La responsabilité sociétale des entreprises (RSE) se diffuse largement et convainc aujourd’hui un nombre croissant d’acteurs. En Afrique subsaharienne, elle reste cependant peu connue et rarement formalisée par les entreprises. Encouragée, appuyée et adaptée aux réalités locales, la RSE pourrait être un levier efficace de développement durable.
Par Phillpe Barry
La responsabilité sociétale des entreprises (RSE) est un concept émergent en Afrique, mais encore mal connu d’une grande majorité de dirigeants et cadres d’entreprises du continent. Elle désigne, selon une définition convergente des Nations unies, de l’OCDE, de la Commission européenne et de l’Organisation internationale ISO, la contribution des entreprises aux enjeux du développement durable et leur responsabilité vis-à-vis des impacts environnementaux et sociaux (E&S) de leurs activités. Elle tend à définir une responsabilité de l’entreprise vis-à-vis de ses parties prenantes : elle implique de prendre en compte les attentes des actionnaires, mais aussi d’un ensemble plus large d’acteurs : les salariés, les clients, les fournisseurs, les financeurs, les autorités publiques, les populations locales, etc. La RSE recouvre des domaines d’actions multiples : au niveau sociétal, les relations avec les clients, les fournisseurs, la société civile ; au niveau social, la lutte contre les discriminations, les conditions de Travail, Hygiène et Sécurité, la gestion des emplois ; et au niveau environnemental, la lutte contre le changement climatique, la gestion économe des ressources, la biodiversité, la lutte contre les pollutions et les nuisances, etc. Dans ce contexte multidimensionnel, il s’agit en effet de repenser l’entreprise autour du concept de développement durable, d’intégrer les préoccupations E&S dans sa stratégie globale et ses opérations. Ce qui la distingue de la logique du mécénat mené de manière plus autonome. La RSE repose principalement sur l’engagement volontaire d’entreprises qui se veulent plus responsables. Elle se développe souvent sous la pression de la société civile et des autorités publiques, mais aussi par la volonté des entreprises elles-mêmes – qui y trouvent leur intérêt. En effet, si la RSE présente un investissement de départ – études d’impact, audits, certifications, mobilisation de moyens internes humains et matériels, investissements spécifiques, etc. –, elle procure d’importants bénéfices aux entreprises : avantages concurrentiels, relations avec les parties prenantes et amélioration de la réputation, renforcement de l’implication des employés, économies liées à une meilleure utilisation des ressources (moindre consommation d’eau, d’énergie, réduction des déchets, recyclage, etc.) par exemple. Pour toutes ces raisons, la RSE convainc aujourd’hui de plus en plus d’acteurs économiques et se diffuse peu à peu sur tous les continents, et notamment en Afrique.
Le foisonnement d’initiatives internationales sur la RSE
Né aux Etats Unis dans les années 1950, le concept de RSE ne s’est diffusé auprès des entreprises européennes que dans les années 1990. Il s’est développé à l’initiative d’organisations intergouvernementales ou régionales qui ont fait émerger des lignes directrices, des normes, des standards qui offrent un référentiel complet sur la RSE pour le secteur privé. Depuis deux décennies, les approches ont évolué vers des cadres de plus en plus normatifs. Les Principes directeurs de l’OCDE, en vigueur depuis 1976 et révisés en 2011¹, constituent le premier grand référentiel international en matière de RSE. Ce sont des recommandations non contraignantes adressées aux entreprises par les 42 gouvernements qui y ont souscrit, en matière de droits de l’Homme, d’emploi et de relations professionnelles, d’environnement, de lutte contre la corruption, etc. Sa spécificité est de proposer un système opposable via l’établissement de Points de contact nationaux (PCN) qui reçoivent des plaintes et peuvent prononcer des sanctions dans chaque pays signataire. Lancé en 2000 par l’ONU, le Pacte mondial, lui, comprend 10 principes dans le domaine des droits de l’Homme, des normes du travail, de l’environnement et de la lutte contre la corruption. Il compte aujourd’hui plus de 8 000 signataires, dont 6 000 entreprises dans 135 pays. À côté de ces cadres posant les principes de la RSE, il existe des normes sur lesquelles les entreprises peuvent s’appuyer pour les mettre en oeuvre. La plus connue d’entre elles, en la matière, est la norme ISO 26000. Elle donne des lignes directrices aux organisations pour agir de manière socialement responsable en matière de gouvernance, de droits de l’Homme, de relations et de conditions de travail, d’environnement, de relation avec les communautés – entre autres. Cette norme n’est pas contraignante et ne se prête donc pas à la certification – contrairement à d’autres normes qui se concentrent sur des domaines plus précis, comme la norme ISO 14001 qui définit les critères d’un système de management environnemental ou la norme ISO 18001 qui constitue la norme de certification des systèmes de management de santé et de sécurité au travail. Les institutions financières de développement ont également développé des normes applicables aux entreprises et aux activités financées. Les normes de performance de la Société Financière Internationale (SFI) sont celles qui servent aujourd’hui de référence à nombre d’entre elles ainsi qu’aux banques commerciales signataires des principes de l’Equateur. Elles représentent l’une des approches en matière de RSE les plus exigeantes. Elles couvrent des thématiques telles que la lutte contre la pollution, la préservation de l’environnement ou les conditions d’emploi et de travail, mais s’étendent également à des problématiques souvent peu réglementées telles que la santé, la sécurité et la sûreté des communautés, mais aussi l’acquisition de terres ou la réinstallation des populations déplacées et la défense des droits autochtones. Il existe par ailleurs des référentiels techniques pour rendre compte des réalisations en matière de RSE, tels que le Global Reporting Initiative (GRI), qui propose un cadre de reporting commun des données extra-financières pour le secteur privé, ainsi que des lignes directrices sur l’élaboration de ce reporting. Enfin, toutes ces initiatives internationales sont complétées au niveau national par des politiques publiques incitant les acteurs économiques à s’engager en matière de RSE – essentiellement dans les pays européens – et par des réseaux d’entreprises visant la promotion des bonnes pratiques RSE.
Les enjeux de la RSE en Afrique
La RSE est encore peu connue sur le continent africain, que ce soit des autorités publiques ou des dirigeants d’entreprise, et peu d’entreprises mettent en place des politiques de RSE au sens des définitions internationales. D’une façon générale, il règne en Afrique plus une culture de mécénat qu’une culture de la RSE. Les entreprises sont par exemple très fortement sollicitées pour des investissements sociaux communautaires, lors de catastrophes naturelles ou dans le domaine de la santé ou de l’éducation. Quand elle existe, la RSE est souvent l’apanage des grandes multinationales ou est limitée à des programmes satellites qui n’impactent pas encore suffisamment le mode de gestion des entreprises. Dresser un état des lieux précis de la RSE en Afrique demeure néanmoins aujourd’hui difficile, en partie car l’appréhension du concept sur le continent est récente et que nombre d’entreprises africaines mettent en place des démarches RSE sans les formaliser comme telles. On observe depuis quelques années une progression de la RSE en Afrique. Un nombre croissant d’initiatives dans le domaine de la formation à la RSE voient le jour : l’Institut de la Francophonie pour le développement durable et l’Université de l’École d’administration publique du Québec développent par exemple pour les États africains un programme national en développement durable et responsabilité sociétale des organisations (PIDDRSO) qui donne lieu à des sessions de formation dans les pays d’Afrique francophone. L’Institut des Sciences de l’environnement de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, avec l’appui de l’Initiative RSE Sénégal, a mis en place une formation diplômante en RSE (niveau Master). L’Institut Afrique RSE – qui a appuyé la mise en place de Kilimandjaro, un réseau d’experts africains dans le domaine de la RSE et du développement durable – organise régulièrement des sessions de formation sur la RSE dans les pays africains. Il faut aussi souligner l’existence de quelques labels (Maroc) ou chartes (Sénégal, voir encadré 1) conçus par le secteur privé.
La charte RSE et développement durable au Sénégal
Initiée en 2012 par l’Initiative RSE Sénégal et par le Conseil national du patronat, la Charte RSE et développement durable des entreprises a été élaborée par 11 entreprises de différents secteurs (mines, industrie, BTP, banque, hôtellerie, etc.) en tenant compte à la fois de leurs préoccupations communes et des enjeux du développement durable au Sénégal. La Charte définit ainsi sept engagements à minima que doit prendre toute entreprise du Sénégal, quelle que soit sa taille, pour s’inscrire dans les lignes directrices d’une politique de RSE. Le premier engagement porte sur la nécessité de définir et de partager en interne et avec les parties prenantes des valeurs correspondant aux principes éthiques et de bonne gouvernance. Les signataires s’engagent aussi à préserver les ressources naturelles, à atténuer la pollution ; elles doivent appuyer le développement d’une économie verte au Sénégal. Ainsi, plusieurs entreprises signataires (Simpa, Eiffage Sénégal, Cbao Attijariwafa bank, Neurotech) ont sous-traité la collecte et la valorisation de leurs déchets à de petites entreprises locales. Les entreprises signataires doivent contribuer à la lutte contre le chômage des jeunes et à la formalisation de leurs secteurs – deux préoccupations majeures en Afrique – en mettant en oeuvre des politiques d’achat local privilégiant la contractualisation avec des micro-entreprises et des PME engagées elles-mêmes dans la RSE et potentiellement créatrices d’emplois. Elles doivent respecter le principe de légalité en ce qui concerne les conditions de travail et les questions liées aux droits humains. Elles doivent aussi privilégier un engagement communautaire qui va au-delà du simple mécénat en s’impliquant dans de véritables projets RSE structurants, à fort impact. Enfin, l’entreprise signataire doit rendre compte en toute transparence de ses actions réalisées dans le domaine de la RSE et publier périodiquement un document en justifiant le bien fondé.
Ces initiatives, encore limitées, sont néanmoins encourageantes et ouvrent des perspectives intéressantes pour relever certains défis de développement sur le continent africain. Couplées à des politiques publiques, les démarches de RSE peuvent par exemple aider à combattre le sous-emploi des jeunes diplômés en articulant mieux les dispositifs de formation professionnelle existants avec des programmes d’insertion professionnelle (Encadré 2). Même si peu d’entre elles l’ont formalisé, les entreprises africaines peuvent aussi contribuer à améliorer le système de protection sociale – notamment en tant qu’employeurs. En outre, la diffusion de la RSE ne pourra que renforcer la lutte contre la fragilisation de la biodiversité et des ressources naturelles (déforestation, monoculture, surexploitation halieutique, exploitation minière, etc.).
L’Incubateur de Thiès pour l’économie verte
Le Centre d’Excellence en RSE de Thiès (CERSET) a été créé en 2013 afin de faciliter la mise en oeuvre de projets structurants dans le domaine de la RSE et du développement durable, dans la région de Thiès au Sénégal. Dans ce cadre, un collectif de partenaires publics et privés issus de l’enseignement, de la formation professionnelle et de la recherche a conçu l’Incubateur de Thiès pour l’économie verte (ITEV), un incubateur d’entreprises spécialisées dans les filières de l’agroforesterie. Il permettra à des jeunes diplômés de bénéficier de conditions favorables et d’un accompagnement à la création de leur entreprise. L’incubateur associera des jeunes diplômés, des petites entreprises en activité et des grandes entreprises engagées dans des démarches de RSE. En son sein, les bénéficiaires apprendront à travailler en réseau avec les autres parties prenantes tout en s’appropriant les valeurs propres à la RSE. Une place importante sera dédiée à la recherche sur la biodiversité et d’une façon générale, à l’articulation entre formation, recherche et marché. Le projet ITEV a reçu l’adhésion de grandes entreprises telles que Wartsila Afrique de l’Ouest, Eiffage Sénégal, Grande Côte Opérations, Sonatel, Aéroport International Blaise Diagne. Leur rôle sera d’accompagner et de former des entrepreneurs locaux implantés à proximité de leurs zones de production et/ou intervenant dans leur chaîne d’approvisionnement. L’ITEV représentera une source de revenus pour les communautés locales, une opportunité pour l’employabilité des jeunes, un apport pour la biodiversité végétale et pour le développement d’une filière écologique en agroforesterie – tout en bénéficiant aux entreprises partenaires. La RSE a le potentiel de constituer le socle d’un partenariat public/privé axé sur la promotion de l’auto-emploi des jeunes, pour la production d’espèces végétales diversifiées en vue de la réhabilitation d’espaces dégradés par les grandes entreprises et de leur valorisation alimentaire, cosmétique et médicinale.
Obstacles, défis et opportunités
Conçue dans les pays du Nord, principalement anglo-saxons, la RSE est le fruit d’une longue maturation entre des parties prenantes qui ont su transformer leurs rapports de force en une démarche concertée. Elle nécessite un environnement des affaires structuré dans lequel chaque acteur a atteint un niveau d’organisation et de visibilité qui lui permet de jouer son rôle de modérateur ou de régulateur – ce qui n’est que rarement le cas sur le continent. La RSE implique l’investissement d’une masse critique d’acteurs économiques capables de traduire cette démarche en actions concrètes et de provoquer un effet d’entrainement sur l’ensemble du tissu économique. L’importance du secteur informel en Afrique rend la démarche difficile à mettre en oeuvre à grande échelle. La volonté des pouvoirs publics de promouvoir la RSE, d’en assurer la régulation et de faciliter les consultations entre les parties prenantes constitue un préalable important à son développement. Malheureusement, peu d’États ont adopté des cadres politiques pour la RSE² adaptés et les organisations du secteur privé – quand elles existent – ont trop peu d’influence sur les pouvoirs publics pour les inciter à adopter des dispositions favorables aux entreprises vertueuses en matière RSE. Dans de nombreux pays, le droit fiscal commun africain ne prévoit en effet aucune disposition particulière favorable à la RSE. Un des principaux défis concerne également la capacité des États africains à imposer des normes aux entreprises et à contrôler efficacement leur application, en particulier lorsque celles ci sont implantées dans des territoires éloignés des administrations centrales. Il faut remarquer néanmoins que les États montrent un intérêt croissant pour ces questions et adaptent progressivement leurs administrations et leurs productions législatives à ces enjeux. Puisque l’un des obstacles majeurs à la diffusion de la RSE en Afrique reste la méconnaissance du concept et de ses avantages, il est important que des programmes de sensibilisation et de formation soient développés sur le sujet, pour l’ensemble des acteurs concernés. Mais plus que tout, il est indispensable d’adapter les pratiques de la RSE aux réalités socioculturelles africaines et aux caractéristiques propres à l’environnement des affaires. Les normes et standards internationaux sont en effet encore perçus par une grande majorité des dirigeants d’entreprise comme des « usines à gaz ». À partir des lignes directrices des instruments internationaux, il est indispensable de construire des outils adaptés aux contextes économiques de chaque pays africain. Si les principes fondamentaux de la RSE sont universels, les pratiques en lien avec les questions centrales de la RSE doivent nécessairement être adaptées aux coutumes et à l’environnement des pays. Tout l’enjeu est aujourd’hui de traduire les principes fondateurs de nos riches cultures traditionnelles africaines (l’esprit de groupe, le contrat de confiance, le sens de l’hospitalité, la solidarité) dans les principes de la RSE. Les performances et les dynamiques économiques du continent associées à sa vitalité démographique laissent présager des jours meilleurs pour la RSE. Des modèles d’investissements socialement responsables commencent d’ailleurs à se répandre un peu partout en Afrique, à l’initiative de grandes entreprises du secteur des mines, des infrastructures, de l’agro-industrie et de l’écotourisme. Ces pratiques concernent souvent les filières à haute valeur ajoutée et à fort effet d’entraînement sur l’économie locale. Grâce à une meilleure visibilité de ces initiatives, un pas important dans le déploiement de la RSE en Afrique pourrait se réaliser. Mais elle ne pourra se diffuser en profondeur que si les entreprises et les organisations locales peuvent construire par elles-mêmes et collectivement des instruments de déploiement de la RSE conçus à partir des fondements et des réalités de leurs sociétés.
Phillpe Barry
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