On a l’habitude d’entendre parler des aspects négatifs des silos mais s’ils sont si pernicieux, pourquoi perdurent-ils ?
Dans toutes les entreprises, quelle que soit leur taille et y compris dans celles qui fonctionnent naturellement sous forme de réseaux fluides, l’on trouve des silos. Par exemple, les sociétés de conseil en gestion sont connues pour s’organiser autour d’équipes de projet temporaires, mais elles disposent également de silos d’expertise formels (souvent appelés pratiques) et de structures régionales fixes.
Bien entendu, l’on a l’habitude d’entendre parler des aspects négatifs des silos : leurs frontières peuvent favoriser des états d’esprit insulaires qui découragent le partage ou la collaboration entre départements, ou pire, qui peuvent mener à des récriminations et à des guerres de territoire.
L’appel à « les mettre à bas » est un refrain qu’entonne tout aussi régulièrement le monde professionnel que celui de la recherche académique.
Mais si les silos sont si pernicieux, pourquoi perdurent-ils ? Essentiellement pour trois bonnes raisons :
– Pour agréger l’expertise : ils fournissent la concentration et la masse critique nécessaires pour développer une expertise sur la durée.
– Pour assigner des responsabilités : en étant délimités et hiérarchisés, les silos permettent d’assigner des responsabilités. Les contours de ces dernières sont clairs, les objectifs bien définis, les ressources allouées de manière précise et les décisions prises et communiquées rapidement.
– Pour donner un sentiment d’identité : ils créent de la stabilité et permettent le développement de normes comportementales collectives et de façons de travailler. Celles-ci, à leur tour, alimentent un sentiment d’identité, de sécurité, de prévisibilité et de confort psychologique pour les individus qui font partie du silo.
Les structures verticales servant un but précis – notamment en ces temps de turbulences – nous aimerions plaider en leur faveur. Certes, elles ont des effets indésirables, mais la solution n’est pas de les démanteler. Pour tirer profit des avantages qu’elles offrent tout en minimisant leurs inconvénients, les entreprises devraient faire deux choses : mettre en place à la fois des ponts entre silos et un système de contrôle et d’équilibre des pouvoirs.
Bâtir des ponts
Ce sujet a déjà été largement couvert par ailleurs. Les chercheurs André de Waal, Michael Weaver, Tammy Day et Béatrice van der Heijden ont ainsi identifié quatre façons pour les entreprises de construire des ponts :
– Les valeurs : une charte des valeurs de l’entreprise permet de codifier le comportement attendu chez les employés et peut servir de boussole pour tous. Affirmer l’unité et l’indivisibilité de l’entreprise comme valeur signale aux employés qu’ils devraient penser et agir au-delà des frontières de leur structure verticale. On ne s’étonnera donc pas de constater que la « collaboration » figure en bonne place dans les études sur les valeurs institutionnelles les plus couramment citées.
– Le modèle opératoire : au sein d’un silo donné, les employés savent comment faire leur travail au quotidien. Cependant, quand il s’agit de travailler avec des collègues d’autres structures verticales, ils peuvent se montrer réticents et se sentir moins en confiance. Une telle collaboration peut être facilitée en codifiant les interfaces entre les structures, notamment en définissant des procédures claires (par exemple pour les approbations, les consultations et la communication entre silos), et en fournissant une infrastructure qui permet ces échanges (par exemple, une infrastructure informatique commune). Des modèles d’assignation de responsabilités tels que RACI (Responsible, Accountable, Consulted et Informed), PACSI (Perform, Accountable, Control, Suggest, Informed), ou d’autres peuvent également se révéler utiles.
– La communauté et les individus : lorsque l’on construit des ponts, les connexions « souples » sont aussi importantes que celles codifiées. Les entreprises doivent créer des occasions pour les employés de différentes structures verticales d’être au fait des compétences et intérêts des uns et des autres, au travers notamment de programmes de formation communs, d’initiatives d’innovation cross fonctionnelles et de réseaux d’experts cross-départementaux. Une fois que les employés auront appris à se connaître, ils seront d’autant plus enclins à collaborer chaque fois qu’un besoin concret se présentera. De la même manière, les entreprises doivent considérer la capacité d’un individu à se créer des réseaux lorsqu’elles embauchent, conçoivent des formations, étudient les demandes de changement professionnel, ou mesurent et récompensent la performance.
– Le leadership : L’efficacité tant des connexions souples que codifiées dépend des dirigeants de l’entreprise. Ceux-ci devraient avoir les compétences pour collaborer et être incités à le faire, par exemple en mettant en place des indicateurs de performance qui mesurent les comportements désirés. Ils devraient aussi eux-mêmes montrer l’exemple, notamment en adhérant activement aux décisions prises de façon collective par la direction. Comme le montre la liste ci-dessus, la capacité à jeter des ponts entre structures verticales dépend dans une large mesure de la bienveillance éclairée d’individus disséminés au travers de ces structures. Le succès n’est donc pas garanti car si les managers peuvent en toute honnêteté reconnaître les bénéfices qu’il y a à collaborer, ils sont tout de même en compétition les uns avec les autres pour obtenir des ressources, du pouvoir et l’attention de la direction de l’entreprise. C’est là où la question du contrôle et de l’équilibre des pouvoirs entre en jeu : elle permet aux entreprises de minimiser les effets indésirables des structures verticales de façon plus efficace que les ponts ne peuvent le faire.
Le contrôle et l’équilibre des pouvoirs
Commençons par expliquer ce que nous entendons par contrôle et équilibre des pouvoirs. Les objectifs et les indicateurs de performance clés d’une entreprise sont le reflet des attentes de la direction et des parties prenantes en termes de revenus, de profits, de génération de liquidités, de critères ESG, etc. Ces attentes sont ensuite déclinées au niveau de chaque structure verticale et traduites en termes d’objectifs et d’indicateurs clés qui doivent être tout à la fois clairs, motivants et traduisibles en actions. Cependant, cet exercice est compliqué par deux phénomènes.
– Une connaissance imparfaite : les managers d’une structure verticale A doivent souvent prendre des décisions sur la base de connaissances liées à des questions propres à une structure B. Mais comme leur connaissance de la structure B est imparfaite, des oublis et des erreurs sont inévitables. Par exemple, chez l’un des fournisseurs d’énergie avec lequel nous avons travaillé, l’équipe responsable du développement commercial doit estimer l’évolution des coûts de maintenance durant toute la durée de vie du site de production. Alors qu’il est évident que les données les plus fiables sur ce sujet se trouvent au sein du département responsable de la maintenance, nous avons constaté que les business developers – par ignorance, manque de temps ou autre – ne s’informaient pas systématiquement auprès de leurs collègues les mieux placés.
– Une optimisation partielle : les dirigeants de la structure verticale A font des choix destinés à optimiser les performances de leur unité. Malheureusement, il peut arriver que ces choix nuisent à la performance globale de l’entreprise, soit directement (parce que les indicateurs de performance clés de l’entreprise prise dans son ensemble et ceux de la structure verticale sont en décalage) ou indirectement (à cause d’un impact négatif sur les performances de la structure verticale B). Par exemple, chez notre fournisseur d’énergie, plutôt que de faire appel à l’équipe d’ingénieurs de l’entreprise, celle en charge du développement commercial a décidé d’embaucher des techniciens au sein de sa structure, ce qui a d’autant réduit l’envergure et la performance globale de l’ingénierie. Elle faisait aussi de temps à autre appel à des contractuels moins expérimentés, gonflant ainsi subrepticement les coûts de supervision. Un système de contrôle et d’équilibre des pouvoirs peut contrebalancer ces effets. Le contrôle permet d’identifier les omissions critiques, les erreurs et autres défaillances d’une structure verticale résultant de la connaissance parcellaire qu’elle a d’un sujet donné. L’équilibre des pouvoirs sert de disjoncteur lorsqu’une optimisation partielle menace de porter attente à l’intégrité du système. Les exemples suivants montrent comment l’on peut mettre en pratique ce système de contrôle et d’équilibre des pouvoirs :
– Des fonctions séparées : transférer une fonction d’une structure verticale à une autre modifie sa ligne hiérarchique et ses indicateurs de performances clés, ce qui lui permet de faire son travail de manière plus objective. Par exemple, le département développement commercial du fournisseur d’énergie s’est vu amputé de sa fonction commerciale et juridique qui a été rattachée au département juridique du siège afin de s’assurer que tous les aspects légaux d’une offre sont dûment pris en compte.
– Des postes matriciels : en modifiant les structures hiérarchiques de certains rôles, une matrice judicieusement déployée permet d’établir un meilleur équilibre. Par exemple, vous pouvez transformer le rôle du responsable d’une fonction donnée au sein de la structure verticale A en un poste matriciel – c’est-à-dire placer en plus ce responsable sous les ordres d’un superviseur au sein de la structure verticale B. Les fonctions support traditionnelles de l’entreprise (telles que les RH, la finance et le juridique) peuvent jouer un rôle important dans la définition, le déploiement et le soutien à la conformité de standards, de politiques et de méthodes transverses aux structures verticales, en particulier lorsque leurs responsables relèvent à la fois de ces structures et du siège. Par exemple, chez le fournisseur d’énergie avec lequel nous avons travaillé, le directeur technico-commercial dépendait à la fois du développement commercial et du département ingénierie de l’entreprise.
– La gouvernance : confiez les décisions critiques nécessitant des compétences transverses à un organe transversal existant ou créé ad hoc. Ainsi, le fournisseur d’énergie a mis en place un comité d’investissement pour évaluer les offres commerciales. Pensez aussi à instituer des seuils pour déléguer à un organe supérieur existant l’approbation des décisions en fonction de leur impact sur l’activité de l’entreprise et des risques encourus. Au besoin, prenez des dispositions supplémentaires telles que des droits de veto ou instaurez des procédures de vote préférentiel.
– Le modèle des trois lignes : en matière de contrôle, les dirigeants de structures verticales constituent ce que l’on appelle la première ligne : leur principale responsabilité est d’atteindre les objectifs assignés à leur structure et de gérer les risques concomitants. Cependant, des fonctions spécifiques de deuxième ligne (telles que le contrôle interne, la conformité, la cybersécurité, le développement durable et le risque) peuvent aussi aider à gérer les risques, y compris celui d’avoir une perspective trop étroite sur l’entreprise. Les fonctions de troisième ligne (l’audit interne) fournissent un contrôle et un équilibre supplémentaires aux structures verticales.
– Les outils d’intervention : mettez en place des outils spécifiques pour des interventions ad hoc. Par exemple, l’industrie des projets d’investissement se sert de ce que l’on appelle un « livre des hypothèses » pour anticiper, expliciter les hypothèses retenues et promouvoir la transparence dans l’ensemble des structures verticales. L’on peut aussi recourir à des évaluations par des homologues d’autres structures verticales, partager des « leçons apprises » ou faire effectuer des audits par des tiers. L’entreprise intégralement décloisonnée est une chimère. Les structures verticales existent pour de bonnes raisons : pour agréger l’expertise, désigner des responsables et donner un sentiment d’identité. Pour tempérer les mentalités et les comportements insulaires qui lui sont liés, les entreprises doivent jeter des ponts entre les structures verticales et mettre soigneusement en place un système de contrôle et d’équilibre des pouvoirs.
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