Depuis un an, les pratiques ont changé, et le management doit s’adapter.
Si le télétravail s’était imposé dans l’urgence il y a un peu plus d’un an maintenant, bon nombre d’entreprises songent désormais à pérenniser ce format organisationnel sur le long terme. Pour autant, le « retour à la normale » ne sera pas un véritable retour. Il ne s’agira pas de reprendre les anciennes habitudes mais bien de penser et d’organiser une nouvelle façon de travailler qui émerge de manière particulièrement rapide : un management hybride, qui oscille entre présence physique au bureau et distance organisée, depuis son lieu de résidence, en déplacement ou dans des espaces de coworking.
Le dernier baromètre « Impact de la crise sanitaire sur la santé psychologique des salariés », réalisé par OpinionWay pour Empreinte Humaine (mai 2021) pour la France, montre que le nombre de burn-out a doublé en un an pour atteindre deux millions de personnes. Les managers sont en moyenne 1,5 fois plus touchés que leurs collaborateurs. En Suisse, la fondation Promotion Santé Suisse relève, dans sa feuille d’information 51 traitant de cette question (avril 2021), que la transformation numérique qui s’est accélérée par la crise sanitaire a augmenté sensiblement la charge cognitive et l’hyper-sollicitation des salariés, a contribué à réduire les frontières entre espaces de vie privée et vie professionnelle, et engendré des enjeux de cohésion d’équipe dans cette forme de management hybride.
Une augmentation sensible de la charge cognitive
Cette charge cognitive s’explique en premier lieu par un phénomène d’hyperconnexion des travailleurs qui ont vu leur utilisation des outils numériques professionnels fortement augmenter en un an. A titre d’exemple, en 2020, le volume de visioconférences a été multiplié par 20, engendrant un important phénomène de fatigue numérique. Outre la fatigue visuelle causée par la surexposition aux écrans, la « Zoom fatigue » s’explique, selon le Pr. Bailenson, chercheur à Stanford, par le paradoxe d’interactions à la fois trop intenses (avoir un collaborateur en gros plan pendant une heure) et trop pauvres (la visioconférence prive les interlocuteurs de la plupart des indices non verbaux qui permettent de réguler une interaction). Si cette augmentation a touché les collaborateurs comme les managers, elle est beaucoup plus importante chez les managers. Une étude (« Mesure de l’impact de la visioconférence sur la qualité du management à distance »), réalisée en 2021 par Aurélie Jullien et Audric Mazzietti sur le management à distance dans le secteur des biotechnologies a, par exemple, montré que depuis le Covid-19, les managers font environ 18 heures de visioconférence par semaine, contre une dizaine pour leurs collaborateurs. Le corollaire de cette overdose de technologie professionnelle est un stress technologique important chez les managers qui, bien souvent, ont la charge de mettre en place les dispositifs techniques permettant le management à distance.
Une hyper-sollicitation managériale
La surcharge cognitive induite par le management hybride réside aussi dans la difficulté de maintenir la cohésion d’équipe et l’efficience relationnelle dans un dispositif inégalitaire. En effet, le management hybride suppose qu’une partie de l’équipe est en présence alors que l’autre est à distance, ce qui génère des relations asymétriques au sein de l’équipe. Ici encore, l’étude de 2021 montre que les collaborateurs se sentent souvent isolés, oubliés voire exclus et sont de fait moins impliqués ou plus stressés. Il devient alors nécessaire pour le manager d’aller chercher les collaborateurs à distance pour les réintégrer dans la dynamique de l’équipe ou pour les rassurer en leur donnant des feedbacks supplémentaires. Le cadre managérial n’étant plus assuré par le lieu de travail (par exemple, la salle de réunion), il repose désormais entièrement sur les épaules du manager. Dès lors, dans ce dispositif hybride, les managers sont contraints à une gymnastique perpétuelle et épuisante qui leur demande d’articuler simultanément deux formes de management, en présence et à distance. Certains y verront l’avenir du management : flexible, efficace, sans frontières. D’autres le retour d’une pratique désavouée il y a de nombreuses années pour ses effets pernicieux, le multitasking. En effet, le management hybride n’exige rien moins que l’ubiquité managériale. Le manager doit être partout en même temps ; il doit porter le cadre managérial tout en étant au plus près de ses collaborateurs. Ce manager omniprésent augmente sensiblement son risque de burn-out par un multitasking qui le pousse à fonctionner au-delà de ses ressources cognitives. Il est dès lors nécessaire de penser le cadre managérial de manière à délester les managers du poids de la structure pour les laisser se concentrer sur la gestion d’équipe.
Des frontières floues entre les lieux de travail et les lieux de vie
Au-delà de l’augmentation de la charge cognitive induite par la numérisation des interactions s’inscrit un défi supplémentaire : celui du lieu de travail. Dans le domaine tertiaire, les moyens technologiques octroient une flexibilité supplémentaire quant au lieu de travail. Ainsi, certains pourront travailler depuis un bureau spécialement aménagé au sein de leur domicile, disposant d’un véritable espace professionnel, voire d’un bureau individuel leur assurant davantage de calme qu’un open space sur leur lieu de travail habituel, et un gain de temps considérable dans leurs déplacements. D’autres, n’ayant pas de lieu propice dans leur environnement privé, pourront travailler depuis un espace de coworking, mis à disposition par leur employeur, dans une zone géographique plus proche de leur lieu de résidence, où ils pourront côtoyer d’autres employés et bénéficier d’un cadre logistique identique, voire supérieur, à ce que leur organisation leur propose dans ses propres murs. Néanmoins ces lieux de travail hors locaux habituels pourront présenter certains inconvénients, parmi lesquels les plus saillants sont un risque de confusion entre vie privée et vie professionnelle pour le premier, et un risque de perte de confidentialité ou de capacité de rétention des talents pour le second. Par ailleurs, le retour progressif sur site représente un défi pour la conception des lieux de travail. En effet, au cours des dernières années, de nombreuses entreprises et administrations ont remplacé les bureaux individuels par des espaces partagés. Cette évolution fait l’objet de points de vue clivés entre, d’une part, des concepteurs qui mettent en avant l’augmentation de la densité d’utilisation de l’espace et la volonté de faciliter la communication et, d’autre part, des travailleurs qui pointent les interruptions et les difficultés de concentration dues au bruit et aux mouvements. Or, la reprise actuelle des activités sur site se caractérise par une forte hybridation : visioconférences, échanges en présentiel et travail individuel se combinent, de manière morcelée, dans une même journée de travail. L’open space n’est pas un lieu adapté pour ce type d’activité.
Face aux enjeux de cette nouvelle forme de management hybride, trois éléments semblent fondamentaux à considérer :
1- Reconnaître qu’une nouvelle forme de management est nécessaire
La première action, surtout symbolique, nécessite de l’entreprise et de ses salariés qu’ils acceptent que les choses sont en train de changer. Les structures, procédures et outils fonctionnels dans les formes managériales d’hier ne sont plus toujours adaptées au monde du management hybride qui émerge aujourd’hui. Ce n’est qu’en traversant cette phase d’acceptation que les entreprises pourront, à leur cadence et selon leurs moyens, octroyer un cadre propice à la résilience managériale de leur organisation.
2- Encadrer l’utilisation des moyens pour limiter l’hyperconnexion
La formation des managers et des collaborateurs à une meilleure utilisation des outils numériques professionnels est un enjeu de taille. Si les travailleurs sont aujourd’hui protégés en France par le droit à la déconnexion qui régit leur relation au numérique en dehors des heures de travail, celui-ci ne garantit pas la qualité de leur relation au numérique pendant les heures de travail. Beaucoup de ces outils sont utilisés à mauvais escient, comme les emails qui servent de messagerie instantanée, les visioconférences à outrance ou encore les notifications intrusives à répétition. Il est crucial de ne pas pérenniser ces mésusages de la technologie dans le déploiement du management post-Covid, au risque de pérenniser l’hyperconnexion qu’ils entraînent dans leur sillage.
3- Organiser et former les protagonistes au management hybride
Cela doit aussi passer par la mise en place d’un cadre managérial clair et solide dans lequel l’organisation du télétravail est régulée. De ce point de vue, la mise en place d’un planning de télétravail synchrone peut-être une bonne chose dans la mesure où le management se fait parfois totalement à distance, parfois totalement en présence, mais pas de façon hybride. Cela n’empêche pas le recours au télétravail souple bien entendu, mais dans ce cas, ce n’est pas le cadre managérial qui s’adapte aux collaborateurs mais bien les collaborateurs qui s’adaptent au cadre managérial qui lui reste fixe et joue pleinement son rôle de repère. De ce fait, il ne repose plus sur l’action du manager, au contraire, il soutient l’action du manager.
De nombreuses offres de formation au management à distance sont maintenant disponibles sur le marché, mais les organisations devront pouvoir adapter des modèles clefs en main à leur propre contexte, pour ne pas engendrer une rupture managériale et technologique qui pourrait elle-même contribuer à augmenter sensiblement le stress chez ses collaborateurs.
Garantir un tel cadre managérial permettra de contribuer à poser les bases du management de demain, pour gagner en souplesse et en efficacité.
Par Audric Mazzietti,Mathias Baitan,Rafaël Weissbrodt,Aurélie Jullien
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