Leadership

Le triple défi des P-DG dans un monde complexe

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Pour innover et se transformer, vous n’avez pas besoin de nommer une direction dédiée, d’ouvrir des « labs » et autres « digital factories ».

Ces dernières années, il était de bon ton de déclarer nonchalamment que les grands groupes ne savent plus innover ou que les start-up sont leurs départements recherche et innovation – les paquebots étant trop gros pour prendre des virages.

Pourtant, pendant la crise sanitaire, certaines très grandes entreprises ont fait des choses incroyables : les innovations ont fusé de tous les côtés. Des produits existants ont été « hackés » pour lutter contre le virus (par exemple, le masque de plongée de Décathlon transformé en respirateur). Certaines entreprises ont mis à disposition leurs capacités industrielles pour produire des solutions basiques mais nécessaires (par exemple, Faurecia a produit des masques et LVMH du gel hydroalcoolique). Les exemples sont nombreux et, dans la majorité des cas, les décisions ont été prises au plus haut niveau en seulement quelques jours. On sait donc être rapide et innover… quand il y a le feu au lac !

Alors, quand nous ne sommes pas au pied du mur, quels sont les freins à l’innovation ? A travers de nombreuses missions réalisées avec nos clients et autant d’entretiens menés avec eux, nous avons identifié le triple défi que rencontre la majorité des entreprises, tous secteurs confondus, pour anticiper et façonner leur futur.

  1. Double convergence

Les grandes entreprises et leurs dirigeants – et en particulier leurs P-DG – sont confrontés à une complexité sans précédent. Cette complexité est due à une double convergence. D’une part, une convergence sur le plan sectoriel. Par exemple, le « Future of Food » n’est plus juste une question d’agroalimentaire. Il est à la croisée de l’agroalimentaire, de la pharmacie, de la logistique, de la livraison à la demande, de l’automatisation de la cuisine, de l’économie de plateforme, etc. D’autre part, une convergence des technologies sous-jacentes. Pour reprendre l’exemple du Future of Food, il est aussi à la croisée d’un nombre croissant de sciences et de technologies, dans des disciplines extrêmement variées. Aux sciences du vivant, qui restent pertinentes (de la nutrition, bien connue, à l’édition du génome, plus inédite), s’ajoute la science des matériaux (plus durables) et certains technologies numériques comme la blockchain (pour la traçabilité).

Cette double convergence rend le paysage incroyablement complexe et difficile à décrypter pour les entreprises et leurs dirigeants, car cela nécessite de sortir très largement de sa zone de confort et d’explorer l’inexploré.

  1. Accélération

Le phénomène d’accélération des cycles a été largement discuté. Il est indéniable et de plus en plus rapide. Mais il est nécessaire de comprendre de quoi il s’agit, ou plutôt de quoi il ne s’agit pas. On entend fréquemment dire que les technologies qui sous-tendent les grandes transformations sont développées de plus en plus vite. Il n’en est rien : une analyse fine des temps de développement le montre clairement. En revanche, il existe une double accélération liée aux technologies.

D’une part, un nombre croissant de ces technologies sous-jacentes sont dites « exponentielles », c’est-à-dire que leur performance croît de façon exponentielle – le corollaire étant que leur coût décroit de façon exponentielle. Il s’agit, par exemple, de la puissance de calcul des microprocesseurs, qui double tous les 18 mois. Ces technologies exponentielles concernent des domaines variés et ne se limitent pas au numérique. L’édition du génôme (« gene editing »), qui était encore de la science-fiction il y a peu, est aujourd’hui en passe de devenir la solution à la majorité des défis liés au Future of Food : rendre les graines plus résistantes à leur environnement, améliorer le goût ou la texture des aliments, apporter des bienfaits pour la santé ou l’environnement, etc.

D’autre part, il existe une accélération des cycles d’adoption des technologies, dans tous les domaines (pour le meilleur et pour le pire). Par exemple, le succès des vaccins à ARN messager va vraisemblablement accélérer l’adoption du gene editing.

En résumé, non seulement les entreprises et leurs dirigeants sont confrontés à un brouillard technologique de plus en plus épais, mais il est en plus terriblement mouvant. L’environnement étant complexe, les décisions sont risquées. Alors, souvent, on ne décide pas.

  1. Biais cognitifs

Le troisième défi est le plus pernicieux et le plus difficile à relever, car les entreprises doivent faire face à leur atout principal, à tout ce qui fait qu’elle excelle dans leur secteur.

A l’échelle individuelle, nous sommes tous confrontés à une variété de biais cognitifs intimement liés au fonctionnement du cerveau. Le neuroscientifique Karl Friston explique que le cerveau créé en permanence des modèles mentaux de la réalité. Une fois ces modèles mentaux en place, il devient extrêmement difficile de voir la réalité autrement qu’à travers ce prisme. La connaissance et l’expérience étant la source de ces biais cognitifs, ces derniers sont donc encore plus accrus chez les experts : plus on connaît un secteur industriel ou une entreprise, moins on est susceptible de détecter les anomalies ou les ruptures qui pourraient arriver, en particulier dans un environnement complexe et mouvant. Pour prendre un dernier exemple lié au Future of Food, voici l’extrait d’un échange auquel j’ai assisté entre le directeur recherche et innovation et un membre du comex d’un groupe agroalimentaire :
« Nous devrions mettre un pied dans le business de la viande artificielle…
– Mais les consommateurs ne sont pas prêts pour cela ! »

A l’échelle collective, c’est-à-dire au niveau de l’entreprise, ces biais relèvent de l’héritage. Il peut s’agir d’un héritage organisationnel, stratégique, humain, industriel… Toutes ces choses qui seraient difficiles à changer si l’on décidait de transformer son business. Toutes ces choses qui empêchent même, au fond, de penser librement et différemment. Alors que penser librement est un des premiers pas, sinon le premier, vers la transformation.

Quand la vague de disruptions a commencé à déferler sur l’ensemble des entreprises traditionnelles et dans tous les secteurs sont apparus les directions innovation et autres « innovation labs ». Plus récemment, on a pris conscience que ces ruptures étaient bien souvent dues au digital. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, les entreprises se sont alors dotées de direction de la transformation digitale et autres « digital factories », qui ont d’ailleurs souvent convergé avec les premières.

Mais aujourd’hui, on observe que les entreprises les plus avancées n’ont besoin ni de direction innovation, ni de direction de la transformation digitale pour faire face au triple défi exposé ici. Malgré cette complexité mouvante, les entreprises ont besoin de dirigeants, et en particulier de P-DG outillés pour bâtir des visions long terme, pour naviguer avec agilité, outillés pour explorer de nouveau territoires et y détecter les anomalies. Car parmi ces anomalies, il y a les graines qui germeront pour devenir les business de demain.

 

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