Face à la complexité croissante des situations managériales, l’apprentissage collectif émergent est un levier pour transformer l’expérience quotidienne en une source de connaissances et d’innovation.
En 2007, Dave Snowden et Mary Boon ont proposé un cadre d’analyse décisionnel, le modèle Cynefin, intégrant à la fois la diversité des situations auxquelles font face les dirigeants, et l’instabilité croissante de l’environnement. L’irruption de la géopolitique dans le quotidien des entreprises, qui déstabilise les approvisionnements, impacte les délais de production, mine la confiance et génère de la volatilité prix, et la pénétration de l’intelligence artificielle dans le quotidien ne fait que renforcer la pertinence du modèle Cynefin qui décrit, schématiquement, quatre types de situations — simple, compliquée, complexe et chaotique — et propose une approche managériale différenciée selon la situation.
Face à une problématique simple — suivre un processus d’achat dans un logiciel interne, par exemple — il est sage d’appliquer les bonnes pratiques issues de l’accumulation de l’expérience. Une situation compliquée nécessite l’intervention d’experts et la coordination entre de nombreux acteurs. Fabriquer un véhicule à moteur en est un exemple : le savoir théorique existe, mais sa réalisation n’est pas à la portée de tous.
Un phénomène complexe — fusionner des activités, ouvrir un nouveau marché, digitaliser le parcours client — est caractérisé, d’une part, par l’existence de nombreux éléments au sein d’un système ayant sa propre dynamique et, d’autre part, par des interactions systémiques non linéaires entre les éléments, un changement de faible amplitude pouvant générer des conséquences disproportionnées. Face à la complexité, il est préférable de sonder le terrain de jeu pour appréhender les schémas sous-jacents, imprédictibles et évolutifs par définition, avant d’agir.
En situation chaotique — comme durant les jours qui suivent le passage de l’ouragan Katrina en Louisiane en août 2005 — il s’agit de parer à la dégradation rapide de la situation par des actions décisives. Lee Scott, alors CEO de Wal-Mart, donna ainsi une liberté d’agir en exhortant ses collaborateurs à l’action en s’appuyant sur leur conscience et leur humanité. Le rôle de Wal-Mart a été salué pour sa vitesse d’exécution et son efficacité sur le terrain en l’absence de planification centralisée, et ce au plus près d’une population plongée dans une précarité extrême (« Wal-Mart’s Response to Hurricane Katrina : Striving for a Public-Private Partnership », de Susan Rosegrant, Harvard Business School Publishing, 2007).
Une compréhension différenciée des situations introduit la nuance dans le pilotage managérial et permet de garder ses distances avec le « prêt-à-penser » fondé sur l’idée discutable, et de moins en moins vérifiée en entreprise, que tout peut se prédire et qu’une approche qui a donné de bons résultats hier trouvera à s’appliquer en toutes circonstances. Le cadre d’analyse Cynefin est une sorte d’écho conceptuel à la maxime empreinte d’humilité du philosophe et homme d’État anglais Francis Bacon (1561-1626) : « Il faut obéir aux forces auxquelles on veut commander ». En clair, comprendre la situation avant d’agir pour tenter de mieux agir.
Quand la complexité devient le « new normal »
En s’appuyant sur la grille de lecture proposée par le modèle Cynefin, on constate que la complexité est insensiblement devenue la norme. Le ressenti des managers est celui d’un environnement dans lequel l’incertitude est significative, et qui s’illustre par des situations ambigües et complexes. Qu’il s’agisse de ressources humaines, de stratégie, de marketing, de leadership ou de finance, presque plus rien n’est simple, et les orientations à prendre sont, de fait, de plus en plus difficiles à discerner. Prendre des décisions dans ce contexte et agir efficacement en limitant les risques devient une gageure.
Des travaux récents confirment cette impression subjective : si dans l’après-guerre, les situations étaient principalement compliquées pour les entreprises, et parfois complexes, le rapport semble s’être aujourd’hui inversé. La proportion des défis complexes auxquels font face les managers augmenterait. Concrètement, cela se traduit par un besoin croissant de réflexions et d’actions originales (« Systèmes compliqués et complexes : en quoi consisterait une réforme des soins de santé réussie ? », de Sholom Glouberman et Brenda Zimmerman, Saskatoon – Saskatchewan, 2002).
Comment les managers et leurs équipes peuvent-ils agir efficacement en situation incertaine ?
L’apprentissage collectif, émergent et continu devient un impératif organisationnel
Dans un climat d’incertitude, les managers, les équipes et les organisations sont obligés de laisser de côté leurs certitudes pour faire place à de nouveaux savoirs, co-construits en situation. Ces connaissances émergentes, développées pas à pas, permettent d’identifier chemin faisant de meilleures manières de s’organiser et d’agir. Cet apprentissage est « collectif » car la vision d’un seul est partielle et souvent partiale ; il est « continu », au regard du caractère évolutif et imprévisible des situations complexes ; et il est « émergent » car un savoir nouveau est identifié au service d’une action plus efficace dans un réel situé. La connaissance n’est pas ici comprise comme un objet qui se transmet, mais comme la co-production d’un collectif qui cherche à mieux répondre à une situation donnée pour atteindre ses objectifs.
Mais comment organiser et faciliter cette émergence collective ? De nombreux mécanismes ou pratiques organisationnels existent pour favoriser l’apprentissage émergent. Détaillons trois d’entre eux — l’analyse après action ; la communauté de pratiques ; et l’histoire apprenante — qui ont fait la preuve de leur efficacité.
L’analyse après action : un arrêt sur image en équipe
L’analyse après action (ou After-Action Review) est une réunion d’équipe pour débriefer une action collective récente, apprendre de l’expérience et développer la performance. Ce learning meeting se décompose schématiquement en 4 étapes distinctes visant chacune à faire émerger un consensus de l’équipe autour (a) des objectifs de l’action, (b) du résultat obtenu, (c) des dimensions et leviers qui expliquent le résultat (liens de causalité, théorie du succès) et (d) des ajustements à réaliser pour adapter l’action à venir ou revisiter en profondeurs les hypothèses qui ont présidé à l’action jusqu’alors.
Pour davantage d’impact en situations complexes, ce mécanisme d’apprentissage collectif ponctuera avec régularité la vie de l’équipe pour devenir un automatisme. À mesure que les membres de l’équipe comprennent de mieux en mieux, et ensemble, le fonctionnement de leur environnement, l’analyse après action permet d’agir avec plus de nuance et de pertinence sur le terrain puis de dégager davantage de puissance dans l’action collective. Les ressources de l’équipe sont progressivement mieux utilisées et les actions individuelles coordonnées plus efficacement. Si l’analyse après action est utile en situations compliquées dans lesquelles elle permet des améliorations incrémentales, elle est indispensable en situation complexe dans lesquelles des changements plus radicaux sont fréquemment nécessaires pour avancer.
Dans le flou environnemental, l’ambiguïté organisationnelle et la complexité métier, l’équipe qui apprend en continu de ses actions devient un « centre local de performance » réduisant l’effet paralysant de l’incertitude et s’épargnant le plus possible les tâtonnements douloureux. La pratique régulière du débriefing structuré permet aux membres de l’équipe de développer leur vigilance aux signaux faibles, de prendre le temps d’analyser, d’approfondir la connaissance partagée, et d’améliorer la compréhension des causes-effets autour de l’action. Elle permet d’accélérer progressivement la performance puis le tempo. Chris Fussel, ancien Navy SEAL, souligne que dans l’armée américaine, à l’origine de l’innovation organisationnelle de l’analyse après action, on dit que « slow is smooth and smooth is fast » ; prendre le temps de revisiter l’action pour l’améliorer (et gagner du temps in fine).
La communauté de pratique pour affûter et diffuser ses connaissances entre pairs
Dans un système complexe où les solutions innovantes et efficaces émergent d’un collectif, les communautés de pratique peuvent jouer un rôle clé de coordination, de partage et d’actualisation des connaissances. Les communautés réunissent des individus de manière flexible, autour d’un thème ou d’un sujet qui les intéresse. Les échanges entre membre permettent la construction d’une identité commune des participants, qui se reconnaissent dans un objectif partagé. Les communautés permettent ainsi de générer de nouvelles connaissances et de tirer des leçons de la pratique des acteurs de manière itérative et continue. Le caractère informel des communautés leur permet souplesse et adaptation, participant à un apprentissage émergent des expériences et des pratiques de chacun (« Situated learning : Legitimate peripheral participation », de Jean Lave et Etienne Wenger, Cambridge University Press, 1991).
Pour les entreprises, ces communautés sont précieuses car elles capitalisent l’expérience de ses membres en la consolidant et la diffusant. Les échanges et les discussions entre membres permettent aussi de recombiner les savoirs, de trouver de nouvelles idées et d’innover, faisant ainsi évoluer les connaissances existantes, notamment dans les situations nouvelles ou complexes.
Les communautés ont plusieurs atouts :
- Elles facilitent l’engagement des acteurs autour de sujets qui les intéressent (« Afraid of engagement ? Towards an understanding of engagement in virtual communities of practice », de David Abonneau, Aurore Haas, Stefano Borzillo et Louis-Pierre Guillaume, Knowledge Management Research & Practice, 2021) ;
- Leur caractère informel permet aux acteurs d’évoluer dans différentes communautés au cours du temps, en fonction de leurs responsabilités, connaissances et centres d’intérêt,
- L’apprentissage des membres est favorisé, de manière souple et actualisée, car fondé sur l’expérience des uns et des autres qui se renouvelle sans cesse,
- Il n’y a pas de limites en termes de participation. Par exemple, chez Schneider Electric, entreprise multinationale de 130 000 personnes dans une centaine de pays, les 180 communautés existantes peuvent aller d’une dizaine à plusieurs centaines de membres.
- Les communautés peuvent dépasser les frontières de l’entreprise. Par exemple, parmi les éléments expliquant le succès de Toyota, les communautés de pratique mises en place avec les fournisseurs ont contribué à l’innovation et à l’efficacité de l’entreprise,
- L’absence de hiérarchie autre que celle de l’expertise permet de libérer les comportements et les esprits, et de générer plus de créativité. Les communautés permettent davantage d’expérimentations, la tolérance à l’échec étant plus grande.
Les communautés de pratiques sont des espaces de liberté et d’apprentissage, permettant de coordonner et de capitaliser sur des phénomènes émergents liés à la pratique d’acteurs très divers à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise (fournisseurs, clients, parties prenantes). Ces communautés favorisent l’apprentissage en temps réel, ou apprentissage émergent, car elles ont accès à ce qui est en train de se produire, au moment où cela se produit. Elles offrent un espace de réflexivité et de co-construction pour générer de nouvelles connaissances à partir du réel. C’est un atout en situations complexes, où l’appréhension pertinente des phénomènes repose sur la diversité des points de vue et la capacité à identifier des relations entre les événements.
L’histoire apprenante : un point d’orgue narratif à une action collective d’envergure
Une histoire apprenante est un récit décrivant les points et étapes marquants d’un épisode organisationnel complexe ou d’un projet à enjeu. Cette histoire, corédigée par les parties prenantes (collaborateurs, partenaires, parfois clients), s’apparente au REX industriel de fin de projet, mais sa structuration narrative et l’accent mis sur le processus de production du récit, au-delà de son contenu, fait sa singularité (« Le Retour d’Expérience dans les organisations à risques », de Violaine Bringaud, Benoît Journé, Safietou Mbaye, Geneviève Saliou et Stéphanie Tillement, Éditions EMS, 2014).
L’histoire apprenante se déploie en trois étapes successives : la rédaction, l’interprétation et la valorisation. Les participants impliqués dans la gestion d’une situation complexe ou dans un projet d’envergure commencent par co-écrire ce qu’ils ont vécu dans la colonne de droite d’un document unique, chacun apportant sa pierre à l’édifice narratif en indiquant qui parle, qui prend quelle décision, comment une sous-action se déploie, etc. Un consensus émerge progressivement sur le déroulement de l’action. Puis, dans un second temps, un ou plusieurs consultants, rompus au développement et à l’apprentissage organisationnels, analysent et commentent l’histoire apprenante dans la colonne de gauche du document pour mettre en lumière l’implicite et les tendances de fond (« Pratique et théorie du retour d’expérience en management », thèse de R. Picard, 2006)
Enfin, dans une troisième étape, des réunions de travail s’organisent avec les équipes concernées, incluant parfois d’autres acteurs internes, pour cristalliser les apprentissages, les ancrer et les disséminer.
Le livrable final d’une histoire apprenante est double. Le document final produit retrace les contributions des individus et des équipes, les décisions et leurs effets, les événements et les surprises, et enfin les apprentissages. Mais l’expérience collective de production du document puis sa mise en discussion font pleinement partie du « livrable ». C’est d’ailleurs dans les prises de conscience individuelles et collectives qui émergent durant les groupes de travail que réside l’intérêt premier de cette démarche simple en apparence, et puissante.
Le processus de construction d’une histoire apprenante, puis sa mise en discussion, invite les participants à revisiter le sens de leurs actions, à mettre en lumière les hypothèses sous-jacentes qui les ont nourris, à expliciter leurs croyances motrices, leurs compréhensions des défis rencontrés et d’autres éléments implicites de la vie collective qui ont sous-tendu les décisions et les actions. Ce travail d’introspection, de co-production, d’interprétation puis de discussion est un exercice collectif de sensemaking qui permet d’extraire des apprentissages pour l’avenir, pour soi et ses pairs dans l’entreprise. Cette méthode a par exemple été utilisée au Canada dans des établissements de santé. Elle a permis d’accélérer le changement en mobilisant les parties prenantes tout en favorisant l’apprentissage organisationnel.
Quelques suggestions pour mettre en œuvre l’apprentissage émergent dans votre entreprise
Quelles que soient les méthodes ou les mécanismes d’apprentissage collectifs émergents déployés, certains ingrédients sont indispensables pour extraire tout le potentiel de l’expérience professionnelle quotidienne :
- Le leadership des managers ou des dirigeants : c’est par leur exemplarité et leur engagement sincère dans un chemin d’apprentissage collectif que l’apprentissage émergent peut se développer ;
- La posture des acteurs en situation : l’apprentissage de l’expérience suppose d’adopter une posture individuelle et collective d’ouverture, de chercher à comprendre, et de mener l’enquête ;
- Les compétences : poser des questions, écouter activement les analyses des uns et des autres, argumenter, faire émerger les perspectives et les hypothèses, et avoir la discipline de les tester pour les valider ou les rejeter, sont des étapes importantes. Ce sont ces compétences qui permettent de pratiquer efficacement la curiosité, l’ouverture et l’humilité dans l’analyse collective de situations complexes.
L’apprentissage émergent de l’expérience peut faire la différence dans la performance des équipes et des organisations. Il demande un changement de posture individuelle et de culture collective. Saurez-vous le mettre en place pour faire face aux situations complexes auxquelles vous et vos équipes êtes confrontés ? Pour le savoir, il faut se lancer et apprendre chemin faisant.
Par Thomas Misslin,Aurore Haas
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