Nous sortons de l’ère de la compétence individuelle et de la production pour entrer dans l’ère du projet collectif et de l’apprentissage.
L’obsolescence des compétences implique que les individus vont être amenés non seulement à produire, mais également de plus en plus à apprendre et, notamment, à « apprendre à apprendre ». Notre regard sur le travail doit alors évoluer : le temps d’apprentissage doit être considéré comme productif et bénéficier d’une plus grande reconnaissance. Pour ce faire, nos schémas mentaux doivent changer. Aujourd’hui, le statut de l’apprentissage se limite par exemple à une seule tranche âge – les jeunes. Car dans notre inconscient collectif, l’apprentissage se rattache à l’incompétence, qui elle-même signifie à nos yeux l’inexpérience. Les apprentis sont ainsi moins bien rémunérés car leur formation coûte au collectif que constitue l’entreprise.
Expérience et compétence
S’abstenir de revoir ces schémas mentaux reviendrait à nier la croissance de l’obsolescence des compétences. Face à l’arrivée de l’intelligence artificielle, la durée de vie d’une compétence a considérablement chuté : la « demi-vie » d’une compétence professionnelle (période au bout de laquelle 50% de son impact ou de sa pertinence disparait) est actuellement de moins de cinq ans, alors qu’elle se situait aux alentours de trente ans dans les années 1980. Ce phénomène devient une vraie préoccupation des DRH d’après une étude Cegos : selon les DRH français, 47% des emplois de leur organisation présentent un risque d’obsolescence des compétences dans les trois ans à venir (c’est 8 points de pourcentage de plus qu’en 2019). Nous allons donc, à l’avenir, rencontrer de plus en plus de personnes seniors aussi expérimentées… qu’incompétentes ! Devrons-nous les considérer comme des apprentis juniors avec une rémunération réduite ? Bien sûr que non. Et compte tenu de la vitesse à laquelle les compétences deviennent obsolètes, nous serions alors nombreux à être ainsi déconsidérés.
Aussi est-il peut-être nécessaire de remettre en question le fait de s’appuyer de manière prépondérante sur la compétence dans le parcours professionnel d’un individu. Or, les évaluations se font aujourd’hui encore bien souvent de manière individuelle, se fondant sur un résultat (production d’une tâche) et sur une compétence (liée à une fonction). Cette décorrélation pourrait expliquer cette dangereuse « culture du sprint », dénoncée par Boris Cyrulnik. Nous devons en effet abandonner l’illusion qui consiste à croire au mythe des managers héros, capables d’apprendre, de réfléchir et de produire en même temps. Une telle culture est dommageable pour la réflexion collective qui, lorsque l’on donne la priorité à l’action individuelle, reste relativement superficielle. Un tel mythe entraîne une suractivité individuelle épuisante et une érosion du collectif.
Individu versus collectif
Est-ce que cet accent mis sur l’évaluation individuelle a encore du sens alors que le défi pour demain consiste à réussir à travailler et à apprendre ensemble ? Dans ce contexte d’obsolescence des compétences, les entreprises se retrouvent face à deux choix diamétralement opposés :
Une culture taylorisée, processée et normée, basée sur l’individu. Chaque salarié est dans une « case » et, lorsque sa compétence devient obsolète, l’entreprise s’en sépare. La pression est exercée sur l’individu. Ce choix accentue la compétitivité entre les salariés et empêche le jeu collectif.
Une culture d’organisation apprenante, basée sur le collectif. Il s’agit d’adopter une logique de projet et d’apprentissage collectif, de créer les conditions pour que le collectif fonctionne harmonieusement. Les individus découvrent et apprennent ensemble (lire aussi la chronique : « Et si nous apprenions les uns des autres ? »). Cela implique de profondes évolutions des schémas mentaux, une vraie attention portée à la réflexivité, à la conscience collective et à l’équité. Au sein d’une organisation apprenante, l’état d’esprit est le suivant : « Je ne sais pas, nous apprenons ensemble », et non « Je ne dois pas montrer que je ne sais pas sous peine de paraître incompétent. » La pression est ainsi exercée sur le collectif. Par ailleurs, ce choix est gage de résilience et d’agilité, deux facteurs de compétitivité sur le marché.
Le cas Adobe
Adobe est une organisation qui a su innover et sortir du cadre en ce qui concerne l’entretien annuel d’évaluation. Véritable cas d’école, l’entreprise informatique en a entraîné d’autres dans son sillage, qui ont également repensé leur modèle de management de la performance en reprenant tout ou partie des changements introduits par Adobe. En 2013, Adobe a en effet décidé d’abandonner l’entretien annuel d’évaluation, après avoir fait le constat qu’il était coûteux et chronophage (80000 heures de travail pour 2000 managers). Cette décision est aussi née d’une remise en cause profonde de la cohérence même du process : si cet exercice permet de s’assurer de donner à chaque salarié des objectifs annuels, force est de constater que les priorités changent, entraînant une révision permanente de ces objectifs. Trois autres raisons sont également évoquées : (1) cet entretien est vécu avec autant d’appréhension qu’un rendez-vous de dentiste ; (2) il consiste à regarder dans le « rétroviseur », ce qui ne permet pas de progresser ; (3) il oppose les salariés les uns aux autres, alors que le capital humain est la plus grande richesse d’une entreprise.
Pour toutes ces raisons, Adobe a choisi de supprimer les entretiens individuels annuels. François Railliet, professeur affilié à HEC, a travaillé sur ce cas d’entreprise. Il m’a raconté comment Adobe les a remplacés par des entretiens « flashs », centrés sur la notion de feed-back, permettant de passer en revue les éventuelles attentes, de recevoir les retours et ainsi d’aider à progresser. Ce choix s’est révélé vertueux : il a amené les salariés à mieux se projeter dans le futur, plutôt que de se tourner vers le passé. Alors que ces entretiens avaient lieu au fil de l’eau, il s’agissait moins de parler de ce qui était que de ce qui serait. La frustration liée au fait de ressasser le passé (voir les erreurs, regretter, chercher un coupable…) a fait place à l’imagination (trouver des solutions, s’allier…).
En parallèle, Adobe a choisi de renforcer le rôle du manager en lui donnant la responsabilité de distribuer, avec justesse et équité, son enveloppe budgétaire. Face aux effets indésirables que peuvent entraîner un pouvoir de décision centralisé, ils ont ensuite choisi de complexifier le processus en faisant intervenir divers comités. Nous retrouvons là une donnée essentielle de l’intelligence collective : s’efforcer à amener à se recouper, avec intelligence, les points de vue divers pour mieux prendre en compte les subtilités et la complexité liées à l’humain. Par ailleurs, un tel processus, avec l’intervention de différents acteurs, renforce la confiance des salariés.
Quatre enseignements clés peuvent être tirés de cette expérience :
– Privilégiez la culture du feed-back, avec des échanges au fur et à mesure, proche de la réalité du terrain, qui permettent aussi d’identifier les besoins en nouvelles compétences ;
– Changez votre regard en le tournant vers le futur plutôt que vers le passé, à la recherche d’erreurs ;
– Dans l’incertitude, encouragez l’émergence de solutions coconstruites ;
– Favorisez la prise de décisions collégiales concernant le développement du capital humain.
A la suite de ces changements, de nombreux managers ont quitté d’eux-mêmes Adobe, car ils ne se sentaient probablement pas toujours à la hauteur, alors que les échanges avec les salariés devenaient plus complexes à gérer. Heureusement, ce choix a aussi permis d’attirer de nouvelles recrues.
L’exemple d’Adobe est la preuve concrète que la suppression de l’entretien annuel est un choix exigeant et responsabilisant pour les managers. Dans le cadre d’un entretien individuel classique, le manager peut aisément se défausser derrière la logique administrative de cet exercice obligé et pointer toutes ses incohérences pour se désinvestir de cet acte managérial. Par ailleurs, le fait que l’accent soit mis sur le passé, plutôt que sur sa faculté à faire preuve de vision et à développer son collaborateur, peut permettre au manager d’éluder certaines questions essentielles. Cela nous mène ainsi à la cinquième leçon de cette expérience : innovez à propos de l’évaluation de la performance, et vous devrez porter attention à la qualité de votre management. Or, la qualité du management est essentielle pour appréhender avec justesse et équité le potentiel des équipes, faire preuve d’autorité et de courage managérial, mais aussi d’ouverture et d’agilité pour prendre en compte la diversité des talents.
L’organisation apprenante accentue l’interdépendance, ce qui demande au manager un plus grand courage managérial et une plus grande lucidité. Le manager est alors le garant de la conjugaison harmonieuse des intérêts individuels et collectifs. Il doit savoir identifier les talents exercés dans l’équipe et oser imposer son point de vue en cas de désaccord. En résumé, si ses hommes et ses femmes sont la première richesse d’une entreprise, alors le management permet à ce potentiel de se libérer.
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