C’est une question qui se pose, mais qui reste taboue. Parce que la posture dépasse souvent la fonction mais aussi parce que les préjugés associés à la fonction sont nombreux, la réponse offre aujourd’hui encore trop peu de nuances.
Qu’attend-on, dans une organisation, d’un cadre dirigeant ? En matière d’attitude, on imagine le cadre à travers ses qualités de leadership : il est celui qui montre la voie, qui guide ses équipes, qui porte la responsabilité de la décision et assume les ratés. Il incarne par ailleurs une figure presque parentale ; il doit être celui qui forme, fait grandir, inspire. Mais surtout, peut-être, il doit être fort. Ne pas plier, « encaisser » les chocs, les revirements, s’adapter toujours. Sans fléchir. Pourtant, dans une ère où l’intelligence émotionnelle est portée aux nues, valorisée comme peu d’autres qualités ou compétences, en tolère-t-on réellement l’expression lorsque celle-ci s’applique aux cadres dirigeants, et à plus forte raison, aux femmes dirigeantes ?
Du rôle à la réalité : derrière une fonction et une posture, des êtres humains
Alors que l’on pense aujourd’hui l’organisation de manière plus « plate », méprenant parfois l’holocratie pour une hiérarchie tout à fait horizontale, on observe que les fonctions d’encadrement et de direction sont en fait de plus en plus denses. Les projets de transformation inhérents aux périodes que nous traversons, l’émergence de nouveaux enjeux sociétaux, environnementaux et en matière de développement et de rétention des collaborateurs, de flexibilité ou encore de modes de travail sont autant de sujets qui incombent pleinement aux responsables.
Il ressort de cela que le dirigeant incarne plus que jamais la notion de responsabilité et la posture de sachant. Alors même que certaines entreprises commencent à s’ouvrir à une prise de décision plus concertée, le leader reste fermement ancré dans sa posture de décisionnaire unique. Cette posture, liée à la fonction, crée une distorsion dans la perception qu’ont les collaborateurs de leurs dirigeants. Cette position hiérarchique, cette verticalité qui persiste, induit encore aujourd’hui un certain isolement, une distance. Par défaut, le dirigeant est « celui qui gagne plus » et il est donc normal qu’il porte la charge. Il reste socialement « celui qui n’est pas du même monde ». De ce fait notamment, la solitude du dirigeant, déjà soulignée par l’étude BPI France en 2016, continue d’exister, en lien avec une impossibilité de partager ses états d’âme ou certains questionnements au-delà d’un cercle restreint, sous peine de ne plus être tout à fait admis comme leader.
Homme dirigeant, femme dirigeante : une tolérance différente à l’expression des émotions ?
L’étude précitée faisait déjà mention d’une différence de gestion des émotions entre hommes et femmes aux responsabilités ; les femmes dirigeantes exprimant plus de difficulté à masquer ou refouler leurs émotions, pour tenir la posture. Mais au-delà de cela, on note que le regard externe, porté sur les dirigeants, est peut-être d’autant plus exigeant lorsque l’on regarde une femme qu’un homme. Quand va-t-elle faillir ? Par défaut, une vision stéréotypée fait que l’on s’attend à ce qu’une femme dirigeante s’effondre. A ce qu’elle « craque ». Les hommes ne pleurent pas, les femmes sont émotives. Dans ce contexte nourri de biais sexistes, 66% des femmes cadres indiquaient encore ne pas se sentir légitimes pour accéder à un poste de direction en 2021 selon une étude Michael Page/IFOP. Non aux jeux de pouvoir, non à une norme encore trop masculine au sein des organes de direction, déclaraient-elles. Si les instances dirigeantes évoluent et si la compétence l’emporte peu à peu sur le genre, les préjugés restent ancrés. Un dirigeant homme qui ne prend plus les bonnes décisions ne sera pas nécessairement désavoué, tant que son image reste forte. Une femme qui laisse voir une émotion probablement, et ce même si elle continue de décider avec justesse et de porter son rôle.
Que risque-t-on à laisser tomber le masque ?
Cela, justement : le jugement. La perte de crédibilité auprès des personnes qui associent l’expression des émotions à de la faiblesse de manière systématique. On pensera alors : « un dirigeant faible ne peut pas me guider ou m’apporter ce que je cherche chez un manager ». « Je ne peux pas suivre quelqu’un qui s’effondre ou se laisse aller à ses émotions ».
Pourtant, il y a un fossé entre « se laisser aller à » et « se laisser submerger par ». Une personne qui se laisse submerger par ses émotions les subit. L’émotion, rendue visible ou non, pourra alors affecter ses capacités de jugement et entraîner la prise de mauvaises décisions. Notons que cela est une réalité quel que soit le genre du dirigeant. Si l’émotion moteur est la colère, née par exemple d’un état de frustration, le résultat aura peu de chance de se révéler bénéfique. Mais une personne qui se laisse aller à ses émotions, en conscience et de manière constructive, apportera parfois des solutions inattendues, comme une libération.
Prendre la liberté de se laisser aller est une autre conception de la maîtrise de soi et de la liberté d’être : on peut par exemple pleurer la perte d’un collaborateur pour lequel on avait de l’amitié sinon de l’affection, sans que cela ne porte à conséquence. Pleurer de tristesse en prenant conscience d’une injustice, puis trouver la ressource pour y apporter une réponse positive. Pleurer de joie aussi, parce que l’on partage le bonheur d’un autre.
Une émotion positive, assumée, doit pouvoir être un atout. En matière d’image, cela pourra évoquer une idée d’authenticité, de proximité. Mettre en lumière le caractère humain du dirigeant souvent perçu comme inatteignable, dans sa tour d’ivoire. Une attitude « relâchée » permettrait aussi potentiellement une plus grande identification pour les dirigeantes en devenir. Des role models dirigeants plus libérés, et pourtant toujours en capacité de décider, rassureront sur « la peur/le droit de craquer » ; ils offriront une grille de lecture nouvelle qui, espérons-le, viendra lever les tabous et éradiquer l’auto-censure émotionnelle que l’on rencontre encore trop souvent chez les hommes et femmes dirigeants.
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