Management & RH

Dans un monde incertain, l’équipe qui gagne est celle qui apprend le plus vite de ses erreurs

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L’environnement économique, social et géopolitique des entreprises est fluide. Le terme VUCA le synthétise : les hauts et les bas s’enchaînent au rythme des surprises (volatility) ; se projeter dans l’avenir est une gageure, l’incertitude étant très élevée (uncertainty) ; l’interdépendance et le couplage étroit des facteurs de production nourrit le sentiment d’impuissance face aux imprévus (complexity) ; enfin les événements extérieurs ou les décisions dans l’entreprise sont soumises à interprétations multiples (ambiguity) ce qui affaiblit leur portée et leur potentiel mobilisateur. L’accélération induite par les progrès technologiques se combine à l’omniprésence des réseaux sociaux pour générer une sensation presque physique d’une dynamique de moins en moins contrôlée.

Une bonne et une mauvaise nouvelleLa mauvaise d’abord : le caractère insaisissable de l’environnement est là pour durer. Il nous faut accepter que pour longtemps cet environnement est mieux décrit par la métaphore de l’onde protéiforme qui glisse entre les doigts que comme les morceaux d’un puzzle que l’on veut assembler. La bonne nouvelle, c’est que les anciens ont tracé la voie pour considérer et agir efficacement et avec nuance dans ce type d’environnement : observer le monde avec pragmatisme comme Montaigne avant Platon ; conceptualiser l’environnement comme Clausewitz plutôt que Jomini ; s’inspirer de Warren Bennis, et pas seulement de Frederick Taylor, pour penser l’entreprise.

Ces penseurs, théoriciens ou praticiens, qu’ils parlent de la vie, de la guerre ou de l’entreprise, ont chacun à leur manière accepté le réel en distinguant ce qui peut être compris et contrôlé (par la connaissance, la compétence, l’entraînement) de ce qui ne peut pas l’être (et qui doit être découvert puis sublimé par l’imagination, l’expérimentation, et l’adaptation). La voie suggérée pour agir dans l’incertitude est médiane, sorte d’aïkido cognitif qui fait une force de notre acceptation des limites individuelles et collectives qui, par ailleurs, s’observent au quotidien par nos erreurs. La modestie épistémique comme vertu en quelque sorte.

Accepter l’erreur pour être efficace

En environnement instable, les liens de causalité entre une action et ses conséquences prévisibles sont distendus. Le nombre de paramètres interconnectés rend difficile leur intégration, surtout sous contrainte de temps. Bien souvent l’information disponible est touffue, ambigüe et contradictoire. Les équipes sont alors en première ligne. Elles doivent intégrer les éléments de contexte, tenir compte des filtres et grilles de lecture organisationnels, s’appuyer sur leurs ressources propres, et évaluer le poids relatif des forces en présence, avant d’agir pour atteindre les objectifs. Dans un brouillard cognitif épaissi par la complexité et l’incertitude, les équipes simplifient le réel pour décider et agir ce qui se traduit souvent par des décisions objectivement médiocres, des actions mal taillées, et parfois des erreurs regrettables.

L’erreur pour une équipe se définit comme un objectif manqué à la suite d’actions délibérément prises pour l’atteindre. L’erreur peut être individuelle lorsqu’un appel d’offres est rendu par le manager après la date butoir, ce qui rend l’offre caduque. L’erreur peut être collective lorsque l’interprétation donnée à une réunion de cadrage projet ne correspond pas à ce qu’a perçu le client, ou lorsqu’une erreur individuelle n’est pas identifiée par l’équipe qui aurait dû la voir. L’erreur est alors collective bien que son origine soit individuelle. Une erreur peut être due à un manque d’information, à un mauvais partage de l’information dans l’équipe, à une mauvaise interprétation de l’information par certains membres de l’équipe. Elle peut résulter d’un manque de compétences dans l’équipe, ce que l’action infructueuse met crûment en lumière après coup.

Apprendre encore et toujours de ses erreurs

Au-delà de ces erreurs qui sont souvent évitables, l’erreur résulte aussi d’un environnement imparfaitement compris et maîtrisé. Evoluant partiellement « dans le noir », les équipes vont nécessairement commettre des impairs et essuyer des déceptions. Bien que regrettables, ces erreurs peuvent néanmoins nourrir la performance future. L’hypothèse est qu’en environnement incertain dans lequel « la bonne réponse » n’existe tout simplement pas parce qu’elle change tous les jours, il est préférable d’agir, de se tromper, au moins partiellement, et de tirer rapidement les leçons de l’expérience pour mieux agir à l’avenir, plutôt que de chercher à tout border. Les atermoiements finissent par être l’erreur même, les opportunités fugaces se sont envolées, ou ont été saisies par d’autres.

Qu’une équipe commette une erreur par inadvertance (« Oups, ça c’est une bourde »), dans le flux de l’action (« Nous aurions dû le savoir ») ou consciemment (« Nous avons pris cette décision en fonction de probabilités, et acceptons le verdict négatif »), il est souvent bien difficile d’en tirer les leçons.

A titre individuel, l’erreur corrode l’estime de soi ; les petites erreurs du quotidien, même si elles sont vues, sont vite oubliées ; et si l’erreur est plus significative ou a des conséquences importantes, son auteur tend à investir davantage d’efforts à la glisser sous le tapis plutôt qu’à la partager pour en tirer des enseignements. A titre collectif, le risque de s’exposer publiquement a tôt fait de refroidir les plus ardents.

Le savoir-faire manque souvent pour faciliter un learning meeting efficace et émotionnellement acceptable. Le risque d’être marqué de manière indélébile par son erreur (mud sticks) plane, l’erreur pouvant aussi devenir un enjeu politique dans l’organisation. Si le temps manque souvent pour revisiter le passé, les excuses pour éviter d’explorer sincèrement les erreurs individuelles ou collectives, elles, sont légion.

Quand apprendre des erreurs fait partie du paquetage

Il est un environnement professionnel dans lequel VUCA est une donnée d’entrée : le monde militaire. Les enjeux rendent indispensable le débriefing des actions et l’apprentissage de l’expérience, y compris des erreurs. C’est pourquoi les forces armées, et les forces spéciales en particulier, ont développé une pratique d’apprentissage systématique après l’action : le Retour d’Expérience (RETEX). Cette pratique reflète un ethos de l’amélioration continue. Elle permet d’extraire la valeur de l’expérience pour améliorer la performance de l’équipe dans ses activités « métiers » (tâches, activités…), mais aussi dans la dynamique interpersonnelle de l’équipe (communication, vision partagée, confiance…).

Quand le commandant d’un prestigieux commando Marine réunit ses adjoints les plus proches pour tirer les enseignements d’un accident mortel en entraînement, il observe d’abord leur silence gêné. Eux et lui ont beau se connaître, leur réflexe est très humain : dans de telles circonstances, la méfiance revient spontanément, même au sein d’une équipe qui se connaît. Chacun craint qu’en réalité la réunion n’ait pour objectif implicite de trouver le nom du responsable ou même du coupable. Le commandant, une personnalité reconnue dans la Marine, rompt le silence en exprimant avec des mots simples mais chargés d’émotions qu’en définitive, le responsable ultime de la tragédie n’est autre que lui-même et que l’objectif de la réunion est de tirer pour l’avenir les enseignements de ce qui s’est passé. C’est ce geste qui va dégripper la situation et permettre d’entrer réellement dans le debriefing. Quels enseignements managériaux de portée générale peut-on tirer de cet exemple ?

  • L’exemplarité du leadership crée un espace de sécurité psychologique. Le commandant assume d’emblée la responsabilité de tout ce qui se déroule sous ses ordres (extreme ownership). En adoptant cette posture, il créé une enveloppe psychologique protectrice qui libère la parole et permet à chacun de partager l’expérience de son point de vue, de revisiter les actions observées ou réalisées, et d’admettre ses erreurs. Dans tous les cas, le chef assumera la responsabilité. Personne ne peut admettre sa part de responsabilité dans un échec s’il ou elle pense qu’une « condamnation » l’attend au bout du processus. En s’exposant le premier, le leader donne la priorité à l’apprentissage collectif qui passe par une mise en commun de ce qui a été vécu. Le processus de RETEX peut ainsi commencer pour envisager ce qui a fonctionné, ce qui n’a pas fonctionné, pour quelles raisons, et comment progresser.
  • La culture de confiance pour parler des erreurs. Sans la transparence de chacun, l’exercice du RETEX est vide. Cette transparence collective s’obtient si chacun se sent dans le circle of safety que le leader crée au lancement du RETEX. Mais la confiance repose aussi sur le partage explicite de valeurs qui sont incarnées au quotidien dans les armées : sens de la mission et du sacrifice, niveau élevé de compétence, loyauté, sens du collectif et des responsabilités, ou acceptation du risque. Cette confiance est renforcée lorsque chacun, y compris le chef, reconnaît ses limites pour chercher la complémentarité dans l’action collective. Le monde militaire sait depuis longtemps que seul le collectif peut permettre d’atteindre des objectifs ambitieux et difficiles. Or, chacun étant imparfait, il est essentiel de nommer ses limites, de les assumer et de travailler avec les autres pour construire une équipe cohésive, qui se soutient, et qui se complète, dans une action difficile et à l’issue toujours incertaine. C’est grâce à cette confiance, que le chef aura pris soin de nourrir chaque jour, que lors du RETEX chacun accepte de s’exposer au regard des autres membres de l’équipe, quelle que soit leur position dans la hiérarchie.
  • Le cadrage pour faciliter une « friction collective et féconde ». Avant de débriefer un événement qui, même s’il a été réussi, peut révéler des approximations ou des oublis, le commandant aura pris soin de rappeler les principes clés du huit clos qu’est le RETEX : participation de tous ; transparence absolue ; absences de grades (nameless, rankless) – l’égo reste accroché au porte-manteau – ; se concentrer sur les actions (pas les personnes) ; prise de notes sur les actions futurs ; le « client » du RETEX, c’est l’équipe ; et rappeler l’objectif qui est d’apprendre de l’expérience pour s’améliorer. Le RETEX est souvent un moment éprouvant émotionnellement pour les participants et c’est par le respect de « règles de vie » qu’une équipe peut se développer par introspection, sans concession pour l’égo qu’il faut canaliser. L’égo est un puissant vecteur de biais cognitifs et d’autoroutes de pensée à l’origine de répétitions d’erreurs. Or, l’armée comme toutes les organisations à haute performance ne peut se permettre de commettre deux fois les mêmes erreurs. En opération, comme en entraînement, la sanction est sans appel. C’est l’objectif d’améliorer la performance collective qui justifie alors les efforts consentis pour accepter l’introspection et les critiques.
  • L’ambition d’accomplir la mission en ligne de mire. L’égo peut être mis de côté lorsque les membres de l’équipe estiment que chacun se situe sur un pied d’égalité au service d’un intérêt supérieur. Les membres de l’équipe partagent un sentiment d’appartenance à la même organisation (« embarqués sur le même bateau »), ils considèrent que la mission qu’ils accomplissent est nécessaire et que le RETEX est indispensable pour la remplir. La croyance partagée que ce processus de RETEX dépasse les intérêts égoïstes et sert une cause supérieure est un facteur décisif pour apprendre de ses erreurs : les partager, d’abord, puis les décortiquer, identifier les causes racines, mettre à jour les conséquences inattendues ou les échos systémiques, et faire émerger les leviers d’amélioration (formation, vigilance, processus, changement de rôle…). C’est parce que la mission dépasse les individus et que l’ambition de l’atteindre est partagée par tous que les membres de l’équipe s’alignent derrière ce processus exigeant et apprennent réellement de leurs expériences.

Le RETEX pour accueillir l’erreur en entreprise

Si dans les armées, chacun apprend à son niveau que la planification est vitale pour réussir, paradoxalement aucun plan ne résiste au premier coup de feu tant l’incertitude attachée à chaque situation est importante. La préparation permet d’envisager différents scénarios, ce qui donne confiance ; le contact avec l’ennemi impose l’improvisation. Tout comme une équipe qui teste différents concepts de nouveaux produits ou services, l’erreur est alors le corollaire de l’action dans le brouillard de la guerre ; elle fait partie intégrante des aléas.

Les principes ou pratiques évoqués ici trouvent aisément à s’appliquer en entreprise. Ils lui permettront également de s’adapter en continu dans un monde en mouvement. La sécurité psychologique, l’exemplarité des managers, la culture de la confiance, la compétence individuelle et collective, le sens de la mission et l’ambition individuelle et collective seront les fondations de la capacité des équipes à déployer des retours d’expérience authentiques permettant d’apprendre des réussites, des échecs, et des erreurs qui les accompagnent.

C’est dans sa capacité à rapidement identifier, analyser et corriger les erreurs, qu’une équipe ou une organisation va se différencier de la concurrence et la prendre de vitesse. La culture de confiance décrite plus haut vaut alors aussi bien pour les individus (confiance en soi) que pour l’entreprise qui a confiance dans sa capacité à franchir les obstacles ce qui lui permet d’accueillir l’erreur, quand elle survient, et d’en extraire le maximum de valeur dans un processus structuré et exigeant d’apprentissage continu de l’expérience. En environnement complexe et incertain, la capitalisation des erreurs, voire des échecs, notamment grâce à la pratique du learning meeting (RETEX) est pour nombre d’entreprises un facteur de compétitivité et, pour certaines, une condition de survie.

 

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