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Pour écouter, un manager doit d’abord savoir se faire écouter

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On connaît le manque d’écoute par nombrilisme et arrogance. On parle moins du manque d’écoute dû au manque de confiance – dommageable pour soi comme pour l’entreprise

Sandra occupe un poste stratégique en tant que directrice juridique au sein d’un cabinet de conseil environnemental en pleine expansion. Son expertise dans le domaine réglementaire, crucial pour l’entreprise, lui confère une position clé. Pourtant, malgré la pertinence de ses suggestions, elle peine à se faire entendre. Ses idées, souvent visionnaires, arrivent trop tôt et ne sont pas comprises par la direction, ce qui la plonge dans la frustration et la pousse à se replier sur elle-même. Démotivée par ce manque de reconnaissance, sa contribution diminue et elle s’enferme dans une posture protectrice.

Le cas de Sandra n’est pas unique. La littérature managériale abonde en exemples de dirigeants persuadés de détenir la vérité, et qui ne font pas assez confiance, ce qui les conduit à négliger l’avis de leurs collaborateurs. Nous nous intéresserons davantage dans cet article au phénomène inverse : le manque de confiance en soi et le sentiment de ne pas être entendu, qui produisent chez la personne concernée un repli inconscient, et paradoxalement, un manque d’écoute envers les autres.

Pour inspirer et fédérer, le leader d’aujourd’hui doit écouter

L’incapacité d’un manager à développer son sens de l’écoute et à en faire un atout stratégique constitue un frein à son leadership et le met en danger. Pour ce faire, il doit cultiver sa capacité à se faire écouter.

En 1952, le psychologue américain Carl R. Rogers et le théoricien de la gestion F. J. Roethlisberger publient dans Harvard Business Review un article sur les « Obstacles et passerelles à la communication ». À l’époque, nous sommes alors dans un modèle de leadership pyramidal. Le leader est celui qui montre son autorité. Écouter est révolutionnaire. Cette posture ouvre une brèche dans la représentation du leader puissant et infaillible que l’on ne conteste pas (« Barriers and Gateways to Communication », de Carl R. Rogers et F. J. Roethlisberger, HBR, 1952).

Depuis, nous avons basculé dans les injonctions inverses. De nombreux managers n’osent plus faire preuve d’autorité. Pourtant, on ne sait pas plus écouter.

Traditionnellement descendant et autoritaire, le leadership est associé à la bravoure ou à la force. Le chef ordonne, ceux qui sont sous ses ordres exécutent, le résultat doit être obtenu. Quand certains leaders répugnent à s’engager dans une posture d’écoute, ils font référence à ce modèle où le chef, fort, n’a pas à s’embarrasser d’écouter ses subordonnés. De cette confusion entre chef et leader naît une incompréhension et une pratique inefficace. Le leader est un meneur qui inspire et non un chef qui ordonne. La meilleure explication est cette formule de Dwight Eisenhower : « Le leadership : c’est l’art de faire faire à quelqu’un quelque chose que vous voulez voir fait, parce qu’il a envie de le faire. »

L’écoute comme moteur de mobilisation et de rétention des talents

Quel que soit le style de leadership, « il n’y a pas de grand leader sans la compréhension des hommes » (« Devenez leader », du Général Vincent Desportes, Odile Jacob, 2023). Or, pour comprendre, il faut écouter, montrer de l’attention et de la considération. C’est encore plus vrai dans nos sociétés démocratiques, où l’aspiration est à un leadership participatif, qui complète les trois autorités définies par Max Weber – traditionnelle, rationnelle-légale, charismatique.

En pratiquant une écoute attentive, le leader fédère ses équipes, inspire ses collaborateurs, attire et retient les talents. Les individus aspirent à être considérés, valorisés, impliqués et à disposer d’une certaine autonomie dans leur travail.

L’écoute comme outil d’anticipation, de décision et d’adaptation

L’écoute permet au leader d’anticiper les changements, de prendre des décisions éclairées et d’adapter sa stratégie. Sans une vraie capacité d’écoute de son équipe rapprochée, des signaux que lui renvoient le terrain, les partenaires, les concurrents, le leader à notre époque de changements rapides, brutaux et profonds se met hors course, lui et son entreprise.

Il ne s’agit pas seulement d’écouter mais de savoir écouter. L’écoute doit être authentique et stratégique – une compétence à développer, donc.

Ecouter n’est pas juste une qualité, c’est une compétence stratégique

Il y a trois causes au manque d’écoute : le manque d’intérêt, l’esprit de compétition, la peur d’être remis en cause dans ses opinions.

L’écoute active peut être déstabilisante, car elle nous oblige à remettre en question nos certitudes. Pour en faire une qualité stratégique – qui permet d’atteindre ses buts, qui renforce l’estime de soi, le charisme et l’efficacité –, il faut en maîtriser les ressorts.

D’après son expérience de thérapeute, Carl Rogers a constaté que l’obstacle principal à la communication entre les individus est leur propension à évaluer autrui. La solution consiste alors à écouter avec compréhension, sans juger ; un acte qui semble simple, mais qui n’est pourtant pas très pratiqué et relève de la gageure.

Écouter réellement prend du temps, et fait prendre un risque : celui de faire évoluer nos conceptions, nos représentations, voire d’influencer notre personnalité. « Ecouter, c’est rentrer dans la sphère privée de l’autre pour comprendre comment la vie lui apparaît », explique Carl Rogers.

Quelqu’un qui n’est pas sûr de ses convictions ne peut pas écouter réellement. Le manque d’écoute découle ainsi d’un manque de confiance, tant en soi (peur de ne pas supporter la contradiction face à des convictions pas assez solides) qu’en l’autre (doutes quant à la capacité de l’interlocuteur à accepter des arguments contradictoires). Chacun campe d’autant plus fortement sur une position, et sans nuance, qu’il se sent non écouté ou incompris.

De nos jours, on recommande souvent de mettre de côté ses préjugés et d’adopter une « posture d’écoute active ». Pourtant, si écouter, questionner, reformuler sont des compétences communément admises, elles sont loin d’être mises en pratique.

En réalité, bien écouter implique un subtil dosage entre posture de retrait pour laisser de l’espace à l’autre et affirmation de soi. Il s’agit de se concentrer entièrement sur ce que dit la personne pour la comprendre et la laisser s’exprimer, sans formuler de jugement hâtif. Il s’agit de s’engager pour donner de l’énergie à l’autre.

Les consultants américains en leadership Joseph Folkman et Jack Zenger récusent l’image d’une oreille attentive qui se transforme en éponge. Ils comparent la personne véritablement à l’écoute à un trampoline, qui « fait rebondir vos idées, leur donne de la vigueur et clarifie votre pensée ». Quelqu’un qui écoute avec toute l’attention et l’énergie nécessaires conforte l’estime de soi de son interlocuteur, car il engage une conversation où l’autre peut s’exprimer en sécurité. Il n’est pas question pour l’un ou l’autre de « gagner la bataille » de l’argumentation, mais d’ouvrir de nouvelles perspectives, dont l’un et l’autre acceptent de débattre.

Pour écouter réellement, il faut se défaire de l’habitude de diriger les conversations, tout comme de l’habitude de s’effacer. Il faut pour cela avoir développé en soi une sécurité intérieure qui permet de s’ouvrir et de s’affirmer ; autrement dit, être capable d’alterner des comportements entre prendre et laisser le pouvoir, entre esprit de compétition et attention portée à l’autre.

L’écoute est une compétence exigeante, qui nécessite confiance (assurance), ouverture (humilité), organisation et détermination. Cette compétence ne peut s’épanouir pleinement que si l’on se sent également en mesure d’être écouté. Cela implique de développer sa propre capacité à s’exprimer clairement et de manière concise, tout en respectant les autres intervenants.

Savoir se faire écouter pour bien écouter

Notre capacité d’écoute est d’autant plus grande lorsque nous nous sentons libres d’accepter, de contester ou d’exprimer un point de vue différent. Cette disposition dépend à la fois du contexte et d’un choix délibéré.

Dans notre exemple initial, il s’est avéré que Sandra, la directrice juridique, ne s’estimait pas légitime à défendre ses idées innovantes, face à des ingénieurs plus expérimentés. A défaut de preuves tangibles pour contrecarrer les arguments de ses collègues, elle s’est fermée pour afficher une image de sachante en se limitant à ce qu’elle connaissait. Cette attitude de préservation appauvrit le débat. Trop fréquente, elle devient une faiblesse pour l’entreprise.

Pour éviter cet enchaînement, il existe deux moyens d’action :

-> Au niveau collectif, créer une sécurité psychologique qui facilite la prise de parole.

La sécurité psychologique se caractérise par un environnement où les idées peuvent s’exprimer sans crainte de représailles ou jugements négatifs, les contributions sont bienvenues et la prise d’initiatives et de risques encouragée. Mais un cadre dirigeant ne peut pas attendre que le contexte soit propice ou qu’on lui donne la parole. Il doit la prendre (« The Fearless Organization: Creating Psychological Safety in the Workplace for Learning, Innovation and Growth », de Amy C. Edmondson, Wiley, 2018).

-> Au niveau individuel, c’est un changement d’état d’esprit et de posture, qui dépasse l’assertivité.

C’est refuser les excuses plus ou moins conscientes pour ne pas prendre la parole et passer de demander l’autorisation à se donner l’autorisation de faire. C’est jauger la situation, comprendre les besoins, être stratégique dans sa parole et s’engager tout en prenant le risque d’être contredit.

Il s’agit de développer une confiance et une souplesse relationnelle qui permettent d’être présent et actif dans la discussion. La confiance permet d’accueillir les objections sans se sentir remis en cause personnellement. Elle est la résultante de facteurs multiples qui vont de la très bonne connaissance du sujet, la capacité à s’exprimer de manière structurée à la capacité à réguler ses émotions face aux situations, qui donnent un sentiment de maîtrise, donc de confiance. La souplesse relationnelle permet de s’ajuster aux interlocuteurs pour maintenir une discussion fluide et constructive.

Ces qualités se construisent et se « musclent », par la technique et l’entraînement. La première étape étant d’en avoir conscience. Progressivement, l’aisance ressentie dans des situations a priori inconfortables et le retour positif d’une prise de parole assumée permettent de lever le frein psychologique éventuel de se mettre en avant, et de contribuer à la hauteur de ses responsabilités.

Le manque d’écoute par manque de confiance est destructeur pour soi et dommageable pour toute l’organisation, car il crée un retrait. Cela génère une frustration chez les individus et prive l’organisation de la valeur ajoutée de profils moins expansifs qui se rigidifient ou se désengagent. Dans notre monde complexe aux changements brutaux, écouter ne peut plus être seulement une qualité, mais doit devenir une compétence stratégique, qui passe par la capacité à se faire écouter.

Ne pas écouter est une protection. Ecouter peut être inconfortable. La clé est de construire une confiance intérieure qui permet de s’ouvrir et de travailler la manière de faire passer son message

Se faire écouter, c’est savoir écouter pour tomber juste. Écouter, c’est savoir que l’on sera entendu et écouté.

Par Isabelle Proust

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