Les social business, modèles exigeants qui ont une finalité sociale ou environnementale tout en visant un modèle économique pérenne, sont l’objet de nombreux défis. Dans le vaste univers des « investissements à impact », il est important que ces social business se structurent et se distinguent, aussi bien pour attirer plus de financements que pour accroître leurs impacts.
Malgré l’engagement de la communauté internationale et une importante mobilisation multi-acteurs, l’accès des populations les plus pauvres aux biens et services essentiels est encore loin d’être garanti. 1,5 milliard de personnes ne disposent pas d’une forme d’électricité propre, sûre à un prix abordable ; plus d’un milliard de personnes n’ont pas accès à l’eau potable ou à des installations sanitaires adéquates ; les traitements pour les maladies infectieuses (telles que le VIH/sida, la tuberculose ou le paludisme) existent mais leur accessibilité reste très limitée ; 70 % des enfants non scolarisés dans le monde vivent en Asie du Sud et en Afrique subsaharienne (Acumen, Hystra, OMS, 2014). Les fonds publics ne permettront pas à eux seuls de relever ces défis. Si le secteur privé constitue déjà une source significative de financement du développement[1], de nouveaux moyens devront être mis à contribution pour mettre au point des solutions à grande échelle, diffuser les solutions « qui marchent » et imaginer des réponses innovantes au profit des plus pauvres. Savoir répondre à cette demande mondiale en biens et services essentiels à prix abordables est le défi que les investisseurs et les entreprises sociales (ou social business) ambitionnent de relever – en complément des politiques publiques qui restent essentielles dans tous ces secteurs.
L’émergence du social business, l’aboutissement d’une longue histoire
Economie sociale et solidaire, entrepreneuriat social, initiatives pour le bas de la pyramide, économie inclusive, impact investing ou social business : les termes sont nombreux pour définir l’entrepreneuriat à visée sociale et environnementale. Malgré leur proximité sémantique, ces termes sont toutefois à différencier. Bénéficiant d’une histoire déjà longue, « l’économie sociale » cherche globalement à concilier activité économique et utilité sociale. Ce mouvement a donné naissance à différents types d’entreprises, dont les coopératives et les mutuelles. Depuis la fin des années 1990, les entreprises du secteur privé traditionnel, elles, intègrent de façon croissante les enjeux environnementaux et sociaux. D’abord en travaillant sur la maîtrise des risques environnementaux et sociaux, puis en intégrant au sein de leur organisation les notions de « développement durable » et de « responsabilité sociétale des entreprises » (RSE). Au même moment, dans le secteur financier, de nouvelles classes d’actifs permettent aux investisseurs de connaître les performances environnementales et sociales de leurs actifs – il s’agit des investissements socialement responsables (ISR). Toutefois, il faut bien reconnaître que certaines pratiques RSE ou labels ISR reposent davantage sur l’idée de « ne pas aggraver la situation » (une philosophie du « Do no harm ») que sur l’ambition de résoudre les problèmes sociétaux auxquels l’humanité est confrontée. Par ailleurs, l’économie sociale (entendue au sens large) n’a pas connu le passage à l’échelle attendu, et ne représente encore qu’une part marginale de l’économie. C’est dans ce contexte qu’apparaît l’impact investing. Le terme, qui date de 2007, désigne selon le Global Impact Investing Network (GIIN) les « investissements réalisés dans des entreprises, organisations ou fonds avec l’intention de générer un impact environnemental et social tout en réalisant un retour financier ».
L’économie sociale (…) ne représente encore qu’une part marginale de l’économie.
Revendiqué par un vaste ensemble d’acteurs de culture et aux objectifs très différents – des fonds de capital-investissement aux ONG –, ce terme est utilisé aussi bien par ceux qui ciblent des populations vulnérables et qui privilégient la finalité sociétale (acteurs « impact first ») que par les financeurs du secteur privé traditionnel qui visent surtout de nouveaux marchés (acteurs « financial first »). Le terme de social business désigne quant à lui un sous-ensemble ou une niche de l’univers plus large et hétérogène de l’impact investing (FIGURE). Mais un certain flou persiste sur sa définition.
Segmenter le secteur de l’impact investing pour distinguer les différents degrés d’exigences sociales et financières
Relever le défi de l’accès aux biens et services essentiels suppose la mobilisation massive de financements. Le développement récent de l’impact investing représente en ce sens une réelle opportunité – à condition de se structurer et d’éviter l’écueil du social washing. En effet, laisser un décalage entre les attentes des investisseurs et les résultats sociaux et financiers réellement obtenus pourrait susciter de la défiance. Il apparaît donc primordial de clarifier et distinguer les différents degrés d’exigences sociales et financières des différents acteurs de l’impact investing. Les financeurs en attente d’une rentabilité forte doivent pouvoir sélectionner aisément les projets dits « financial first » tandis que d’autres, plus sensibles à la finalité sociétale, doivent pouvoir orienter leurs investissements vers les projets dits « impacts first ». L’absence de lisibilité des différents types de projet/investissement constitue aujourd’hui un frein pour le développement du secteur. En l’absence de classification standardisée faisant autorité[2], il est donc essentiel de disposer au moins de critères de sélection permettant de distinguer les projets les uns des autres. Quelques points font consensus et permettent de définir une entreprise sociale : sa finalité sociale ou environnementale est prioritaire et formalisée, son modèle économique est pérenne, indépendant des subventions. Les entreprises sociales relèvent par ailleurs du secteur privé (entreprises, coopératives ou fonds d’investissements sociaux) ou associatif (ONG, fondations). Au-delà, il existe des critères que l’on peut considérer comme « secondaires » : le mode de gouvernance, l’affectation des bénéfices, le statut juridique, la place donnée à l’innovation, le caractère reproductible du modèle économique et son potentiel de changement d’échelle, etc. Le groupe Agence française de développement (AFD) a, quant à lui, souhaité qualifier les modèles d’entreprises les plus exigeants (les « impact first ») de social business. Trois critères de définition ont été retenus – les deux premiers correspondant peu ou prou à ceux qui sont communément admis. Le troisième critère est directement issu de l’expérience d’investisseur de Proparco : il s’agit de la cohérence qui doit exister entre l’activité, la gouvernance, les pratiques et les objectifs sociaux/ environnementaux de l’organisation (FIGURE) – la mission, par exemple, doit être formalisée dans les statuts, un comité de suivi de la performance sociale peut être installé au niveau du conseil d’administration, un système de rémunération indexé sur des objectifs d’impact, etc. La question de la définition est essentielle : elle permet de distinguer les différents degrés d’ambition financière et sociétale des acteurs du secteur. Et plus de clarté dans ce domaine permettra aux investisseurs de trouver des projets correspondant au mieux à leurs exigences. Définir, classer et structurer ne peut que favoriser l’investissement. Les questions de définition, par ailleurs, soulignent les tensions constantes qui traversent le secteur – partagé entre objectifs sociaux et rentabilité.
Des défis spécifiques au social business : préserver l’équilibre entre finalités sociales et pérennité financière
De manière inhérente, les entreprises sociales sont confrontées à une tension entre performance financière et performance sociale. Il peut certes exister des cercles vertueux où l’objectif financier et l’objectif social vont de pair, notamment lorsque la poursuite de l’objectif social et la mise en place de bonnes pratiques RSE (respectueuses notamment des clients et des salariés) permettent à l’entreprise d’être plus efficace. Cependant, une part d’arbitrage est souvent nécessaire entre ces objectifs, notamment dans le cas d’entreprises jeunes encore à la recherche de leur pérennité économique. Ces tensions se retrouvent au niveau du secteur lui-même où le risque de « trop promettre » aux investisseurs est réel. Promettre à la fois un fort impact social et un fort retour financier est toutefois peu crédible – et risqué. L’entreprise risque de sacrifier sa mission sociale initialement prévue, au profit de la rentabilité (dérive de la mission ou « mission drift ») ou ne retenir dès le départ qu’un ciblage social « atteignable », moins exigeant en termes de population (classes moyennes versus populations pauvres) ou de géographie (zone urbaine versus rurale). Afin de préserver la crédibilité et la spécificité du social business, il est essentiel de ne pas diluer l’ambition sociale et/ou environnementale des projets. Il peut aussi exister des tensions entre différentes finalités sociétales – la qualité et l’accessibilité du service, par exemple. Offrir un service de qualité est couplé en effet à l’objectif de l’offrir au plus grand nombre et à un prix abordable. Pour arriver à concilier cette double visée, les modèles de social business exploitent les leviers traditionnels de réduction des coûts – économies d’échelle, standardisation d’un service, etc. – ou misent sur des innovations technologiques ou organisationnelles qui permettent d’optimiser les coûts des services offerts tout en maintenant un niveau de qualité. Pour permettre d’un côté aux social business de piloter leur performance et de l’autre aux investisseurs d’apprécier et de comparer les niveaux de performance des différents projets, il est indispensable de mesurer et suivre les résultats sociaux au même titre que les résultats financiers. Les méthodes et les outils de mesure et d’évaluation ne manquent pas (banques d’indicateurs[3], outils standardisés externalisés[4], études d’impacts dites scientifiques, etc.). Face à une telle complexité, la tentation d’adopter un standard uniforme applicable à tous les projets est forte. Pourtant, cette option serait sans doute réductrice et risquée. En effet, chaque méthode peut avoir son utilité à un moment donné de la vie du projet et la multiplicité des secteurs d’activités, des objectifs sociétaux et des modèles d’entreprise exigent souvent des indicateurs spécifiques. Par ailleurs, pour que le système de mesure serve au pilotage des performances sociales, il doit être pleinement intégré et adapté aux méthodes de travail de l’entreprise. Sans réduire la complexité du secteur dans un standard unique, il serait utile que les institutions publiques favorisent le développement de principes directeurs applicables aux social business. Partager un langage commun permettra une comparabilité des résultats, facilitera la correcte valorisation de leurs performances sociales et permettra une segmentation plus fine du marché. La profondeur de marché pour les entreprises du social business et les fonds d’investissements sociaux est encore incertaine. Les chiffres globaux investis dans la sphère étendue de l’impact investing sont sujets à débat et dépendent largement de la définition retenue. La dernière étude du GIIN fait état de 10,5 milliards de dollars d’investissements réalisés en 2014. Selon une définition plus restrictive ou exigeante du social business, il est probable que la taille actuelle du secteur, en expansion, se chiffre plutôt en centaines de millions plutôt qu’en milliards de dollars. Par ailleurs, de fortes disparités géographiques demeurent : le social business en Inde et dans certains pays d’Afrique (le Kenya notamment) ont déjà atteint un certain degré de maturité. Au final, on peut reconnaître que le social business est certainement, à l’heure actuelle, encore une niche sectorielle ; seul un nombre relativement limité d’entreprises sociales ont véritablement réussi à changer d’échelle. Ce constat ne diminue en rien son intérêt, qui réside aussi dans sa capacité à être un laboratoire d’innovations sociales. Pour appuyer la structuration du secteur, le rôle des banques de développement et des financeurs sociaux est capital. Fort de leurs expériences passées dans le secteur de la microfinance et des financements climat, ils sont bien placés pour accompagner le développement du secteur. Ils pourraient se positionner sur le financement de l’innovation (capital-risque), du partage des risques et investir sur le long terme ; développer l’écosystème des social business par la mise en place d’infrastructures de marchés (incubateurs, forums, plateformes d’information, associations ou réseaux professionnels) ; aider la réplication des entreprises sociales aux modèles économiques prouvés ; contribuer à promouvoir l’établissement de principes rigoureux dans la mesure d’impact.
Par Jeanne Hénin
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