Hubert Joly, qui a opéré cette transformation en prenant la direction du groupe, raconte comment l’ensemble de ses expériences l’ont amené à se concentrer sur la magie humaine. Au-delà des chiffres, c’est la transformation profonde de l’organisation qui est remarquable. Et Best Buy n’est pas un cas isolé. D’autres dirigeants, comme Christopher Guerin (Nexans), démontrent qu’il est possible de transformer radicalement une organisation tout en maintenant une performance économique forte. Ces exemples illustrent l’émergence d’un nouveau paradigme : le leadership conscient.
La majorité des dirigeants font comme ils peuvent dans un monde incertain. Que ce soit à travers les contraintes législatives, la compétition globalisée, les innovations technologiques ou encore les nouvelles attentes des collaborateurs, cela relève du casse-tête pour les patrons d’entreprises. Les chiffres ne trompent pas : une étude récente d’Harmonie Mutuelle montre que 72% des fondateurs d’entreprises qualifient leur état physique et/ou mental de « mauvais”, alors que 42% des entrepreneuses ont déjà fait un burnout.
Concrètement, pourquoi le modèle historique ne fonctionne-t-il plus, et comment des entrepreneurs à bout de souffle pourraient-ils trouver des réponses dans le leadership conscient ?
La fin d’un modèle
Le modèle historique de maximisation des profits montre ses limites pour des raisons autant structurelles que sociologiques. D’abord, comme l’explique parfaitement Nassim Nicholas Taieb dans son ouvrage « anti-fragile », parce que les systèmes optimisés laissent, par définition, peu de marge d’erreur ou d’adaptation au changement. Or, nous sommes dans une période profondément instable et dans laquelle le changement rapide (écologie, législatif, technologie, sociétal) est la norme. Pourtant la financiarisation pousse à prendre des décisions court-terme qui fragilisent généralement l’entreprise à long terme.
Mais ce n’est pas tout : nous vivons une transition profonde de la modernité vers la postmodernité, qui a des impacts sur notre rapport au travail. Le modèle vertical, rationnel et « surplombant » qui a caractérisé le management moderne ne correspond plus aux aspirations contemporaines. Désormais, les Français priorisent leur bien-être et réduisent l’importance de ce que l’on pourrait désigner par le « bien-vivre » c’est-à-dire l’accumulation financière, de notoriété et de biens. La définition de la réussite et du succès est en train de changer : on veut du sens. Si cela a toujours été vrai, ce besoin est exacerbé aujourd’hui.
Ces déphasages participent à un mécontentement que l’on retrouve dans une chute drastique de l’engagement collaborateur. Comme le souligne l’étude de Gallup, seuls 23% des employés dans le monde se disent engagés dans leur travail. McKinsey n’est guère plus positif considérant à 4% les « thriving stars » et à 38% les « backbone », c’est-à-dire des personnes qui essaient d’apporter de la valeur à l’organisation.
Associé à la croissance inexorable des burn-out (44% des travailleurs aux USA), bore-out encore brown-out, cela ne laisse aucun doute sur un mal-être au travail. De manière concrète pour les dirigeants, cela se traduit par une difficulté à recruter et conserver des talents, voire simplement à recruter des personnes compétentes. Selon McKinsey, cela coûterait $355 millions/an en perte de productivité aux seules S&P 500.
Renforcer l’engagement collaborateur est sans aucun doute le premier pas vers cette ligne de crête entre performance financière et robustesse. Le graal pour les années à venir.
Passer du “Leadership” au “followership” : vers un nouveau paradigme
Le leadership, terme anglais sans véritable équivalent en français, mérite d’être repensé en profondeur. Au-delà d’une simple capacité individuelle, il représente avant tout un phénomène social – comme le souligne le sociologue Stéphane Hugon, « on ne peut pas être leader dans le désert ».
Le leader contemporain n’est plus celui qui montre simplement la voie, mais celui qui crée les conditions d’une adhésion collective. Il expérimente, prend des risques et avance avec une conviction née de son expérience, tout en restant à l’écoute de son écosystème. Comme l’explique Michel Maffesoli, nous passons d’une logique d’éducation (imposer) à une logique d’initiation (accompagner).
D’ailleurs, si l’on revient aux racines du terme « autorité », autoritas en latin désigne « ce qui fait croître ». Ce n’est pas anodin que le terme « auteur » partage cette même racine – il s’agit dans les deux cas de faire grandir, que ce soit par les idées ou par l’action. Cette autorité naturelle se distingue fondamentalement de l’autoritarisme, vertical et descendant.
Il existe ainsi trois types d’autorité : celle du titre (hiérarchique), celle des compétences (expertise) et enfin celle des convictions. C’est cette dernière qu’un leader doit particulièrement cultiver. Elle se nourrit d’une compréhension fine du réel, d’un questionnement constant de ses croyances et d’un véritable travail d’introspection.
Pour passer du simple leadership au « followership » – cette capacité à générer un engagement authentique – une approche centrée sur le « care » devient essentielle. Comme le montre la philosophe Cynthia Fleury, le « care » n’est pas une simple attention bienveillante, mais une architecture relationnelle qui touche quatre dimensions : physique, psychique, sociale et environnementale.
Cette approche demande de créer un environnement propice à l’épanouissement collectif. Enfin, comme Cécile Beliot, la CEO du groupe Bel le souligne, il est désormais indispensable penser la performance sur « deux jambes » : financière et extra-financière. Cette approche implique de nouveaux indicateurs, de nouvelles méthodes de management et surtout une nouvelle vision du leadership.
Des leviers d’action concrets
La toute première étape actionnable tout de suite si vous vous reconnaissez dans ces questionnements est de vous poser avec un stylo pour cartographier les impacts positifs et négatifs sur l’intégralité des parties prenantes et en identifiant les angles morts de votre entreprise sans jugement.
Ensuite, il existe toute une série de pratiques concrètes que vous pouvez mettre en place mais en voici trois déterminantes :
- Centrer l’organisation sur l’humain plutôt que sur les profits. Dans les comités de direction de Best Buy, les sujets concernant les employés étaient systématiquement traités en priorité, considérant la finance comme une conséquence de l’engagement des collaborateurs.
- Encourager l’autonomie en décentralisant les décisions au niveau le plus pertinent qui est souvent le niveau le plus bas dans l’organisation.
- Développer un environnement psychologiquement sécurisant où l’échec est distingué de l’erreur, encourageant ainsi l’innovation.
Cette approche permet non seulement de libérer la créativité et l’intelligence collective, mais aussi d’améliorer la résilience organisationnelle.
En conclusion, le leadership conscient suppose de dépasser la vision friedmanienne de l’entreprise uniquement centrée sur le profit actionnarial. Une entreprise se doit toutefois de générer des profits évidemment, l’enjeu est donc de trouver cette ligne de crête avec la robustesse de l’organisation, ce que j’appelle moi-même le « ridgership ».
Pour autant, il ne s’agit pas de tomber dans un excès de bienveillance qui nierait les nécessaires tensions créatives. À l’ère du digital et de l’ubérisation, où toute friction tend à être éliminée, il s’agit plutôt de créer ce que Levis Strauss appelle un « bricolage » – c’est-à-dire de savoir naviguer entre une logique dominante et ce qui émerge du terrain.
C’est dans cette capacité d’adaptation et d’écoute que réside la véritable essence du leadership contemporain.
Face aux défis qui nous attendent, pouvons-nous vraiment nous permettre de maintenir un leadership traditionnel ? Les exemples de Best Buy, Nexans et d’autres démontrent qu’une autre voie est possible.
En tant que dirigeants et DRH, posez-vous donc ces questions :
- Comment alignez-vous performance économique et robustesse dans votre organisation ?
- Quels sont les freins qui vous empêchent d’embrasser pleinement un leadership plus conscient ?
- Au-delà des discours, quelles actions concrètes mettez-vous en place pour transformer votre culture d’entreprise ?
L’idée n’est finalement plus de savoir si cette transformation est nécessaire, mais de savoir comment l’accélérer pour assurer la pérennité de nos organisations.
par Harvard Business Review france
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