Du ping-pong au bureau à la gamification des méthodes de travail, le jeu s’invite dans l’entreprise, rédéfinissant les espaces de travail et les pratiques professionnels.
Le développement des « serious games » n’est pas un phénomène nouveau. Ce qui l’est davantage, c’est la démultiplication de l’usage de ce type de pédagogie par le jeu : tout à la fois modalité d’accompagnement des transformations, espaces dédiés (au jeu) et tendance à la ludification des espaces (reprendre les codes du jeu pour créer des aménagements décalés), le jeu au bureau revêt bien des formes.
Le jeu comme moyen de socialisation et d’apprentissage
Le jeu est le premier moyen par lequel nous sommes entrés en relation avec l’autre ; le camarade de crèche, puis de classe. Il nous sert depuis toujours à établir des contacts sociaux. Selon le pédiatre et psychanalyste anglais Donald W. Winnicott, le jeu favorise la communication avec les autres, stimule la sociabilité et renforce les connexions humaines, car il « fournit un cadre pour le début des relations affectives et permet aux contacts sociaux de se développer » (« L’Enfant et le monde extérieur », Payot, 1989).
Pour l’historien néerlandais Johan Huizinga, jouer est à ce point un facteur de culture qu’il a proposé, en 1938, la notion d’Homo Ludens, « l’homme qui joue ». Pour finir, ajoutons que le jeu est une figure privilégiée du lien entre curiosité et imagination : « On peut sans doute déterminer plusieurs causes qui nous poussent à jouer ; la curiosité en est indéniablement une, voire une cause primordiale car l’énergie qui le constitue permet, en s’accomplissant dans des jeux, de libérer une tension en s’évadant du sérieux de la vie courante, en s’échappant dans un espace et un temps étrangers à leurs cours ordinaire », écrit ainsi la philosophe Annie Ibrahim (« Qu’est-ce que la curiosité ? », Collection Chemins philosophiques, VRIN, 2012).
Le sujet de l’importance du jeu dans nos vies est donc loin d’être anecdotique. Pour adopter un autre prisme, on peut citer ce qu’écrit à propos du jeu l’auteur mexicain Dom Miguel Ruiz : « les enfants explorent le monde. Ils n’ont pas peur de jouer. Notre tendance humaine naturelle est de jouir de la vie, de jouer, d’explorer… » (« Les Quatre Accords Toltèques », Éditions Jouvence, 1999).
Le jeu et le manager
Il n’est donc pas surprenant que le processus de « gamification » ait progressivement envahi de multiples sphères de la vie courante. Des espaces publics aux établissements scolaires, en passant par les parcs de loisirs et les aéroports, il a aussi gagné le secteur hospitalier, les musées, les universités (notamment pour la formation de doctorants) et le monde de l’entreprise. Dans le champ managérial, les jeux sérieux sont ainsi utilisés pour recruter, évaluer, innover, former, sensibiliser ou encore renforcer la cohésion d’équipe et créer de la convivialité. Le « nudge » en est souvent le ressort : il s’agit d’influencer positivement les comportements – promouvoir l’égalité homme-femme en entreprise, ne plus jeter ses mégots dans la rue, emprunter les escaliers et non les escalators, etc. (« Jouez l’innovation ! La méthode Cubification », de Hélène Michel, Pearson, 2017).
Si l’on s’intéresse plus spécifiquement à ce sujet du jeu au travail, il faut distinguer la « ludification » de la « gamification » (néologisme et anglicisme apparu au début des années 2010) : la première « caractérise l’importation de jeux sur le lieu de travail » (on introduit ici « au bureau » un état d’esprit, une posture… au travers d’artefacts, d’aménagements et d’espaces dédiés), tandis que la seconde désigne le fait que « l’activité de travail elle-même fonctionne comme un jeu » (l’usage du Game Design dans un contexte qui n’est pas le jeu, mais bien le travail) (« L’ascension du jeu au travail : The gamification of Work, en théories et en pratiques », de Quentin Ravelli, Travailler, 2018).
Le jeu dans les espaces de travail
Dans le domaine du design des espaces professionnels, on observe ainsi une démultiplication des usages du jeu sous forme de ludification : les codes du jeu, souvent associés à l’univers de l’enfance, sont détournés ; des couleurs vives, des mobiliers aux formes plus rondes et infantiles, des jouets tels que des toboggans ou des tables de ping-pong, font leur apparition. Le jeu est ici un élément du décor, un élément d’ambiance et d’agencement. Il participe d’une volonté, celle de favoriser un état d’esprit plus « cool », plus fun.
Ce premier usage du jeu a du sens lorsque la volonté de l’organisation est de changer son image, d’impulser une transformation : grise, terne, voire austère, l’entreprise souhaite passer de l’ère de l’ORTF à celle des plateformes en ligne. Destinée tout autant à l’interne qu’à l’externe, cette stratégie de décalage peut avoir son intérêt – tant qu’elle ne se résume pas à un simple « gimmick ».
Il existe ainsi une déclinaison intéressante de ce premier usage : celui qui consiste à mobiliser les ressorts ludiques dans la signalétique, le mobilier et l’ambiance générale pour créer des marqueurs identitaires ; c’est-à-dire des indices tangibles exprimant la culture, les valeurs, et l’histoire de l’entreprise.
À Lyon, sur le campus de LDLC, on va ainsi trouver une signalétique qui évoque la bande dessinée (pour mieux identifier les extincteurs), et qui reprend, plus globalement, l’imaginaire et les codes graphiques des jeux vidéo (notamment ses pictogrammes). Les sièges des collaborateurs sont de la marque Corsair, icône bien connue des « gamers ». Dans une entreprise « de geeks qui s’adressent à des geeks », cela fait sens.
Deuxième usage déjà bien répandu, celui des espaces de pause et de détente dans lesquels sont proposés des jeux sur écran, des jeux de plateaux, des jeux d’arcade, des flippers, voire, comme c’est le cas sur le campus de LDLC, un véritable bowling.
Troisième usage, et une belle illustration en est encore livrée par le campus LDLC : la mobilisation du jeu, en l’occurrence de jouets, pour célébrer l’emménagement, en garder une trace, vivre ensemble une expérience ludique. Le « D-day », les collaborateurs étaient invités en effet à piocher dans des bacs pour créer, avec des Lego®, leur avatar. Dans le hall de l’entreprise, au cœur de l’espace Café, l’ensemble des personnages sont depuis visibles sur des étagères. Le storytelling qui accompagne cette expérience est intéressant : nous sommes tous différents, mais unis par cette même expérience.
Quatrième usage, encore émergent : celui des « playgrounds », c’est-à-dire des espaces entièrement dédiés à l’invention, au codesign et à la créativité, qui s’appuient sur les principes de la gamification. On en trouve un bel exemple sur le site du GEM Labs de Grenoble Ecole de Management. Pensé pour cet usage exclusif, animé par une professionnelle (appelée « Playground Manager »), nourri par des travaux académiques, ce lieu permet aux étudiants comme aux entreprises de venir explorer ces formes de pédagogies, et d’en créer pour leurs besoins propres.
Vers une forme d’infantilisation du monde du travail ?
Ceci étant posé, deux écueils évidents se présentent à nous. Le premier concerne l’infantilisation du monde du travail ; le fait que des environnements que l’on peut qualifier de régressifs viennent renforcer une tendance au repli sur l’âge d’or de l’enfance ou de l’adolescence : l’adulescence. A ce premier danger s’ajoute celui qui consiste à dupliquer, encore et toujours, les mêmes formules : ajouter un toboggan par-ci, un babyfoot par-là, est devenu une facilité dont trop d’architectes d’intérieur et de designers abusent (« Jouez ! Le travail à l’ère du management distractif », de Stephane Le Lay, CNRS éditions, 2023).
Comme le souligne très justement la designer néerlandaise Rosan Bosch à propos du siège social de Lego® : « Le toboggan est surtout un geste symbolique. Ce n’est pas un moyen d’aller d’un point A vers un point B, c’est, comme d’autres éléments du design, une incitation à penser d’une manière ludique et non conventionnelle. » S’il a naturellement sa place dans une école, ou plus généralement dans un espace dédié aux enfants, son importation dans le champ du bureau pose question. Le retrouver à Billung (Danemark), chez Lego®, a du sens compte tenu du métier de l’entreprise ; mais ailleurs, cela peut interroger (« La créativité est-elle inhérente à l’espace de travail d’aujourd’hui ? », de Manon Villarroel Quinteros, ENSA Nantes, 2019).
Des espaces à la gamification des modes de travail
Dans un tout autre registre, on va retrouver l’usage de jeux sérieux et de jeux grand public dans les modalités d’accompagnement au changement. Le Workplace Game©, créé au Pays-Bas il y a près de vingt ans, constitue ici une illustration intéressante. Disponible en plusieurs langues, dont le français, il a été créé par l’Université de Delft. Il permet de faire travailler un collectif tout autant sur les nouvelles formes (hybrides) de travail que sur la définition des « règles de vie » qui vont prévaloir dans les futurs environnements de travail – entre autres usages. Son principal atout réside dans la conversation qui s’engage entre managers, et qui peut soit converger, soit diverger – l’essentiel n’étant pas d’aboutir nécessairement à une position commune, mais d’échanger.
Des jeux grand public peuvent également être mobilisés, pour de nombreux usages : faire travailler une équipe dirigeante sur ses rituels (comment donner goût au « retour au bureau »), créer un temps d’inclusion (chacun pouvant se présenter au travers d’une carte), ou encore permettre l’expression d’objections et d’arguments positifs sur le sujet traité par la conduite du changement. Cela se pratique, notamment, chez Michelin. Pour Gérard Munier, qui a initié et piloté le programme « Active Office » jusqu’en décembre 2023 au sein de l’entreprise, « une telle pédagogie a notamment pour mérite d’aller challenger les équipes sur le terrain des émotions, du plaisir, et moins sur celui de l’ingénierie et de la technique. »
Ici, les ressorts de la gamification servent donc le métier de la conduite du changement, en créant des expériences décalées, qui facilitent la mise en discussion de problématiques épineuses, autrement plus difficiles à aborder. Ils servent à « embarquer » un collectif, et à susciter des conversations autour de grands enjeux, comme de questions très concrètes.
Comme le souligne très justement Emmanuelle Savignac, anthropologue, chercheuse au Cerlis et maître de conférences à la Sorbonne nouvelle : « la force du jeu, c’est qu’il entraîne en dédramatisant » (« La gamification du travail. L’ordre du jeu », ISTE éditions, 2017). Le jeu favorise aussi le pouvoir de dire via son « potentiel immersif », nous explique de son côté la sociologue Marie-Anne Dujarier.
De la facilitation à la transformation
Si le jeu en tant que levier facilitant une transformation — en tant qu’instrument —, est une évidence, ne nous y trompons pas : il s’agit bien ici de le considérer non seulement comme un outil, mais aussi et surtout comme le changement lui-même. Le jeu est ainsi un élément, un milieu ou un champ dans lequel le changement peut s’opérer.
Pour le dire plus simplement, ce n’est pas tant le livrable ou le résultat du jeu qui compte, mais bien ce qui s’est passé durant la séquence, au travers des échanges entre les participants comme dans l’intimité de chacun. Le changement, ce n’est pas une destination, mais un cheminement individuel et collectif.
Par Harvard Business Review
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