Face aux exigences de plus en plus fortes de leurs parties prenantes (collaborateurs, clients, grand public, Etat), les dirigeants sont interpellés sur le niveau parfois excessif de leur rémunération. Un changement de leur posture s’avère de plus en plus nécessaire pour leur permettre de retrouver une vraie légitimité
Face à la révélation en 2024 des rémunérations exorbitantes de certains dirigeants du CAC 40, pouvant atteindre plusieurs dizaines de millions d’euros, une vive critique s’est levée concernant l’écart béant qui sépare ces privilégiés de la réalité vécue par la grande majorité des salariés. En effet, en 2022, la rémunération moyenne des patrons du CAC 40 était 89 fois supérieure à celle de leurs collaborateurs (« Rapport annuel sur les rémunérations des dirigeants », Proxinvest, 2023).
La question de la légitimité des rémunérations élevées des dirigeants d’entreprise, souvent qualifiées « d’indécentes » par certains critiques, est de plus en plus débattue, y compris au sein des instances de gouvernance, comme les conseils d’administration (CA). En effet, il devient difficile de justifier de tels écarts de rémunération lorsqu’on demande à la majorité des salariés de modérer leurs exigences, tandis que les dirigeants, avec l’accord du CA, s’octroient des augmentations conséquentes de 20 à 50%, basées principalement sur un package de rémunération variable.
Ce qui est en jeu, c’est la persistance d’un modèle de dirigeant assimilable à un super-héros solitaire, qui relève plus de l’entreprise « jupitérienne » du siècle dernier que de l’entreprise du XXIe siècle (« La Has Been Company », d’Olivier Bas, Dunod, 2024).
Après avoir examiné les traits caractéristiques persistants du dirigeant traditionnel « hors-sol » dans un certain nombre d’entreprises, ainsi que les risques qu’il représente pour leur pérennité, nous analyserons ici les comportements attendus aujourd’hui d’un leader en phase avec son époque, bien loin du modèle « jupitérien » et autoritaire.
Le dirigeant « hors-sol » : un risque pour l’entreprise
Ce qui caractérise le mieux le dirigeant « hors-sol », éloigné de la réalité du quotidien de ses collaborateurs et des attentes des principales parties prenantes, c’est l’écart important entre sa rémunération et celle de ses collaborateurs. Cette situation suscite des interrogations quant à sa justification et met en lumière les limites du modèle de leadership du « super-héros ». En effet, les rémunérations de ces dirigeants, parfois astronomiques, contrastent fortement avec la moyenne des salaires au sein de leur entreprise, y compris ceux des autres membres de l’équipe dirigeante. L’exemple de Carlos Tavares, PDG de Stellantis, dont la rémunération a atteint 66 millions d’euros en 2021, illustre cette disparité.
Si les performances de ces dirigeants, comme la « remontada » de Stellantis sous la houlette de Carlos Tavares, sont indéniables, il est important de souligner que ces succès ne sont jamais le fruit d’un individu seul, mais bien le résultat d’un travail collectif. Attribuer une telle réussite à un seul homme, aussi brillant soit-il, risque de minimiser l’apport crucial des collaborateurs et de fragiliser la dynamique collective.
Ce modèle de dirigeant « super-héros », souvent encensé par les modèles traditionnels de leadership, s’apparente de plus en plus à du « bullshit managérial ». Cette vision individualiste et messianique du leadership ne correspond plus aux attentes des parties prenantes et présente plusieurs risques :
- Une déconnexion des attentes des parties prenantes : Toutes les générations, les jeunes en particulier, aspirent à un leadership plus authentique et empathique, axé sur le sens, la reconnaissance et l’autonomie. Un dirigeant « hors-sol », par sa posture distante et ses rémunérations exorbitantes, peut difficilement répondre à ces attentes, ce qui risque de fragiliser la légitimité de son leadership.
- Un manque d’exemplarité : L’exemplarité des dirigeants est essentielle pour fédérer les équipes en particulier dans les entreprises qui engagent d’importantes démarches de changement. Un dirigeant « hors-sol » qui affiche un écart flagrant entre son discours et ses actes, notamment en matière de partage de la valeur, risque de saper la confiance des collaborateurs et de nuire à l’adhésion aux projets d’entreprise.
- Une atteinte à l’équité et un sentiment d’injustice : L’équité de traitement et la juste rétribution des contributions individuelles sont des valeurs fondamentales pour les collaborateurs. Des rémunérations des dirigeants déconnectées de la réalité et représentant des multiples années de travail pour la majorité des salariés peuvent engendrer un sentiment d’injustice et de démotivation.
- Une détérioration de la réputation de l’entreprise : A l’ère des réseaux sociaux et de la transparence accrue, les pratiques managériales des entreprises sont scrutées à la loupe. Un modèle de gouvernance basé sur des dirigeants « hors-sol » avec des rémunérations excessives peut ternir l’image de l’entreprise et fragiliser sa réputation auprès des clients, partenaires et investisseurs.
Ces quatre risques montrent combien il serait hasardeux pour les entreprises de pérenniser le modèle du dirigeant-super-héros et hors-sol. En l’absence d’une évolution de la posture managériale, les entreprises risquent de rencontrer des obstacles majeurs dans l’attraction et la rétention de talents. En effet, ces derniers reconnaissent la légitimité des dirigeants sur des critères qui dépassent le statut et la rémunération.
Les comportements attendus aujourd’hui d’un dirigeant pour renforcer sa légitimité
D’après Nithin Nohria, professeur à Harvard, l’établissement de la légitimité est crucial pour un nouveau dirigeant prenant la tête d’une entreprise. Cependant, il est également vital pour un dirigeant en exercice afin de répondre aux attentes des parties prenantes, en particulier des collaborateurs actuels et futurs, pour les attirer et les retenir.
Nithin Nohria propose une liste de sept comportements attendus pour renforcer la légitimité des dirigeants, s’éloignant ainsi du modèle stéréotypé du super-héros :
- Favoriser une communication claire, transparente et prévisible au sein de l’entreprise : comme le soulignait le regretté François Dupuy, sociologue des organisations, la prévisibilité constitue l’un des piliers essentiels pour instaurer la confiance au sein d’une organisation (« On ne change pas les entreprises par décret», de François Dupuy, Seuil, 2020).
- Faire preuve d’équité dans les décisions et les actions: rien n’est plus dommageable pour la légitimité d’un dirigeant que le sentiment qu’il y a de l’injustice dans ses discours et ses actes au quotidien. Sur ce plan, la question de sa propre rémunération sera discutée et jugée par nombre de collaborateurs.
- Agir avec intégrité : c’est le véritable test de la cohérence entre le discours et les actes. A l’heure des réseaux sociaux, les collaborateurs (surtout les plus jeunes) n’hésitent pas à évaluer l’intégrité de leur organisation et de leur dirigeant sur des sites de notation d’entreprises, comme Glassdoor.
- Démontrer de l’authenticité: c’est en étant lui-même, en affirmant sa propre «voix», qu’il est possible pour le dirigeant de gagner la confiance des équipes, de cultiver avec elles des liens étroits, de développer sa force de persuasion et de donner davantage de poids à ses interventions.
- Mettre l’entreprise au dessus de tout : l’alignement des intérêts personnels d’un dirigeant avec ceux de l’entreprise est un sujet d’une importance croissante. Privilégier ses intérêts propres peut fragiliser la légitimité du dirigeant, tandis que reconnaître les contributions d’autrui et assumer la responsabilité des échecs peut la renforcer.
- Rester en lien avec la base: Maintenir un lien étroit avec la base évite au dirigeant de se couper des réalités du terrain. Adopter une posture humaine, humble et accessible favorise le maintien et le développement de la légitimité du dirigeant. Un exemple concret en est celui de Jean-Dominique Senard, actuel président de Renault et ancien président de Michelin. Dans ses discours, il met régulièrement l’accent sur l’importance pour un dirigeant de rester proche des collaborateurs. Son expérience personnelle de plus de 10 ans passés dans les usines Michelin lors du déploiement de la démarche de responsabilisation illustre parfaitement ce propos.
- Maintenir un sens de la mission ou du purpose :La définition et la mise en œuvre d’une mission ou d’un « purpose » (objectif) clairs peuvent servir de boussole pour l’entreprise, son dirigeant et ses collaborateurs. Cela permet d’orienter la stratégie de manière à respecter l’ensemble des parties prenantes. L’exemple de Hubert Joly, ancien PDG de Best Buy, illustre ce concept. Dans « L’entreprise, une affaire de cœur » (Plon, 2022), il défend l’idée que c’est le « noble purpose » de l’entreprise qui a permis un redressement spectaculaire. Ce « purpose » a notamment contribué à une implication et une responsabilisation accrues des salariés.
Vers un nouveau modèle de leadership ?
En conclusion, l’évolution des attentes des parties prenantes, notamment des collaborateurs, et les risques associés au modèle traditionnel du dirigeant « super-héros » poussent les entreprises à reconsidérer la posture de leurs dirigeants.
L’adoption d’un leadership plus empathique, transparent, intègre et authentique, centré sur le sens et l’équité, s’avère indispensable pour restaurer la légitimité des dirigeants et assurer la pérennité des entreprises.
Cependant, ce changement ne se fera pas sans une profonde remise en question des modes de gouvernance et des pratiques managériales. Il est nécessaire de repenser les processus de nomination et d’évaluation des dirigeants, de mettre en place des systèmes de rémunération plus justes et plus transparents, et de favoriser une culture d’entreprise plus inclusive et collaborative.
L’enjeu est de taille, mais il est crucial pour que les entreprises puissent relever les défis du XXIe siècle et répondre aux attentes d’une société en pleine mutation.
Par Charles-Henri Besseyre des Horts
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