Comment articuler les dynamiques de standardisation de l’activité et de responsabilisation des salariés.
Management responsabilisant ou bienveillant, entreprise libérée ou opale, équipe autonome ou autogérée : comment distinguer ces innovations managériales prometteuses ? Toutes encouragent l’autonomie des salariés, une réappropriation du travail et un réajustement des responsabilités. Toutes promettent également d’atteindre simultanément bien-être des collaborateurs et productivité. Alors comment s’y retrouver ?
Pour éviter de choisir parmi ces innovations managériales de référence, certains managers tentent l’hybridation afin de multiplier les leviers de performance. De nouveaux modèles sont ainsi apparus, tel le lean start-up, qui combine le lean management, méthode de production qui vise la performance par la suppression de toute forme de gaspillage, et les méthodes agiles, permettant de s’adapter de façon réactive aux évolutions de la production.
Certaines combinaisons tentent ainsi d’associer deux logiques managériales distinctes : d’un côté une idéologie dite « rationnelle », qui vise la performance par une forte formalisation et standardisation de l’activité de travail afin d’optimiser son organisation ; de l’autre, une idéologie appelée « normative » qui s’appuie cette fois sur une volonté d’aligner les intérêts individuels à ceux de l’entreprise, pour encourager l’engagement des salariés et donc favoriser leur performance. Ainsi, plusieurs gros groupes industriels tels que Michelin ou Renault, affectés par une concurrence devenue mondiale, ont choisi d’associer le lean management aux innovations managériales prônant une responsabilisation des équipes opérationnelles.
Face à ce constat, il est légitime de s’interroger : hybrider les innovations managériales rationnelles et normatives pour en décupler les bienfaits, bonne ou mauvaise idée ?
L’exemple d’Airbus
Airbus a adopté le lean management dès 2007 sur ses sites de production en transposant des pratiques issues du monde automobile. Celles-ci étant considérées comme inadaptées aux particularités aéronautiques, les équipes opérationnelles ont manifesté leur manque d’adhésion, et une vague de désengagement s’est amorcée. La direction a alors pris une double décision : d’abord, la création de son propre modèle d’excellence industrielle afin de prendre en considération les besoins spécifiques des équipes ; puis, le lancement d’une dynamique de responsabilisation des niveaux opérationnels pour encourager leur engagement. De nombreuses initiatives ont ainsi vu le jour, telles que l’entreprise libérée de Saint-Nazaire ou l’inauguration d’une sixième Leadership University en 2016 à Toulouse, visant à « former les leaders de demain » sur des sujets tels que « la méthodologie d’engagement de l’équipe » ou « la gestion de conflits ».
La mise en cohérence de ces innovations managériales de standardisation et de responsabilisation peut alors être questionnée : comment favoriser la responsabilisation sur la base d’un processus de travail standardisé ? A l’inverse, comment standardiser des pratiques pensées spécifiquement pour les besoins de certaines équipes ? Deux interprétations de cette combinaison sont possibles.
La standardisation responsabilisante ?
Dans certaines situations la standardisation permet, à la lumière de l’organisation scientifique du travail, de découper une activité complexe en plusieurs tâches précises et aux attendus explicites. De cette façon, cette activité devient plus facile à déléguer aux équipes opérationnelles.
A titre d’exemple, certains opérateurs airbusiens se sont portés volontaires pour prendre en main, en plus de leur travail de production, la planification de la ligne. Cette activité consiste à évaluer la situation de la ligne en temps réel par rapport aux objectifs fixés et à réajuster l’organisation de l’équipe. Alors que cette nouvelle activité de planification de la ligne pourrait être assimilée à une simple délégation d’exécution, elle a été perçue par les opérateurs responsabilisés comme une opportunité de monter en compétences sur l’évaluation et l’anticipation des aléas de production, ainsi que sur des enjeux RH tels que la rotation des postes.
Dans d’autres situations cependant, les standards imposés par l’entreprise ne collent pas à la réalité vécue par la ligne de production : cela conduit à une contradiction entre les deux logiques managériales.
Une telle contradiction, concernant le stock de matériel nécessaire, a pu être observée. Les standards, selon le principe lean, imposent de prendre la juste quantité de matériel évaluée par les métiers supports pour une tâche. Or, l’opérateur observé savait, grâce à son expérience et à ses connaissances, que cette quantité était insuffisante et que, s’il la respectait, il devrait faire plusieurs allers-retours durant sa journée de travail. Dans ce cas, la standardisation impose une organisation du travail préfabriquée et inadaptée, dont l’application conduit au désengagement des acteurs qui se sentent dans l’impossibilité de bien faire leur travail.
Favoriser la régulation
Comment expliquer les conséquences ambivalentes de la combinaison de ces deux innovations managériales ? Pourquoi, dans certains cas, la standardisation est-elle compatible avec le développement de l’autonomie des salariés alors que, dans d’autres, elle l’entrave ?
Cette question renvoie à la possible régulation des règles par les équipes opérationnelles. En effet, les sciences du travail ont depuis de nombreuses années souligné l’écart inévitable entre le travail prescrit, celui que l’on retrouve dans les standards, et le travail réel, celui vécu au quotidien par les opérateurs. Pour assurer l’efficacité de l’action collective, il est alors indispensable que les équipes s’approprient ces règles afin de pouvoir les adapter à leur contexte et qu’elles permettent ainsi de faciliter le travail plutôt que de le contraindre.
Nos réflexions sur les innovations managériales contemporaines nous invitent à proposer trois recommandations majeures pour permettre la régulation des dynamiques de standardisation et de responsabilisation :
– Construire un récit managérial qui explicite l’articulation entre les innovations managériales adoptées : les standards sont-ils un moyen pour développer la responsabilisation des équipes ou, au contraire, la responsabilisation sert-elle à atteindre les standards fixés ?
– Repenser le rôle des managers intermédiaires comme facilitateurs de la mise en place de ces innovations managériales. En tant que pivots entre les échelons stratégiques et opérationnels, les managers occupent une place privilégiée qui leur permet de traduire les grandes orientations en objectifs clairs pour les équipes, mais également de faire remonter les problématiques rencontrées sur le terrain aux niveaux stratégiques.
– Encourager les discussions des équipes opérationnelles sur le travail pour permettre d’échanger et de questionner l’adoption et l’appropriation éventuelle des innovations managériales choisies. Ces espaces de discussions doivent être animés de façon à faciliter le dialogue au plus près du travail réel et à transmettre les réflexions pour alimenter la construction du récit managérial aux niveaux stratégiques.
Ces recommandations, destinées aux trois niveaux hiérarchiques, encouragent le travail d’appropriation des innovations managériales adoptées, et leur potentielle articulation.
Par Clara Letierce
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