues, mais également de manière verticale avec leur hiérarchie. La définition de l’offre dépassera ainsi la question de la localisation pour s’intéresser également à la flexibilité administrative qui peut être offerte aux différentes fonctions (horaires de travail plus souples, auto-organisation de la répartition des tâches…). C’est enfin à l’équité de la tâche qu’il sera pertinent de réfléchir : le télétravail mis en place sous forme de béquille, au cours des phases précédentes, a parfois confié les tâches moins valorisantes aux personnes en présentiel et les tâches les plus réflexives à celles en télétravail.
La compétence technique et managériale des cadres
Le second enjeu avec le travail hybride réside dans les compétences techniques et sociales de l’ensemble des membres de l’entreprise. Pour les secteurs concernés, les nombreux outils collaboratifs ont contribué à augmenter ces dernières années la productivité de équipes. Aujourd’hui, c’est pourtant principalement sur la posture managériale des cadres que l’enjeu de cette nouvelle forme d’organisation va se jouer. Le manager hybride n’interagit plus de manière synchrone avec l’ensemble de son équipe ; il doit désormais faire fi du lieu de présence de ses collègues pour répartir les tâches. S’il continue à orienter, coordonner, rassembler et remercier, il doit savoir le faire sans toujours avoir son équipe avec lui. Pour s’en sortir, il doit inévitablement faire confiance à l’ensemble des individus et leur laisser une certaine autonomie quant à l’organisation de leur travail. Dans certains cas, cela représente un changement de posture de taille.
La gestion de la charge cognitive
Pour les individus travaillant de manière hybride, la fonction qu’occupe désormais le bureau d’entreprise a fondamentalement changé : il devient le lieu où on se retrouve pour échanger de manière informelle et entretenir les liens entre collègues, puisque le lieu dédié au travail nécessitant une attention sélective s’est déplacé à l’extérieur. Au contraire, pour les individus travaillant sur site, la fonction du bureau n’a pas changé : elle reste un lieu d’échange et d’interaction, mais constitue avant tout le seul et unique lieu de concentration disponible au quotidien. Les locaux de l’entreprise doivent alors permettre aux deux groupes de se rencontrer régulièrement, tout en préservant leurs intérêts réciproques. Les bureaux open space, tant à la mode ces dernières années, n’ont plus leur place dans un tel modèle, puisqu’ils ne permettent pas de limiter le nouveau bruit engendré par le travail hybride. Les séances qui se déroulent désormais beaucoup par téléphone ou vidéo-conférence doivent se faire dans des lieux spécifiques, de même que les échanges informels. Les bureaux individuels, ou en équipes réduites, retrouvent alors toute leur légitimité pour limiter les difficultés de concentration engendrées par ce nouveau mode de fonctionnement hybride.
En voyant le nombre de messages inutiles arriver en mode copie dans sa boîte aux lettres virtuelles à longueur de journée, on imagine aisément l’impact similaire des nouveaux outils de communication sur la charge cognitive : discussion en direct dans les forums, multiples appels vidéos et téléphoniques, etc. Pour ne pas se retrouver accaparés par un flux massif d’informations inutiles, les entreprises devront mettre en œuvre des stratégies de gestion de l’information, précisant le cadre d’utilisation de ces outils et en leur attribuant un rôle spécifique : la messagerie pour les interactions asynchrones individuelles, l’intranet de l’entreprise pour diffuser des communiqués asynchrones de groupe, les outils de chat et de conférences virtuelles pour les échanges synchrones collectifs, par exemple.
L’interaction entre les membres du groupe
La performance d’un groupe sur le long terme réside notamment dans la qualité des interactions entre ses membres et les capacités intrinsèques de leadership de son responsable pour rappeler les objectifs communs. Le management hybride vient inéluctablement titiller cette performance à long terme sur deux aspects : il modifie la forme et la fréquence des interactions entre les membres de l’équipe d’une part, et il vient d’autre part potentiellement repositionner le rôle du leader. L’interaction qui s’effectuait essentiellement de manière synchrone entre les membres du groupe devient désormais asynchrone, voire multisynchrone. Les informations partagées au sein du groupe, en séances plénière ou de manière informelle tout au long de la journée, doivent désormais être également partagées par un mode asynchrone pour les collègues qui travaillent à distance. L’enjeu réside donc dans la capacité de l’équipe à partager l’information nécessaire à la cohésion du groupe, qu’il soit sur site ou éloigné. Or toute la difficulté réside dans l’utilité et l’interprétation de cette masse d’information. Car interagir avec l’autre, ce n’est pas uniquement transmettre des informations factuelles et verbales, c’est aussi interpréter des gestes, des réactions et des émotions. C’est également savoir sélectionner les données nécessaires à la compréhension d’un message. Si l’interaction à distance peut favoriser la productivité sur le court terme (les processus sont davantage décrits, les règles de fonctionnement du groupe sont mieux formalisées…), la performance collective à long terme en mode hybride pourra en pâtir pour ces raisons. Dans ce contexte, le manager devra réussir à revêtir un rôle fondamental de rassembleur, afin de maintenir une cohésion d’équipe sur le long terme.
Une nouvelle manière de travailler, ou simplement une présence managériale renforcée ?
Le management hybride constitue certainement l’un des grands enjeux managériaux des entreprises pour ces prochaines années. Bien que cette configuration hybride ait recours à la technologie et à l’architecture logistique, ce sera avant tout aux managers, accompagnés de psychologues du travail et d’ergonomes, de penser la fonction du bureau de demain. Les nouveaux outils informatiques, parce qu’ils permettent une virtualisation des moyens de communication, accompagnés de nouvelles configurations logistiques, vont engendrer un renforcement des attentes envers les managers. Faut-il pour autant y voir l’émergence de nouvelles manières de travailler (« New ways of working » – NWOW), ou un simple renforcement des rôles confiés à l’organisation ainsi qu’aux managers ? Si nous n’y percevons pas une nouvelle manière de travailler (NWOW), nous posons l’hypothèse que le rôle et la responsabilité du management seront renforcés par l’hybridation du travail. Le management hybride nécessitera des organisations qu’elles déterminent un cadre organisationnel correspondant à leur environnement, leurs valeurs et leurs moyens. Elles devront déterminer des règles générales, puis laisser les différents secteurs d’activité les affiner au regard des réalités du terrain. Ce sera ensuite aux managers de revêtir le rôle fondamental qui leur est confié de tout temps par leur entreprise, en sachant :
– communiquer une orientation et allouer les moyens disponibles pour y parvenir
– organiser et réguler le flux des interactions au sein de leur équipe (outils virtuels utilisés par type d’activité, fréquence des interactions entre les membres du groupe)
– comprendre et articuler les individualités en préservant la cohérence du groupe
– entretenir le sentiment d’esprit d’équipe et adapter la forme et la cadence de l’équipe en fonction des aléas
Si ces tâches ne sont nullement nouvelles, il se peut que la capacité d’interaction sociale de ces cadres, tout comme leurs compétences en organisation du travail et leur aisance en informatique représentent pour eux de précieux atouts pour se mouvoir avec aisance dans un management hybride.
Un apprentissage par test and learn pour s’adapter dans le temps
Le temps nécessaire à l’adaptation de ce modèle sera à la hauteur du changement de posture qu’il impose. Le modèle d’apprentissage expérientiel du pédagogue David Kolb semble particulièrement pertinent puisqu’il permettra aux entreprises d’affiner leur modèle au gré de leur retour d’expérience. Les entreprises auront tout intérêt à avancer dans leur réflexion en poursuivant une stratégie de test and learn : en commençant par analyser les expériences de télétravail au cours de la crise sanitaire, puis en formalisant de manière plus précise les concepts et les moyens qu’elle souhaite engager sur cette base, elle pourra tester son modèle hybride et l’affiner au regard de sa nouvelle expérience, avant de recommencer de nouveaux cycles d’expérimentation.
Par Mathias Baitan
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