Pour prévenir le sabotage, les managers doivent s’assurer que les salariés se sentent à l’aise dans leur rôle et ont la possibilité d’obtenir le statut qu’ils souhaitent.
Près de la moitié des Français déclarent souffrir au travail, et 30 % d’entre eux attribuent cette souffrance à des comportements hostiles de la part de leurs collègues (« Risques Psychosociaux », INRS, 2023). Alors que 9 salariés sur 10 estiment que leur bonheur est lié aux relations avec les collègues, selon une étude d’Empreinte Humaine, la plupart des managers sont peu formés et/ou mettent en œuvre peu de moyens pour garantir une bonne qualité de vie au travail et la réduction des comportements antisociaux en entreprise.
Les relations avec les collègues se définissent à l’intérieur d’un groupe de référence (l’ensemble des salariés avec lesquels un individu interagit au travail) : ce sont les personnes qui nous sont proches dans l’espace (les collègues de bureau ou du même service) ou dans la temporalité (qui travaillent en même temps sur un projet), et qui ont une influence un individu. Or, dans tout groupe de référence, apparaissent deux phénomènes : la comparaison sociale (documentée depuis Aristote – « nous envions ceux qui sont proches de nous par le temps, le lieu, l’âge ou la réputation ») et le comportement destructeur. Le premier fait que les collègues de travail se comparent entre eux, sur des dimensions telles que le travail, la rémunération et les projets. Cette comparaison sociale est importante pour les individus, car elle leur permet de se situer par rapport aux autres membres du groupe. Comme le disait le prix Nobel d’économie John Harsanyi en 1976, « au-delà des avantages économiques, le statut social semble être la force de motivation la plus importante du comportement social. » (« Essais sur l’éthique, le comportement social et l’explication scientifique », D. Reidel Publishing, 1976).
Le deuxième phénomène, le comportement destructeur au travail, est une conséquence du premier. Il vise simplement à réduire la distance relative, sur une dimension donnée (par exemple, la réputation, la performance, le poste) à l’intérieur du groupe de référence, entre les salariés. En effet, nos études montrent que, selon les pays, entre 30 et 60 % des personnes adoptent un comportement destructeur lorsqu’elles estiment ne pas avoir la place qu’elles méritent dans leur groupe de travail. Ce comportement se manifeste le plus souvent par le sabotage du travail des collègues, ce qui nuit à l’entreprise dans son ensemble (« L’impact des comportements liés à l’envie sur le développement », de Gilles Grolleau, Naoufel Mzoughi et Angela Sutan, Journal of Economic Issues, 2009).
Dans quel cadre apparaît le sabotage au travail ?
Il est extrêmement facile pour les salariés de se comporter de manière destructrice au travail et de saboter des projets. Actuellement, on voit de plus en plus d’exemples de personnes qui sabotent leur travail comme acte de résistance, car elles ne sont pas en accord avec les valeurs de leur entreprise. Cela contribue même à donner une seconde vie au Petit Manuel de Sabotage de la CIA, publié en 1944. On en retient que beaucoup d’employés ne se sentent pas à leur place, et ont donc un statut réel ou ressenti inférieur à leurs attentes. Dans certains cas, même des salariés investis et qui aiment leur travail commencent à saboter le travail de leurs collègues. Pourquoi ? Il suffit d’un rien.
Rappelons-nous qu’en 2003, l’artiste Marco Evaristti a exposé des mixeurs branchés contenant des poissons rouges ; lors du vernissage, des visiteurs ont appuyé par deux fois sur le bouton « on ». Cette création avait pour but de sensibiliser les visiteurs à la facilité avec laquelle les individus peuvent entreprendre des actions destructrices lorsqu’ils en ont la possibilité. Ce phénomène est lié au biais d’action : « les individus ont un penchant pour l’action », même en l’absence de bonnes raisons, et même lorsque l’action est antisociale (« Action bias and environmental decisions », d’Anthony Patt et Richard Zeckhauser, Journal of Risk and Uncertainty, 2000). Si les conditions entourant les individus sont créées de manière à les inciter à agir, ils le feront, même si cette action est destructrice.
Or, il est facile, dans une entreprise, de créer des conditions propices à la destruction et à la violence. Deux situations sont particulièrement documentées :
- L’ampleur des inégalités ressenties (l’importance des différences de salaire, par exemple, les différences de traitement par la hiérarchie) est le meilleur indicateur de la violence dans une société (« Income inequality and homicide rates in Canada and the United States », de M. Daly, M. Wilson et S. Vasdev, Canadian Journal of Criminology, 2001). Dans de nombreuses sociétés inégalitaires, l’omniprésence de comportements antisociaux, tels que la destruction de la valeur, est étayée par de nombreuses preuves (« Out Of Position : Against the Politics of Relative Standing », de Will Wilkinson, Policy, 2006).
- L’autre situation dans laquelle le sabotage peut apparaître est un cas flagrant d’injustice organisationnelle, qui se manifeste par une difficulté de la part des employés à comprendre qui porte la responsabilité des actions qu’ils perçoivent comme injustes. Dans nos études, nous avons constaté que certaines entreprises désignent une personne ou un groupe comme responsables de leurs problèmes, de manière ouverte ou secrète (dans 42 % des cas, le manager ne reconnaît pas qu’il a délégué la responsabilité à une autre personne). Ce phénomène, appelé « bouc émissaire », est plus fréquent dans les situations difficiles. (« Lying about delegation », d’Angela Sutan et Radu Vranceanu, Journal of Economic Behavior & Organization, 2016).
Quelle en est la raison ? Machiavel a écrit que les princes devraient « déléguer à d’autres l’adoption de mesures impopulaires », afin de préserver leur popularité. Cette pratique détruit le partage social équitable, mais la colère des employés ne peut se focaliser sur le bouc émissaire, car celui-ci n’est pas identifié comme tel. Les salariés ont donc besoin de trouver un bouc émissaire et se tournent vers leurs collègues. Ils n’acceptent pas le partage inéquitable, mais il est plus facile de le mettre sur le dos d’un collègue, par ce que l’on appelle une « erreur d’attribution ». Il est plus facile de se plaindre d’un collègue que de se rendre compte que c’est la direction qui est responsable de notre mal-être. Le cas de Malaussène (dont le job était d’être bouc émissaire), dans le roman « Au bonheur des Ogres » de Daniel Pennac, montre que ce stratagème ne fonctionne pas toujours.
Comment cela se manifeste-t-il ?
Quelle que soit la situation, les salariés se comparent les uns aux autres et se positionnent dans l’entreprise. Ils se soucient de leur statut et de leur position relative au sein du groupe. Nous sommes des Homo status, et non pas seulement des Homo oeconomicus, comme l’ont montré Thorstein Veblen (1899), Fred Hirsch (1976), Robert H. Frank (1985) et Olof Johansson-Stenman (2006).
Le statut résulte du rang ou de la position relative d’une personne au sein d’un groupe de référence ordonné et est considéré comme une ressource à montant fixe. Par conséquent, la recherche du statut est souvent comparée à un jeu à somme nulle, où ce que gagne un individu est perdu par un autre. Par exemple, dans les 5 % des employés les mieux payés, il est impossible de faire tenir plus de 5 % ; ainsi, dans une entreprise où la performance des employés est évaluée sur un seul critère, comme les ventes ou le chiffre d’affaires, tout gain réalisé par un individu se fait nécessairement au détriment d’un autre (« Les limites sociales de la croissance », de Fred Hirsch, Harvard University Press, 1976).
En 2001, Christoph Loch, Michael Yaziji et Christian Langen rapportaient que la tentative de fusion entre Glaxo Wellcome et SmithKline Beecham avait par exemple échoué lors des deux premières tentatives, « parce que les deux PDG n’arrivaient pas à décider qui obtiendrait le poste le plus élevé ». De ce point de vue, la compétition pour une position relative est une perte de temps et d’énergie. Elle conduit les employés à travailler plus longtemps, à être stressés, et peut même nuire à leur bonheur (« Positional externalities cause large and preventable welfare losses », de Robert H. Frank, American Economic Review, 2005).
Les employés peuvent saboter le travail d’autres employés s’ils estiment que ces derniers ont une meilleure position qu’eux au sein de l’entreprise. Pour réduire l’écart entre leurs positions respectives, ils adoptent un acte destructeur de sabotage : le saboteur se sentira mieux si l’autre personne perd son rang (« L’impact des comportements liés à l’envie sur le développement », de Gilles Grolleau, Naoufel Mzoughi et Angela Sutan, Journal of Economic Issues, 2009). Par conséquent, l’inégalité peut conduire à du sabotage individuel, sous des formes diverses : mauvaise ambiance, mauvaise communication, entrave au travail, ralentissement des processus, destruction de valeur. Lorsque ce comportement est répandu dans une entreprise, il peut avoir un impact négatif sur sa croissance économique, car les salariés ne sont pas motivés et ne collaborent pas.
Ce sont des actions de punition antisociale, qui prennent la forme de sabotage, par exemple, contre les collègues qui sont les plus performants au sein de l’entreprise (« Antisocial punishment across societies », de B. Herrmann, C. Thoni et S. Gachter, Science, 2008). Nous avons également observé ce type de comportement dans nos travaux : certains individus empêchaient spécifiquement les individus efficaces de travailler (« On the merit of equal pay: Performance manipulation and incentive setting », de B. Corgnet, L. Martin, P. Ndodjang et A. Sutan, European Economic Review, 2019). Enfin, rappelons-nous du travail précurseur des sociologues Michel Crozier et Erhard Friedberg, qui avaient déjà décrit ce type de comportement dans leur ouvrage « L’acteur et le système » (1977) : saboter le travail de ceux qui sont meilleurs que soi est vu comme un moyen de progresser dans sa carrière.
Comment le manager peut-il réagir ?
Les managers ne devraient pas tolérer l’inégalité et l’injustice au travail. Cependant, dans de nombreux cas, la situation est déjà compromise. Cela peut être dû à un management défectueux, à une conjoncture économique difficile, à un ressenti subjectif des salariés ou à de mauvais recrutements.
Dans ce cas, il existe deux solutions managériales principales pour en finir avec le sabotage au travail. Ces solutions ciblent la cause du sabotage, à savoir le jeu à somme nulle de la recherche de statut. Les managers peuvent identifier et analyser des stratégies qui permettent aux individus d’échapper à ce résultat insatisfaisant et d’accroître leur bien-être subjectif (« Escaping the zero‐sum game of positional races », de G. Grolleau, I. Galochkin et A. Sutan, Kyklos, 2013). Pour ce faire, il faut agir sur deux éléments : le groupe de référence et la dimension de statut, deux éléments qui induisent une frustration potentiellement destructrice.
- Augmenter le nombre de dimensions sur lesquelles les employés se comparent
Si les employés ne se comparent que sur la base de leur salaire, il est normal qu’il n’y ait qu’un seul gagnant. Cependant, il existe de nombreuses autres dimensions sur lesquelles les individus peuvent être comparés, telles que leurs compétences (améliorées par la formation continue), leurs certifications, leur pouvoir dans l’entreprise, et leurs prises de responsabilité.
Si le classement peut se faire sur différentes dimensions, plutôt que d’occuper un rang inférieur dans la course au salaire, un employé peut être heureux d’être celui qui s’est le plus formé, ou celui qui a le plus de responsabilités : il est important d’être premier quelque part ! Les managers se doivent d’être innovants pour créer de nouvelles dimensions de statut, ce qui permet à un plus grand nombre d’individus de jouir d’un statut élevé par rapport à une situation de classement unidimensionnel.
En résumé, le fait de multiplier le nombre de dimensions et d’éviter un méta-classement augmente le nombre de positions de haut statut dans chaque sous-catégorie. Dans l’entreprise, il est important de ne pas juger les salariés uniquement en fonction de leur performance globale, mais de prendre en compte leurs compétences et leurs talents dans différents domaines. Cela permet à chacun de se sentir valorisé et reconnu pour ses qualités.
Afin d’éviter un jeu à somme nulle, qui mènerait à du sabotage, les managers doivent reconnaître la nature multidimensionnelle du statut et augmenter le nombre de dimensions sur lesquelles les employés peuvent se comparer plutôt que d’encourager le statu quo : en 2007, Bruno S. Frey a ainsi proposé une théorie des récompenses (ordres, médailles, décorations et prix, intitulés de poste) en dehors des critères traditionnels (salaire, performance, indicateurs).
- Augmenter le nombre de groupes de référence dont fait partie un employé
Il est difficile pour un employé qui travaille dans un grand service d’être le meilleur de ce seul groupe de référence ! Mais si l’employé venait à faire partie de plusieurs projets transversaux entre services, donc de plusieurs groupes de référence, il aurait plus de chances d’être le meilleur dans l’un de ces groupes.
De même, les entreprises qui offrent une plus grande liberté de créer de nouveaux groupes de référence ou de nouveaux groupes de pairs (associations, clubs, syndicats) peuvent fournir un environnement favorable à la création d’un plus grand nombre de postes de haut niveau et, ceteris paribus, générer un niveau plus élevé de bonheur perçu.
Concrètement, il est important de permettre aux employés de choisir la dimension et le groupe de référence qui seront utilisés pour les évaluer.
Ces deux stratégies peuvent être déclinées en 5 autres stratégies, en jouant toujours mathématiquement sur la dimension ou le groupe de référence de comparaison :
- Inversion de la dimension sur laquelle le statut est attribué ;
- Augmentation de la valeur de la dimension sur laquelle l’individu excelle au sein d’un groupe de référence approprié ;
- Considération d’une position basse dans un domaine donné comme une condition préalable à l’obtention d’une position élevée dans un autre domaine ;
- Nivellement par le bas de la dimension concernée ;
- Attribution compensatoire de titres de signalisation du statut.
3 enseignements peuvent être tirés de cette analyse :
D’abord, les individus ont tendance à attribuer une valeur plus élevée aux dimensions dans lesquelles ils sont bons (« Relative preferences », de Richard H. McAdams, The Yale Law Journal Company, 1992). Cette prédiction est compatible avec le biais d’égocentrisme. S’ils choisissent eux même les critères de performance selon lesquels ils seront jugés, ils choisiront ceux où ils sont bons !
A ce titre, pensons au classement de Shanghai qui est obtenu selon une formule qui prend en compte le nombre de prix Nobel et de médailles Fields, les chercheurs les plus cités, les articles publiés dans les meilleures revues, certains indices de citation et la performance académique par habitant. Pendant longtemps, les universités et institutions françaises n’étaient pas bien classées. L’École des mines a mis en place un classement concurrent basé non pas sur les performances académiques, mais sur le nombre de PDG d’une université donnée dans des entreprises de classe mondiale, telles que définies par le Fortune Global 500. Les établissements d’enseignement français ont obtenu de bien meilleurs classements. En résumé, les universités françaises ont fait valoir que la capacité à placer des diplômés à des postes de premier plan dans des entreprises de classe mondiale est beaucoup plus importante que l’excellence académique.
Ensuite, il ne faut pas essayer de supprimer la recherche de statut dans les entreprises, mais plutôt permettre une multiplication des possibilités. Car essayer de standardiser le statut peut conduire à des dérives.
Par exemple, en raison des effets préjudiciables de l’envie causée par les différences de taille des bureaux, certaines entreprises ont décidé de normaliser la taille des bureaux. Une enquête montre que trois personnes interrogées sur quatre ont admis qu’elles envient, dans ce cas, tout simplement les fauteuils de bureau – c’est-à-dire qu’elles convoitaient le fauteuil de bureau d’un collègue parce qu’elles pensaient qu’un meilleur fauteuil de bureau était un symbole de statut supérieur (« Envy as pain : rethinking the nature of envy and its implications for employees and organizations », de Kenneth Tai, Jayanth Narayanan et Daniel McAllister, The Academy of Management Review, 2012).
De leur côté, Christoph Loch, Michael Yaziji et Christian Langen rapportent la situation suivante : dans une entreprise allemande, « les cadres pouvaient acheter des voitures de fonction sur la base de budgets correspondant à leur rang. Les budgets étaient dimensionnés de telle sorte que la voiture « naturelle » dans une fourchette budgétaire donnée était une BMW série 3 (ou Mercedes classe C), une BMW série 5 (ou Mercedes classe E), et une BMW série 7 (ou Mercedes classe S), respectivement. Un jeune cadre a pu négocier un accord avec un concessionnaire automobile qui lui a permis d’obtenir une série 5 dans le cadre du budget le plus bas. Cela était techniquement conforme aux règles, mais a provoqué un tollé dans l’entreprise. Il a été convoqué dans le bureau du directeur régional, qui lui a dit qu’il avait imprudemment violé l’esprit de la politique. Par la suite, les règles ont été modifiées de manière à rendre explicite la stratification par modèle (c’est-à-dire que le cadre de niveau inférieur ne pouvait acheter qu’une série 3 ou une classe C) ».
Enfin, plutôt que d’essayer d’augmenter la taille du gâteau, les managers devraient se préoccuper des jeux de position. La recherche de statut est importante et a d’importantes implications sociales et économiques, positives et négatives. La recherche d’une position est profondément ancrée dans la nature humaine et l’ignorer peut conduire à des recommandations erronées.
Les managers doivent canaliser l’énergie de leurs collaborateurs vers des objectifs productifs plutôt que de lutter contre leur recherche de statut. Les organisations peuvent également prévenir ce problème en mettant en place des procédures de recrutement plus longues et plus rigoureuses pour s’assurer que chacun est à sa place et est valorisé pour ses compétences – là où il est bon. Malheureusement, de nombreuses entreprises sont aujourd’hui contraintes de fonctionner en flux tendu. Pour ce faire, elles embauchent à la va-vite des personnes insuffisamment qualifiées et motivées, qui n’ont pas choisi leur métier et le vivent comme une contrainte. Une situation qui crée ensuite un cercle vicieux.
La comparaison sociale entre collègues est un phénomène naturel, mais elle peut avoir des conséquences négatives si elle n’est pas gérée de manière appropriée. En effet, la peur d’être jugé inférieur à ses pairs peut conduire à des comportements de sabotage, dans le but de réduire les écarts de performance. Pour éviter cela, les managers doivent non seulement s’assurer que chacun occupe la place qui lui revient, mais vérifier qu’il se sente aussi valorisé pour ses compétences, dans son domaine. Il est donc important de ne pas définir des critères globaux d’évaluation et valorisation, et de rendre transparente la prise de responsabilité, afin d’éviter la désignation de bouc-émissaires et la destruction de valeur.
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