La configuration « plateforme » est idéale pour allier efficacité, diversité d’unités et ouverture aux nouveaux écosystèmes.
Tout nouveau contexte se doit de mettre en perspective les modes d’organisation. La vie des affaires est aujourd’hui marquée par de nouvelles formes de volatilité et par la succession de crises peu prévisibles. Les actifs et technologies numériques sont devenus incontournables et structurantes, quelle que soit la taille ou le secteur. Les périmètres d’activité et les modèles économiques sont plus que jamais façonnés par la fonctionnalité clients (développement d’une économie de l’usage) et par l’impact sociétal.
Au-delà de la détermination d’un espace de marché, les logiques stratégiques gagnantes doivent dès lors intégrer au premier plan l’insertion au sein d’écosystèmes à géométrie variable. Plus que des logiques uniformes, les entreprises sont confrontées à la nécessaire diversité des propositions de valeur en leur sein et à la réinvention de plus en plus fréquente de leurs business models. Les organisations montrent des difficultés à suivre ces nouveaux rythmes.
Les organisations fonctionnelles et divisionnelles sont toujours très présentes
L’étude de la composition des équipes de direction est très révélatrice de l’architecture dominante des modes de décision et d’action. La répartition en responsabilité fonctionnelle (production, commerce, finance, etc.) reste la configuration de base de nombreuses ETI, y compris lorsque plusieurs unités opérationnelles coexistent. La transversalité préside trop peu à la « mise en ordre de bataille ». La logique des « silos » l’emporte trop souvent sur l’orientation client. La scalabilité des actifs pour suivre le potentiel de croissance constitue par ailleurs un enjeu fréquent.
Les groupes, quant à eux, sont connus pour leur organisation divisionnelle en « business units », elles-mêmes, le plus souvent, sous l’emprise des silos fonctionnels. Une forme de gouvernance interne entre le « corporate » (souvent sacralisé en lieu de pouvoir central) et les unités s’installe comme un schéma dominant. Les tentatives fréquentes de matrice entre critères (fonctions, géographies, lignes de produits, etc.) n’améliorent pas la lisibilité, la canalisation des énergies vers les propositions de valeur aux clients et l’agilité.
La configuration en plateforme permet de dépasser les syndromes fonctionnels et divisionnels
La mise en commun d’actifs et d’opérations au sein d’une plateforme transversale à plusieurs unités n’est pas une approche nouvelle. Les constructeurs automobiles utilisent depuis longtemps des plateformes industrielles dédiées à un type de véhicule et partagées par plusieurs unités et marques. Cependant, l’essor des actifs numériques met en lumière cette logique de manière nouvelle et incontournable (« Platform strategy », de Laure Claire Reillier et Benoit Reillier, Routledge, 2017).
Le terme même de « plateforme » est intrinsèquement lié au monde numérique, qu’il s’agisse des systèmes d’exploitation, des infrastructures ou des données. Il existe une complémentarité naturelle entre les actifs hébergés sur des plateformes, qui soutiennent une variété de services applicatifs, et des opérations plus immédiates. Il est désormais courant de parler de l’utilisation de plateformes logicielles, de données et d’IA pour soutenir ces services et opérations.
En outre, le terme « plateforme » est largement utilisé, selon une logique plus ciblée que celle évoquée dans cette chronique, pour décrire les nouveaux modèles économiques de transaction rendus possibles par le numérique, comme Airbnb, Leboncoin, Spotify, etc.
La prégnance du numérique et de ses corollaires (la dématérialisation, l’agilité, l’ubiquité, l’interconnexion) se doit d’être transposée dans le design des organisations d’ensemble. Le passage à des configurations « plateforme » s’affirme assez logiquement (« Platforms! Why Now ? », de Jaap Backx, Julia Madden, Benjamin Rehberg, et Andrew Toma, BCG, 2023).
Le schéma de base est visualisé ci-après :
LA CONFIGURATION « PLATEFORME »
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Le visuel met en lumière les avantages clés de la plateforme :
- L’intégration facile d’une variété de propositions de valeur, et la possibilité de configurations à « géométrie variable » – par exemple par l’ouverture de la plateforme à des partenaires de l’écosystème ;
- La recherche d’efficience et d’effets de leviers, par la mutualisation d’actifs et d’opérations, ainsi que l’accès à des actifs « externes » (par exemple, proposition d’infrastructure as a service par les acteurs du cloud) ;
- La fluidité nécessaire des flux et contrats de service entre la plateforme et les unités, mais aussi potentiellement entre les business units pour des initiatives communes : innovations sur des nouvelles propositions, etc.
Cette logique est déjà adoptée par nombre d’entreprises, indépendamment de leur taille et de la nature de leur activité (« Platform Revolution: How Networked Markets Are Transforming the Economy and How to Make Them Work for You », de Geoffrey G. Parker, Marshall W. Van Alstyne et Sangeet Paul Choudary, W. W. Norton & Company, 2016).
Le Groupe ADEO a, par exemple, mis en place une Plateforme Habitants Particuliers (P.H.P.) qui centralise et mutualise des actifs physiques, numériques et de savoir-faire. Cette plateforme est dédiée à la recherche et à la sélection d’offres pour les différentes enseignes du groupe, telles que Leroy Merlin, Weldom et Saint Maclou. La P.H.P. permet de mettre en place des collaborations entre les enseignes pour la promotion de nouveaux services, notamment ceux assurés par des artisans.
Le groupe industriel Bosch a été étudié pour ses innovations organisationnelles, notamment la mise en place de plateformes IoT (Internet des Objets) au service de ses différentes solutions technologiques. Ces plateformes couvrent divers domaines tels que l’habitat connecté, la mobilité et les processus industriels (« Key Lessons from Bosch for Incumbent Firms Entering the Platform Economy », de Daniel Hodapp, Florian Hawlitschek, Felix Wortmann, Marco Lang et Oliver Gassmann, MIS Quarterly Executive, 2022).
Mieux distinguer gouvernance « corporate » et mutualisation
La configuration « plateforme » ne se limite pas à un nouveau design organisationnel. Il s’agit avant tout d’une évolution culturelle, qui valorise de nouveaux types d’actifs et de savoir-faire, ainsi que de nouvelles formes de coordination.
On observe une distinction plus précise entre :
- des fonctions dites « régaliennes » qui garantissent la relation d’agence avec les actionnaires et les autres parties prenantes clés. Elles sont garantes des fondamentaux et des orientations « corporates », ainsi que de l’allocation des ressources entre les unités.
- des services « plateforme » qui sont mobilisés selon une logique de prestation, le plus souvent auprès de « business units internes ».
En pratique, la logique n’est pas toujours évidente. La distinction entre transversalité et position « supra » n’est pas toujours claire. En fonction des actifs et des savoir-faire « plateformisés », ainsi que des besoins d’agilité, il s’agit de concevoir et de piloter des modes de coordination et de transaction adaptés. De nombreux groupes ont déjà une certaine expérience dans ce domaine (notamment avec des Centres de Services Partagés).
Des principes n’en sont pas moins à constamment considérer tel que :
- la formulation et l’animation de propositions de valeur des plateformes vers les unités destinataires, approche qui se doit d’être plus engageante que les classiques « contrats de service » ;
- l’itération sur la co-construction des modalités de coordination selon une cadence adaptée (par exemple trimestrielle) aux nouveaux enjeux d’agilité notamment liés aux technologies numériques ;
- l’ouverture constante aux opportunités que présente l’écosystème en termes de fluidité des frontières et de nouveaux partenariats, pour mieux répondre aux missions des unités.
L’application de ces principes montre que la transition vers une configuration plateforme ne se résume pas à une simple modification des modes d’action collective.
Vers une transformation identitaire
Arthur Sadoun, Président du directoire de Publicis, résume parfaitement la transformation en cours : « Nous sommes passés d’une holding company à une plateforme, avec l’idée de casser les silos entre tous les métiers du groupe ». Le lancement récent de la plateforme interne d’intelligence artificielle « CoreAI » illustre la capacité d’initiative, à la fois stratégique et organisationnelle, de ce groupe, qui lui permet de rester résilient dans une industrie publicitaire confrontée à de nombreux défis.
En conclusion, les actifs numériques et l’agilité sont au cœur du nouveau contexte de la vie des affaires. Cette réalité bouleverse les modèles organisationnels traditionnels et incite à adopter une logique plateforme. Cependant, il reste crucial de différencier la mutualisation des actifs au service des unités opérationnelles, de la gouvernance « corporate ».
Chaque dirigeant a la responsabilité de s’investir dans cette nouvelle ère et d’explorer de nouvelles opportunités, comme le développement de collaborations entre plateformes (« How Dr. Oetker’s Digital Platform Strategy Evolved to Include Cross-Platform Orchestration », de Patrick Rövekamp, Philipp Ollig, Hans Ulrich Buhl, Robert Keller, Albert Christmann, Pascal Remmert et Tobias Thamm, MIS Quarterly Executive, 2022).
Cette évolution soulève enfin nombre de réflexions sur les types de leaders à même d’orchestrer ces nouvelles identités plus ouvertes et complexes.
Par Denis Dauchy
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