Organisation

Comment reconnaître et prévenir la bêtise organisationnelle

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Répétition à tout va des tâches, millefeuille procédural, présentéisme, réunionites pour tout, doubles commandements, multiplicité des canaux de communication : autant de signaux qui nous alertent d’une certaine forme kafkaïenne de l’organisation. La maison qui rend fou d’Astérix et Obélix illustre bien le dédale bureaucratique et la souffrance que cela peut générer pour un utilisateur externe. Mais qu’en est-il du salarié ?

Celui qui doit se repérer, appréhender, produire et interagir avec d’autres acteurs se confronte à une stupidité fonctionnelle. Une stupidité dont il s’agit de mieux définir les caractéristiques, car au XXIᵉ siècle, elle se développe avec des outils supposés intelligents, et avec complexité étant donné les stratégies qui se sont développées pour répondre à la concurrence (« A Stupidity-Based Theory of Organizations », de Mats Alvesson et André Spicer, Journal of Management Studies, 2012).

Cet article explore les raisons et les dimensions de la bêtise organisationnelle, ou stupidité fonctionnelle, ainsi que les pare-feu aptes à protéger l’organisation de cette dérive – qui peut arriver plus vite qu’on ne le croit.

La genèse de de la bêtise organisationnelle

Si les dirigeants appellent à l’agilité et à la résilience (Forum de Davos en 2024), les salariés ne s’y retrouvent plus. Le sens de l’action est plus difficile pour certains : 4 sur 10 envisagent de quitter leur poste pour un emploi davantage porteur de sens dans les deux ans à venir, avec une proportion plus importante de jeunes, de managers et de femmes.

La vision de l’action semble plus floue, et la demande de plus de clarté et de cohérence du discours comme de la stratégie des dirigeants se fait sentir de manière aiguë (76 % des salariés souhaiteraient que leurs dirigeants leur parlent aussi des problèmes concrets qu’ils rencontrent et 55 % des salariés ne connaissent pas ou n’adhèrent pas à la stratégie de leur organisation). Cela n’a rien d’anecdotique.

Ce phénomène devient socioculturel avec l’arrivée de séries parodiques sur la bêtise organisationnelle, comme « The Office » (2005) ou « Parks And Recreation » (2009), qui mettent en scène des situations professionnelles d’ennui, de commérages, d’incompétences récompensées. Des séquences particulièrement marquantes, largement partagées sur les réseaux sociaux, permettent à des milliers de personnes de se reconnaître dans ces systèmes organisationnels dysfonctionnels. L’humour devient ainsi un moyen d’identification et d’appartenance sociale.

Mais le voyage en absurdie ne s’arrête pas là. L’arrivée de l’IA générative dans l’usage professionnel quotidien des métiers de la connaissance vient interroger la question de la bêtise organisationnelle (s’opposant à l’intelligence), de l’incompétence et de l’apprentissage. Huit journaux américains poursuivent OpenIA et Microsoft, les accusant de voler des millions d’articles pour entraîner leurs produits à base d’intelligence artificielle. Ont-ils raison de protéger ainsi leur production intellectuelle ?

Comprendre les racines de la bêtise organisationnelle

Avant d’aborder l’approche de la bêtise organisationnelle, il est nécessaire de poser les bases de la performance d’une organisation. Elle est constituée des tâches à réaliser, des liens hiérarchiques d’autorité, de la coopération et d’information comme de sa capacité à survivre aux crises, à interagir avec son environnement et à faire développer ses ressources (« L’Acteur et le système », de Michel Crozier et Erhard Friedberg, Editions du Seuil, 1977).

À défaut d’acteurs stratégiques, l’organisation demeure un outil de structure. Chacun des acteurs est animé par sa capacité à réaliser son pouvoir. Ayant plusieurs facettes (relation réciproque, de contre-pouvoir ou de négociation entre deux ou groupes d’individus), il s’exerce de manière interne et externe à l’organisation avec les autres parties prenantes ou avec la concurrence. Ce pouvoir trouve son origine dans les zones d’incertitude organisationnelle, et est détenu par celui qui les contrôle (« À quel point les organisations ont-elles besoin de bêtise ? Une perspective sur la stupidité fonctionnelle par la psychodynamique du travail », de Gabriel Lomellini, 2024).

Mais qui dit pouvoir dit conflit. Car un pouvoir se négocie, se partage, s’exerce, se déploie dans l’accord ou le désaccord selon les valeurs de l’organisation. Si on considère le conflit comme source de défi, catalyseur de créativité et de compétition, il peut être préféré à des procédures laissant peu de place à l’initiative et donc encore moins à la créativité.

Reconnaître les symptômes de la bêtise organisationnelle

La performance organisationnelle sous sa forme « bête » semble contradictoire avec la stratégie et la capacité d’une organisation d’explorer de nouveaux marchés, de conquérir de nouvelles ressources ou de construire une plateforme de compétences durable.

Sur le long terme, la stupidité organisationnelle se caractérise par une forte rigidité, des tâches répétitives sans marge de manœuvre nécessaire pour atteindre les objectifs stratégiques et opérationnels. Ce qui engendre une stagnation, voire un non-renouvellement des compétences et des ressources face aux défis qu’affronte l’organisation concernée.

« J’ai dû partir car j’ai senti que je ne pouvais plus apporter de nouvelles choses, toutes mes propositions étaient niées », témoigne Marie, Directrice Marketing.

Anne, Directrice de Développement, ajoute à propos de la liberté d’action :

« J’ai souvent payé le prix fort, l’interprétation est souvent tout autre par ailleurs et pas que de la direction. Mais si nous ne nous autorisons pas cette liberté, nous tuons dans l’œuf toute possibilité de transformation même silencieuse. Il ne faut pas confondre l’esprit critique par principe et l’esprit critique par nature. L’un est constructif, l’autre pas. Celui qui a fait de la critique sa « marque » est vite rejeté. Comme celui qui dit toujours « non » à tout et revendique son courage et son pouvoir à s’opposer aux yeux du monde. L’esprit critique ne passe pas en force, il élève et donne de la hauteur à l’action. »

En effet, la compétence d’esprit critique en organisation est-elle souhaitée, acceptée et valorisée pour tous au sein d’une organisation ? Elle est plus souvent mise en scène que valorisée quand des collaborateurs sont des lanceurs d’alerte internes. Le dirigeant ou les comités exécutifs redoutent d’avoir à affronter des résistances au commandement comme au changement.

Le principe de Peter a aussi mis en avant la récompense de la compétence du poste passé plutôt que du poste à venir. Le principe de Peter serait-il le symptôme ultime de la bêtise organisationnelle ? Choisir de promouvoir la compétence passée plutôt que la compétence sur le poste futur, c’est s’assurer la loyauté des acteurs stratégiques vers l’organisation (« La kakistocratie, le pouvoir des pires, voyage au coeur de l’incompétence », d’Isabelle Barth, Editions EMS, 2024).

Prévenir la bêtise organisationnelle

Suffirait-il de prévenir les racines de la bêtise organisationnelle, c’est-à-dire l’excès de contrôle et de formalisation pour la prévenir ? Une organisation peut-elle vraiment éviter une sous-performance ? Les organisations prescrivant la créativité, l’innovation et la liberté d’action peuvent craindre la prescription pour des actions de coopération naturelles.

« L’initiative et la responsabilité, le sentiment d’être utile et même indispensable, sont des besoins vitaux de l’âme humaine […] Toute collectivité, de quelque espèce qu’elle soit, qui ne fournit pas ces satisfactions à ses membres doit être transformée », déclarait Simone Weil dans l’Enracinement (Gallimard, 1949).

Dans « Leadership, agilité, bonheur au travail…bullshit ! En finir avec les idées à la mode et revaloriser (enfin) l’art du management » (Vuibert, 2023), Christophe Genoud, enseignant en management à la Haute école de gestion de Genève, souligne les rituels rigides qui entourent désormais les actions créatives avec du design thinking, l’agilité de la gestion de projet avec les techniques Scrum, ou encore les storytellings de changement voir le creux sémantique qui se joue dans des antiphrases « luxe sobre » ou « soin frugal » . Ces changements qui se multiplient jusqu’à en perdre le point d’arrivée.

Au-delà de la critique, la question se pose quand la bêtise s’apprenait par les représentations, les normes et les valeurs. Dans les années 1970, le sociologue Renaud Sainsaulieu mettait en lumière la culture acquise comme cause et effet de l’action en milieu organisé (« L’identité au travail : les effets culturels de l’organisation », Presses de Sciences Po, 1977).

Prévenir la bêtise organisationnelle peut alors se jouer au sein de cette culture acquise et pas seulement par la décision des acteurs stratégiques. Et c’est parce qu’il est difficile de la contrôler que la création peut s’opérer (« L’entreprise contre la connaissance du travail réel ? : L’humain d’abord ou le syndrome du sacrifié en premier », d’Ibrahima Fall, Editions L’Harmattan, 2023).

Le rôle du dirigeant dans la bêtise organisationnelle : éviter les éléments structurels qui la constituent

L’excès de bureaucratie n’est guère le seul mal qui peut encourager la stupidité fonctionnelle. La culture de contrôle ou de non-écoute ou encore de l’incohérence peut en être aussi le terreau.

Certaines situations spécifiques de stupidité fonctionnelle font appel à notre inconscient culturel collectif comme le gâchis des ressources (temps, matériels, personnes) ou l’immobilité (de décision, de plan d’action ou de tâches) ou l’agitation sémantique qui veut tout et son contraire voir l’obéissance. On peut être hâtif dans le jugement de bureaucratie excessive quand certains marchés économiques l’imposent (comme dans le secteur aéronautique, médical ou encore financier).

Finalement la stupidité fonctionnelle organisée par les dirigeants est liée au niveau de confiance. Faire confiance aux acteurs de l’organisation à tous les niveaux constitue l’antidote à la bêtise.

Par Harvard Business Review France 

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