La « gender fatigue » et sentiment que les entreprises ne luttent pas assez contre les inégalités femmes/hommes coexistent, signe que le sujet de l’égalité professionnelle est rarement bien abordé.
D’un côté, la « gender fatigue » touche ceux qui sont lassés par ce sujet dont on leur rebat les oreilles. Il faut dire que, depuis la loi d’égalité salariale de 1972, les lois se succèdent, tandis que les médias et les entreprises ne sont pas en reste pour communiquer sur ce sujet. Ces personnes (essentiellement des hommes) soulignent l’égalité de droit qui prévaut désormais entre les sexes, comparent la situation actuelle des femmes par rapport à celle d’hier et, devant tant de progrès accomplis, ne comprennent pas que l’égalité professionnelle demeure un thème aussi prégnant dans le monde du travail.
De l’autre côté, d’autres acteurs (essentiellement des femmes) voient plutôt le verre à moitié vide et soulignent la persistance de discriminations pour pointer le chemin qu’il reste à faire. Quitte, parfois, à faire preuve de mauvaise foi en diffusant des chiffres sur les écarts salariaux entre les sexes, sans préciser qu’ils ne prennent pas en compte le niveau de qualification, le secteur d’activité et le temps de travail, par exemple.
Beaucoup de bruit pour peu
La coexistence de ces deux points de vue opposés provient tout d’abord de l’échec relatif des actions mises en place : elles sont généralement très visibles (ce qui participe à la gender fatigue de ceux qui estiment qu’on parle trop d’égalité professionnelle), mais peu efficaces (ce qui conforte ceux qui estiment qu’on n’en fait pas assez). Pour le résumer en une phrase : beaucoup de bruit pour peu.
La mise en place de l’index égalité professionnel a ainsi connu une forte couverture médiatique, alors qu’il se révèle décevant en termes de résultats. De même, les entreprises sont nombreuses à déployer des formations obligatoires à la diversité, alors que la recherche scientifique montre que ces formations sont peu efficaces (« Why Doesn’t Diversity Training Work ? The Challenge for Industry and Academia », de Frank Dobbin et Alexandra Kalev, Anthropology Now, 2018).
Une faible prise de conscience des discriminations
Si gender fatigue et discriminations au travail coexistent, c’est aussi parce que ces dernières sont désormais subtiles, presque invisibles (« Covered by Equality : The Gender Subtext of Organizations », de Yvonne Benschop et Hans Doorewaard, Organization Studies, 1998).
Paradoxalement, les salariés (y compris les femmes) sont plus conscients des discriminations dans la société que dans leur société. Quand elles arrivent, les prises de conscience sont généralement tardives. C’est par exemple l’effet de l’âge : en termes d’apparence physique, on pardonne moins aux femmes de vieillir, si bien que des salariées, en particulier dans les métiers d’image, peuvent être mises de côté. Ou l’effet de comparaison : quand une femme se rend compte au bout de 20 ans de carrière du niveau qu’elle a atteint par rapport aux hommes embauchés en même temps qu’elle au même grade.
Des discriminations insidieuses
Si les prises de conscience sont limitées, c’est que la transparence ne règne, particulièrement en matière de rémunération. C’est souvent par inadvertance qu’une femme va apprendre qu’elle est moins bien payée qu’un collègue pourtant pas plus compétent qu’elle.
Les discriminations sont peu visibles car elles sont subtiles, insidieuses. Dans un groupe du secteur banques-assurances, l’analyse des entretiens professionnels (par l’auteur de cette chronique) a par exemple révélé une différence subtile entre les aspirations professionnelles des hommes et des femmes. A compétences et ambitions égales, les femmes semblaient moins désireuses d’évoluer que les hommes. Toutefois, à égal niveau d’ambition, autant de femmes que d’hommes obtenaient une promotion. Ce qui laissait croire à une égalité de traitement entre les sexes. À ceci près que les promotions des hommes étaient plus fortes que celles des femmes. Par exemple, un homme passait directement de n°2 à n°1 d’une agence bancaire, tandis qu’une femme passait de n°2 d’une agence à n°2 d’une plus grande agence.
La stratégie du clair-obscur
Les entreprises pratiquent aussi régulièrement la stratégie du clair-obscur qui consiste à mettre en lumière certains aspects positifs pour mieux laisser dans l’ombre les aspects moins reluisants (« La stratégie du clair-obscur », de Denis Monneuse, Communication & organisation, 2013).
D’une certaine manière, les pouvoirs publics les encouragent à agir ainsi à travers l’index égalité professionnel. En off, des DRH reconnaissent qu’ils « bidouillent » pour accroître leur note sans avoir à remettre à plat leur politique RH. Pour gagner des points, il « suffit » de promouvoir fortement 2 ou 3 femmes afin qu’elles intègrent le top 10 des rémunérations et d’augmenter les femmes qui reviennent de congés maternités, alors que ces actions ne changent pas le quotidien de la majorité des salariées. Cette stratégie conforte les deux positions opposées : certains se focalisent sur le côté clair (les grandes annonces) et y voient la preuve qu’on en fait beaucoup (trop) pour les femmes ; d’autres regardent avant tout le côté obscur, soulignent les discriminations cachées.
Les effets pervers des politiques d’égalité professionnelle
L’invisibilité des discriminations provient également de politiques d’égalité professionnelle dont les effets pervers passent sous les radars (« Diversity Initiative Effectiveness : A Typological Theory of Unintended Consequences », de Lisa M. Leslie, Academy of Management Review, 2019).
Une étude a été menée (par l’auteur de cette chronique) sur une entreprise qui semblait, à première vue, exemplaire en matière d’égalité salariale. En effet, elle avait signé un accord collectif avec les syndicats prévoyant un budget dédié à la réduction des écarts de rémunération entre les sexes à poste équivalent. Cependant, il est apparu que les managers masculins, se sentant contraints par la DRH d’accorder des augmentations salariales significatives aux femmes, compensaient, voire se « vengeaient », en distribuant des primes de performance majoritairement aux hommes. Les femmes, ravies de recevoir des augmentations de salaire, ne s’apercevaient pas qu’elles étaient en réalité perdantes en termes de rémunération globale.
Des discriminations inversées qui sont tues
La coexistence entre gender fatigue et discriminations s’explique enfin par le fait que les discriminations qui touchent les hommes, appelées discriminations inversées, sont peu mises en avant. Des études montrent l’existence d’un « reverse gender gap », c’est-à-dire d’écarts salariaux en faveur des femmes dans certains domaines (« Why and When Does the Gender Gap Reverse ? Diversity Goals and the Pay Premium for High Potential Women », de Lisa M. Leslie, Colleen Flaherty Manchester et Patricia C. Dahm, Academy of Management Journal, 2016).
En raison de la loi de l’offre et de la demande et de l’impératif de féminisation des instances dirigeantes, les femmes jugées à haut potentiel, moins nombreuses que les hommes, soient souvent mieux payées que leurs collègues masculins. De même, la discrimination positive qui consiste à réserver des postes à des femmes afin d’augmenter leur proportion agace les salariés (hommes et femmes) qui sont attachés à l’idéal méritocratique.
Les discriminations inversées concernent aussi le « sale boulot ». Exemple observé dans un bar : Lorsque survient un conflit entre clients, le patron demande systématiquement à un serveur, et non à une serveuse, d’intervenir. De même, les serveuses sont prioritaires pour accueillir les groupes d’hommes. Conséquences : Pour un même temps de travail, les serveuses reçoivent plus de 20% de pourboires que les serveurs. Des écarts de salaires et de conditions de travail existent dans d’autres secteurs. Quand il y a des tâches urgentes à effectuer le soir ou le week-end, c’est généralement vers un manager homme que la direction se tourne, partant du principe que son équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle est moins important que celui d’une mère de famille.
Certes, les différences de traitement en défaveur des hommes sont sans commune mesure avec celles en défaveur des femmes dans le monde du travail, mais leur sous-estimation et sous-médiatisation contribuent à alimenter la gender fatigue des hommes. Cela délégitime l’égalité professionnelle puisqu’elle semble ne se soucier que du sort des femmes.
Cette coexistence entre deux discours opposés met en lumière que le sujet de l’égalité professionnelle est rarement abordé dans son entièreté et avec une totale sincérité.
Des discriminations affectant les femmes mais aussi les hommes persistent, notamment car elles sont peu visibilisées. La question n’est donc pas tant de savoir si les entreprises et les pouvoirs publics en font trop ou pas assez, mais de les inciter à traiter plus finement et de façon plus scientifique ce sujet.
Par Denis Monneuse
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