Prospérer face aux crises qui touchent les entreprises est possible : l’anticipation, l’enracinement dans la raison d’être, l’empowerment et le soin managérial de l’autre les aident à y parvenir.
L’anthropocène désigne notre situation actuelle où les activités humaines sont devenues la principale force de transformation de la planète. Le réchauffement climatique et la perte de biodiversité, l’épuisement des ressources naturelles et la pollution mettent en péril à la fois l’ensemble des écosystèmes et les systèmes humains.
La société demande aujourd’hui de façon pressante aux entreprises de s’engager dans une transition vers des modèles d’affaires durables. Cette crise va de pair avec d’autres transformations fondamentales : les incertitudes liées à la quatrième révolution industrielle qui intègre les technologies numériques, physiques et biologiques, les remises en question de la globalisation, les conflits mondiaux, les tensions politiques dans les démocraties et la perte de cohésion sociale.
Les entreprises font ainsi face à un choc global. En biologie, les organismes qui survivent et se développent sont ceux qui ont un bon niveau d’homéostasie, c’est-à-dire la capacité à maintenir un équilibre interne en s’adaptant aux transformations de leur environnement externe.
Cette notion a été également utilisée par la théorie des systèmes qui l’a appliquée aux organisations. Une « entreprise homéostatique » combine quatre qualités : la qualité d’anticipation, la capacité à assurer la stabilité dans le mouvement, la faculté de s’ajuster avec flexibilité au changement et le maintien d’une bonne santé de ses composantes. Celles-ci renvoient à quatre compétences clés : d’abord une intelligence environnementale consistant à comprendre et anticiper les nouveaux futurs, ensuite un enracinement stratégique dans la raison d’être, également une organisation structurée par la délégation du pouvoir d’agir et enfin, un management qui prend soin des personnes.
L’homéostasie par l’intelligence anticipatrice
L’entrée dans le nouvel ordre climatique de l’anthropocène marque aussi le basculement dans une ère de possible désordre organisationnel. Celle-ci enjoint aux entreprises et à leurs dirigeants d’adopter une vision nouvelle du futur, qui ne peut plus être perçu comme la simple continuation du passé et du présent. Historiquement, nous avons imaginé et bâti un futur où l’Homme évolue au sein d’un environnement naturel aux paramètres connus, stables et, surtout, contrôlables, notamment par l’appareil économique. Ce futur, que nous visualisons depuis le présent, est façonné par nos découvertes, nos inventions, et nos nouveaux modèles d’affaires, le tout dans un cadre naturel stable et maîtrisé. Le futur étant vu comme une prolongation du présent, les dirigeants et les instances de gouvernance concentrent leur attention sur la réalisation d’un futur “officiel”, qui est perçu comme favorable à la croissance et au développement des activités.
Dans cette logique, le bouleversement climatique et le passage à l’anthropocène sont souvent considérés comme un simple changement de décor auquel il faut s’adapter. Certes, on accepte que la création de valeur devienne plus difficile et que les performances des entreprises soient moins optimistes que prévu, mais on ne remet pas en question les fondements du futur “officiel ». Cette vision contient une profonde erreur de jugement sur les impacts du changement climatique et l’entrée dans l’anthropocène. Le monde de demain ne sera pas une version légèrement modifiée du présent. Ce sera un monde radicalement différent, où l’environnement biophysique (y compris le climat) sera marqué par une instabilité croissante.
Face à cette réalité, les dirigeants doivent se doter des moyens nécessaires pour envisager une pluralité de futurs. Ils doivent imaginer et explorer divers scénarios possibles, et réfléchir aux trajectoires de transformation de nos sociétés afin de rendre les activités humaines compatibles avec les limites planétaires. Naviguer dans l’anthropocène exige de se préparer à une multiplicité de possibles, en anticipant les futurs auxquels l’entreprise pourrait être confrontée.
Dans cette optique, le groupe Ponticelli Frères, une entreprise familiale opérant dans le secteur des services industriels, a récemment instauré au sein de sa gouvernance un comité de prospective. Cette instance a pour mission d’évaluer les orientations stratégiques de l’entreprise sur le long terme, avec un horizon de 30 ans. Elle vise ainsi à élargir la perspective de la direction générale dans un environnement particulièrement incertain pour cette entreprise dont l’activité se concentre principalement dans le domaine de l’énergie. Pour renforcer son influence, ce comité détient une prérogative clé : il doit approuver tout déploiement des plans stratégiques du groupe ainsi que ceux de ses filiales. Ce type d’instance est une illustration de la prise de conscience par l’entreprise de la nécessité de mettre en amont même de sa stratégie l’intelligence d’un environnement en mutation radicale.
L’homéostasie par la vision stabilisatrice
Ces ruptures dans l’environnement des entreprises sont déstabilisatrices pour les salariés. Or l’énergie d’action de l’être humain est d’abord activée par des mythes et des récits. La capacité à raconter des histoires est décrite par Harari dans son livre « Nexus » (Albin Michel, 2024) comme la première technologie de l’information ayant permis de renforcer le lien social au service de buts communs. Dans ces conditions, développer une vision stratégique forte fondée sur un nouveau modèle économique durable est crucial pour la stabilité interne de l’entreprise.
Depuis la loi Pacte de 2019, les entreprises ont la possibilité de définir leur raison d’être et d’y inclure la dimension sociétale et environnementale. Par exemple, la SNCF se définit comme « apportant à chacun la liberté de se déplacer facilement en préservant la planète ». C’est sur ce type de fondement identitaire que l’organisation construit une vision qui sera le cadre stable pour embarquer les salariés dans des réalisations communes.
La société Socotec s’est fortement développée sur le fondement de sa nouvelle raison d’être : « building trust for a safe and sustainable world ». Son activité traditionnelle de contrôle technique garantissant le caractère durable des bâtiments a été élargie à la dimension énergétique et environnementale. En restant concentrée sur les métiers où elle avait une expertise de très haut niveau comme la construction, l’immobilier et les infrastructures, l’entreprise a maintenu une identité forte. Cette dynamique a été à l’origine d’un renouveau dans la fierté d’appartenance de ses salariés et d’une multiplication de son chiffre d’affaires par 2,3 entre 2016 et 2023 dont 52% à l’étranger au lieu de 10%.
L’homéostasie par l’organisation délégative
Une fois que l’entreprise a construit sa stabilité, son attention doit être portée à sa capacité d’adaptation. Les changements opèrent en effet dans l’environnement de façon rapide et continue. Ils touchent de nombreuses dimensions de l’activité et sont souvent spécifiques et locaux, ce qui rend difficile une compréhension et une réaction centralisée. Une clé fondamentale réside alors dans le développement de la délégation du pouvoir de décider et d’agir, plus connue sous sa dénomination anglo-saxonne d’« empowerment ».
Accepter que les salariés acquièrent un pouvoir de décision concernant leur organisation du travail comme le contenu de leurs missions amène les managers à développer de nouvelles fonctions d’accompagnement. C’est un facteur puissant d’engagement qui entre en pleine cohérence avec la transformation vers une plus grande place donnée à la raison d’être comme principe directeur de la stratégie. Des personnes à qui on demande d’être autonomes et responsables ont en effet besoin du cadre stable de la vision pour prendre des initiatives favorisant l’adaptation au terrain des activités créatrices de valeur durable.
Les laboratoires pharmaceutiques Expanscience, qui constituent une société à mission certifiée B Corp, ont ainsi développé en même temps leur raison d’être et leur empowerment. Au service de leur raison d’être : « aider les individus à façonner leur bien-être », ils ont produit des outils de mesure permettant de prendre des décisions concernant leur portefeuille de produits. On peut ainsi à la fois évaluer leur utilité (par des sondages de clients sur le bien-être que leur apportent les produits), et leur impact environnemental (par l’utilisation de « scorecards » intégrant leur impact carbone). Ces mesures sont ensuite couplées aux résultats de chaque produit en termes de marge. C’est ce qui a amené l’entreprise à abandonner le produit lingettes qui se trouvait mal placé sur ces trois critères.
En parallèle des décisions centralisées sur les produits, ancrées dans la raison d’être, Expanscience a laissé ses équipes locales dans chaque pays prendre les décisions concernant leur autre axe stratégique qu’est la communication. Par exemple, concernant sa marque Mustela, l’entreprise considère qu’elle a une responsabilité environnementale et sociale vis-à-vis des bébés et de leurs parents. Ainsi plus de 50% de ses messages ne concernent pas les produits mais le bien-être. Parce qu’elles étaient le mieux au fait des cultures nationales, ce sont les équipes de terrain qui ont choisi quels sujets mettre en avant.
En Pologne par exemple, où l’avortement est interdit, ce qui peut entraîner des risques pour la vie de la mère lorsqu’un accouchement se passe mal, les équipes de terrain ont choisi de mettre l’accent sur l’information des parents concernant leurs droits lors du séjour à la maternité. En Turquie, elles ont priorisé le thème de la répartition des tâches entre les hommes et les femmes. À chaque fois, elles ont choisi localement les ONGs avec lesquelles elles ont établi des partenariats pour la mise en œuvre de leurs axes de communication.
L’homéostasie par la culture managériale du soin de l’autre
L’empowerment, qui est une force au service de l’adaptation de l’entreprise, a pour condition de succès l’envie des salariés de s’engager et de coopérer. Les salariés n’acceptent en effet l’autonomie et la responsabilisation que s’ils ont confiance en leur responsable et leurs collègues. Cela implique que le manager joue un rôle de créateur de lien social et prenne soin de ses collaborateurs, ce que l’on a appelé la logique du « care ».
Une enquête réalisée en mai 2020 auprès de 5000 salariés par Clara Laborie à l’IAE de Grenoble a montré que les salariés attendent de leur responsable (que ce soit en présentiel ou en télétravail, en période normale ou pendant un confinement), de la disponibilité, de la proximité, de la confiance, des échanges réguliers et de la réactivité par rapport à leurs demandes. Le principal reproche qu’ils font à leur manager concerne ses absences liées à un surinvestissement dans ses autres tâches, comme la participation à des réunions lointaines ou le « reporting » au détriment de la relation.
L’entreprise à mission Botanic, qui gère un réseau de magasins spécialisés en jardinerie, animalerie, alimentation et cosmétiques bio, donne la priorité à la construction d’une relation de qualité avec et entre les collaborateurs du groupe. La direction des ressources humaines met en place depuis une vingtaine d’années une politique dite de « management par le calme et la communication juste » qui favorise chez chaque manager l’empathie, l’écoute, le respect – plutôt que la pression par le stress – et la capacité à favoriser la responsabilité, la participation et le droit à l’erreur. Comme on peut le lire dans son rapport de mission 2023, l’entreprise, dont la raison d’être est : « ensemble, retrouvons le chemin de la nature », a récemment étendu l’importance de cette qualité relationnelle à tous ses interlocuteurs. L’une de ses quatre ambitions stratégiques est ainsi devenue : « cultiver une relation de qualité avec toutes les parties prenantes du groupe ».
Face au choc de l’anthropocène, l’entreprise peut non seulement survivre mais se développer. Cela implique de sa part de nourrir quatre qualités d’homéostasie, c’est-à-dire la capacité à mettre son fonctionnement en phase avec les nouvelles caractéristiques de son environnement. La compétence d’anticipation devient cruciale pour tirer toutes les conséquences du fait que l’avenir sera radicalement différent du passé. La faculté à construire un point de repère stable et pertinent en utilisant une raison d’être sociétale et environnementale lui permet de diriger l’énergie de tous au service de buts communs. Savoir favoriser l’empowerment des salariés permet à l’entreprise d’assurer une bonne adaptation aux caractéristiques locales des bouleversements. Enfin le fait que le manager prenne soin de la qualité de la relation avec ses collaborateurs donne à ceux-ci l’élan nécessaire à leur engagement. Les entreprises ont contribué pendant longtemps à la destruction des équilibres planétaire et humain. Il est grand temps qu’elles participent à leur reconstruction. Les entreprises pionnières que nous avons citées ont déjà ouvert la voie.
Par Harvard Business Review France
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