Face à un environnement en constante mutation, les entreprises ne peuvent plus se contenter de s’adapter. Elles doivent apprendre à surfer sur ces changements pour en faire des opportunités.
Nos entreprises évoluent dans un environnement en constante mutation. Par essence, une mutation implique un changement radical de notre environnement par rapport au passé. Il est donc logique de vouloir adapter notre organisation existante à ces mutations. Cependant, il est important de se rappeler que notre organisation actuelle n’a pas été conçue pour prendre en compte ces changements. C’est donc comme demander à un poisson de grimper aux arbres : une tâche techniquement complexe et coûteuse, pour des gains infimes.
Déployer tant d’efforts pour des progrès infimes peut en outre démotiver les salariés, qui perdent le sens de leur travail. Le « no sens staying » pourrait ainsi expliquer, en partie, le « quitting » de certains collaborateurs.
L’idée de devenir un écureuil agile capable de surfer dix fois mieux avec les mutations à long terme, plutôt qu’un plutôt qu’un poisson hors de l’eau, semble une stratégie prometteuse. Mais attention ! Il ne faut pas négliger nos biais cognitifs et d’intelligence collective, car ils risquent de nous tromper et de nous faire croire que nous surfons réellement sur la vague des mutations, alors que ce n’est peut-être pas le cas.
Nos biais nous aveuglent face aux mutations
Le cortex préfrontal, qui gère nos pensées, actions et émotions, est submergé par des informations. Pour s’y retrouver, le cerveau utilise des filtres pour ne garder que l’essentiel. Problème : ces filtres sont invisibles et incontrôlables. Des recherches du MIT ont montré qu’aucune partie du cerveau ne contrôle leur accumulation. Cela signifie que nous ne voyons que ce que nos filtres nous laissent voir, et cela affecte également notre intelligence collective (« Workplace Morality : Behavioral Ethics in Organizations », de Muel Kaptein, Rotterdam School of Management, Emerald, 2013).
Quand nous regardons les mutations de notre environnement, nous les voyons à travers nos filtres. Nous ne les voyons donc pas totalement telles qu’elles sont. En faisant preuve de créativité pour sortir de notre modèle actuel « A », nous créons un nouveau modèle « B », et nous pensons avoir réussi à surfer sur les mutations. Mais à cause de nos filtres, nous n’avons fait qu’adapter notre modèle « A » en « A’ ».
Prenons l’exemple des constructeurs automobiles. Quand ceux-ci ont lancé leurs premières voitures électriques, ils étaient persuadés d’avoir créé un nouveau modèle B. Mais en analysant la Tesla 3 quelques années plus tard, ils ont compris qu’ils n’avaient fait qu’adapter leur modèle « A » en « A’ » — par rapport au modèle « B » de Tesla, qui avait 6 ans d’avance.
L’idée est simple : pour se débarrasser de nos biais, il faut les confronter à la réalité. C’est là qu’intervient le « crado-test’onnement », une approche expérimentale qui consiste à tester des idées qui vont à l’encontre de nos évidences. Cela permet de créer des « étonnements » qui briseront nos filtres et ouvriront notre esprit à de nouvelles perspectives
Pourquoi est-ce utile ? Contrairement aux expérimentations classiques, les « crado-test’onnements » sont peu coûteux en temps et en ressources. Cela permet d’en réaliser un grand nombre et d’explorer rapidement de multiples pistes. En bousculant nos certitudes, ils nous incitent aussi à sortir de notre zone de confort et à explorer de nouvelles idées.
Ces expérimentations sont 1000 fois moins coûteuses que les expérimentations classiques, ce qui permet d’en réaliser 1000 fois plus. Avant chaque test, il faut définir rigoureusement les résultats attendus. Après l’expérimentation, l’idée est ensuite d’analyser tous les résultats qui diffèrent des prédictions initiales. C’est l’essence même du slogan « make a lot of mistakes » cher à Steve Jobs : multiplier les expériences pour déjouer les attentes et explorer de nouveaux possibles.
Pour optimiser ces expériences, les dirigeants et managers gagneront à sensibiliser leurs équipes à collecter quotidiennement des « non-évidences » :
- Inattendus : des événements qui paraissaient impossibles ;
- Ridicules : des idées qui semblent absurdes ;
- Impossibles : des concepts que l’on juge irréalisables ;
- Contraires à l’existant : des hypothèses à l’opposé du modèle actuel (« A »), et qui créent de « l’étonnement ».
Des rituels sont ensuite mis en place pour analyser les éléments collectés dans cette « boîte à cradotester ». L’objectif n’est pas de trouver des preuves ou de valider des idées, mais plutôt de maximiser le nombre « d’étonnements » et de les compiler. En éliminant un maximum de nos filtres, nous ouvrons ainsi la porte à de nouveaux possibles.
Essayer de contrôler les mutations, une erreur ?
Les humains ont un besoin viscéral de contrôler la situation pour assurer leur survie. Une étude révèle que cela se traduit par un « contrôle primaire » : contrôler les mutations le plus rapidement possible pour atteindre nos objectifs. Cela revient presque à demander aux mutations de s’adapter à nos objectifs, ce qui génère du stress, de la déception et de l’impuissance. Ce besoin de contrôle primaire est d’autant plus fort que les mutations sont importantes, et le succès passé ne fait que l’accentuer.
Pour se libérer de ce biais, il est nécessaire de développer un autre type de contrôle, dit « contrôle secondaire », qui consiste à accepter les mutations et à « s’étonner » de ce qu’elles pourraient être. Cela permet de trouver un sens nouveau et inattendu, et d’améliorer le bien-être collectif à long terme.
Grâce au contrôle des « étonnements » générés par les expériences, et grâce à la patience associée, il est possible de faire émerger un « B » qui surfe sur les mutations. Plus les mutations sont importantes, plus le contrôle secondaire par l’émerveillement devient salutaire, non pas pour faire face aux mutations, mais pour surfer sur elles.
Une recherche multisectorielle révèle que notre environnement est certes de plus en plus imprévisible, mais aussi de plus en plus malléable. Les entreprises, quelle que soit leur taille, ont la capacité de créer le futur. Les approches classiques de stratégie prospective nous limitent car elles ne nous permettent pas de malléer le futur et de créer des « B » que nous n’aurions même pas envisagés au départ.
On nous a beaucoup parlé de la révolution du métavers, mais ChatGPT est arrivé de nulle part et a bouleversé le paysage. On pourrait croire qu’il est apparu de manière fulgurante, mais il est en réalité le fruit de huit années d’exploration des potentialités de l’intelligence des données. Huit années de parcours d’étonnement, au service d’un rêve : apporter un nouvel outil capable de générer du contenu à la demande.
L’expérience d’une TPE-PME accompagnée par l’auteur illustre parfaitement ce propos. BigHappy, initialement agence de communication, est devenue un partenaire stratégique permettant aux entreprises de mieux s’aligner sur la réalité de leurs marchés potentiels grâce à la vérité des données. En effet, BigHappy s’est interrogée sur l’identité de ses clients, leurs attentes et la manière de les adresser avec des offres plus pertinentes.
Cette transformation a été rendue possible grâce à tous les « étonnements » que l’entreprise a découverts sur l’intelligence des données au cours de plusieurs années, ainsi qu’à la passion qui l’animait. BigHappy dispose aujourd’hui d’une technologie propre et apporte une valeur ajoutée incontestable à ses clients. Ainsi, plus notre environnement mute, plus nos pratiques de stratégie et d’innovation doivent être en symbiose pour façonner un « B » viable.
Apprendre à surfer sur les mutations
Pour développer notre capacité à surfer sur les mutations, l’étape suivante consiste à itérer des expéditions d’étonnements. Ce processus se déroule en trois étapes :
- Proposer des sujets d’exploration
- Identifier des sujets d’exploration qui interpellent notre futur.
- Privilégier des sujets non évidents, car nous avons tendance à nous orienter vers des terrains familiers.
- Compiler une liste de sujets stimulants pour le groupe.
- Réaliser des expéditions individuelles
- Chaque membre choisit un sujet d’exploration et le découvre de manière autonome.
- Un outil est mis à disposition pour capturer tous les étonnements vécus pendant l’exploration.
- Partager et rebondir sur les étonnements
- Le groupe se réunit pour partager et analyser les étonnements récoltés.
- Ce processus permet d’aller plus loin que les approches classiques d’exploration en enrichissant la réflexion collective.
Les « crado-test’onnements » et les « expéditions d’étonnement » révèlent toutes de nouveaux sujets à explorer, sur lesquels les deux pratiques seront réitérées. L’objectif n’est pas de les utiliser intensément avec une micro-équipe pour conclure rapidement, mais de les employer légèrement et régulièrement avec un collectif élargi, en compilant en permanence les étonnements.
Cette approche permet de développer une vision sur de nouveaux possibles qui émergeront, et qui ouvrent la voie à des résultats décuplés : des opportunités 10 fois meilleures pour « grimper aux arbres ». Adam Grant, psychosociologue américain à Wharton, confirme qu’il s’agit d’une procrastination gagnante. Toutes les entreprises rêvent de sérendipité et d’effectuation (faire des effets possibles). Ces deux pratiques en constituent le « comment ». Il est crucial de les ritualiser à tous les niveaux, en donnant à chaque service des objectifs d’étonnements et des moyens congrus pour les atteindre (« Step Up, Step Back : How to Really Deliver Strategic Change in Your Organization Hardcover », d’Elsbeth Johnson, Bloomsbury Business, 2020). Cette démarche nourrira finalement la Stratégie « B ».
Si hier, une bonne prospective accompagnée de quelques jours de séminaire suffisait à définir une stratégie, est-ce encore suffisant pour surfer sur les mutations actuelles ? Ces deux pratiques ont une autre vertu : les entrepreneurs missionnaires s’enrichissent dix fois mieux que les mercenaires, car l’enrichissement n’est pas leur cause mais la résultante. Les missionnaires sont animés par le désir d’apporter de la valeur, tandis que les mercenaires sont motivés par l’enrichissement. Ces deux pratiques redonnent dans ce contexte une posture missionnaire au collectif, à un moment où la situation du modèle « A » peut exacerber la posture mercenaire.
Ceci nous amène à une troisième pratique : s’étonner des enjeux posés par les mutations et identifier les parties prenantes potentiellement concernées par la raison d’être de l’entreprise.
Exemple : Michelin s’est « étonné » sur les enjeux environnementaux majeurs qui appellent à « avancer autrement » — en lien avec sa raison d’être. L’entreprise a ainsi développé le projet Wisamo, un système de voiles gonflables et rétractables, permettant aux cargos d’avancer autrement, en réduisant de 25% à 50% leur consommation de carburant et leurs émissions de CO2.
Cette troisième pratique ouvre la voie vers d’autres marchés « B », avec des conjonctures différentes de celle de notre modèle « A » ; renforçant d’autant la résilience stratégique dans un monde incertain.
Changer d’approche stratégique
Les entreprises gagnantes sur la durée sont celles qui savent renégocier leur courbe en S. Elles ne se contentent pas de suivre une seule courbe de développement, mais enchaînent avec une autre, différente et prometteuse.
Deux points clés les distinguent :
- Pivot vers un B discontinu : Au lieu d’adapter leur modèle actuel « A » vers un « A’ » voué à la saturation, elles explorent un nouveau territoire « B » offrant un potentiel bien supérieur.
- Déclenchement opportun : Elles ne s’attendent pas à atteindre le sommet de la courbe S actuelle avant de lancer la suivante. Elles le font au moment où la croissance de la courbe S est la plus forte (environ 3/4 du cycle).
Face à l’accélération des mutations, renégocier vers un « B » devient encore plus crucial. Mais un dilemme subsiste : continuer à exploiter le potentiel du « A » ou se lancer vers un « B » risqué au potentiel hypothétique. La tentation est souvent de faire un compromis entre les deux, en se contentant d’un « A’ ». Pour dépasser ce dilemme, il est nécessaire de transformer nos approches de stratégie et de projet d’entreprise.
- Eliminer le boulet de complexité interne
Une étude montre que si notre environnement externe s’est complexifié 6 fois plus au cours des 60 dernières années, la complexité interne des entreprises a augmenté 35 fois plus vite que l’environnement externe au cours de la même période.
Cette complexité excessive, ce boulet boulimique, entrave l’engagement des employés et la performance économique. L’accumulation de processus et de structures par les managers en est l’une des causes. Adapter l’organisation actuelle (le poisson) pour survivre dans un nouvel environnement (grimper aux arbres) serait-elle une autre de ces causes ? Il est plus que jamais essentiel de se libérer de ce boulet de complexité interne, pour se doter d’un « B ».
Une telle démarche permet d’améliorer sa résilience stratégique et de générer un nouvel avantage concurrentiel : une meilleure capacité à gérer la complexité externe. Pour s’affranchir de ce boulet, une approche stratégique en amont du « Lean management » est nécessaire. Il s’agit de retrouver les murs porteurs stratégiques du modèle « A » et de retirer toutes les cloisons inutiles.
Chez IKEA, par exemple, tout est centré sur des produits à emballage minimum à monter par le client. Ces produits constituent les murs porteurs du succès de l’entreprise sur son modèle « A ». Ils sont concrets et peu nombreux.
Attention : il est important de ne pas confondre les murs porteurs avec le business model, la mission ou la raison d’être de l’entreprise.
L’entreprise CRAM a mis en place cette approche avec succès. Son dirigeant, Regis Bejanin, témoigne que cela a permis un recentrage gagnant : se concentrer sur ce qui est essentiel aux yeux des collaborateurs et qui contribue à leur épanouissement professionnel. Ce recentrage est devenu un avantage clé pour pourvoir les postes dans un contexte de crise du recrutement des métiers techniques.
En conclusion, faire moins de choses mieux aboutit à plus (« less gives more »).
- S’engager sur un « B » décisif à long terme avant d’en avoir la maîtrise totale
Lorsque des mutations se font sentir, il est nécessaire de prendre le temps d’approfondir nos connaissances avant de prendre des décisions. Cependant, des études démontrent que plus la prise de décision est différée, moins l’impact de ces décisions sera important. Il est donc crucial d’amplifier notre exploration des mutations et de décider suffisamment tôt de s’engager sur un modèle « B » à long terme, même si nous n’en avons pas encore la maîtrise totale.
Se projeter vers une nouvelle valeur capable d’apporter une amélioration décuple par rapport à l’existant permet de créer un « B » qui se démarque réellement du statu quo « A ». Cette ambition génère une envie-de d’autant plus forte (« 10x Is Easier Than 2x : How World-Class Entrepreneurs Achieve More by Doing Less », de Dan Sullivan et Dr. Benjamin Hardy, Hay House Inc, 2023 / « The 10X Rule : The Only Difference Between Success and Failure », de Grant Cardone, Wiley, 2011).
Concevoir un modèle B holistique et durable
Il est crucial d’aborder la création de valeur de manière holistique, en prenant en compte quatre dimensions interdépendantes : clients, salariés, environnement et société, économie. La dimension économique découlera naturellement des trois autres.
Il existe toutefois des limites à l’application de la RSE au modèle existant (poisson- « A ») et à la poursuite d’une croissance uniquement basée sur le volume. Ne serait-il pas plus pertinent de viser une croissance par l’impact, en concevant un écureuil / « B » capable de grimper dix fois mieux aux arbres / RSE, et d’atteindre une croissance économique dix fois supérieure ?
Ne pas fixer un objectif à long terme (7 à 10 ans) pour notre modèle « B » peut nous conduire à nous contenter d’un modèle « A’ », et à manquer l’opportunité de construire l’avenir. Réussir dans un monde incertain avec une telle échéance nécessite de s’engager sur un « B » non pas comme une solution figée, mais comme une nouvelle valeur.
Cette nouvelle valeur permet de zigzaguer de manière réversible entre plusieurs solutions possibles, en gardant toujours le cap sur le rêve initial. Pour cela, il est utile de :
- Rétrograder le « B » en un « B1 » qui apporte une première microvaleur.
- Accomplir le « B » à travers un effet domino réversible, permettant de passer de la solution « n » à « n+1 ».
Le parcours d’Apple, illustré par Steve Jobs, est un excellent exemple de l’importance d’une vision à long terme. L’entreprise a initialement envisagé l’iPad, mais l’a rétrogradé en une valeur plus modeste (l’iPod) pour ensuite lancer l’iPhone avant l’iPad, en s’adaptant aux mutations du marché.
Ainsi, s’engager sur un B à long terme et le construire de manière itérative et réversible est la clé pour surfer sur les mutations et créer un avenir durable et prospère.
- Développer un « A » et un « B » séparément mais en synergie
Il est intéressant de développer un « B » qui présente des synergies avec le « A », à l’instar des liens étroits entre les produits Apple tels que l’iPod, l’iPhone et l’iPad, et le Mac. Cependant, il est tout aussi crucial de maintenir une séparation suffisante entre les deux, car une trop grande proximité risque de les complexifier mutuellement, aboutissant à un « A’ » hybride et instable.
Parallèlement au développement du « B », il est nécessaire de définir un plan stratégique à trois ans pour le « A ». L’objectif est de le consolider en se concentrant sur ses fondamentaux, en optimisant ses ressources et en réduisant sa complexité. Cette approche permet de garantir la viabilité économique du « A » à court terme et de libérer des ressources humaines pour la réalisation du « B1 » et du « B2 ».
Le schéma ci-dessous résume la nouvelle approche stratégique proposée : surfer sur les mutations à partir du « A ».
La clé du succès réside donc dans la création d’un « B » synergique mais distinct du « A ». Une planification stratégique rigoureuse du « A » et une séparation adéquate des deux activités sont des éléments essentiels pour garantir la réussite de cette approche.
En conclusion, les mutations de notre environnement imposent aux entreprises de repenser leur approche stratégique. Surfer sur ces changements implique de dépasser les biais cognitifs et d’explorer de nouveaux possibles à travers des pratiques d’étonnement et d’expérimentation. La création d’un modèle « B » distinct et ambitieux, conçu pour répondre aux défis et opportunités de demain, est essentielle. Développer ce modèle en synergie avec le modèle « A » tout en maintenant une séparation adéquate permettra d’assurer la pérennité de l’entreprise. L’avenir appartient aux organisations capables de s’adapter, d’innover et de créer de la valeur de manière holistique et durable. La clé du succès réside finalement dans la capacité à embrasser l’incertitude et à explorer de nouveaux territoires.
Par Maximilien Brabec
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