Les entreprises ont défini leurs raisons d’être, mais la quête de sens subsiste. Il est temps de passer d’une approche descendante à une démarche inclusive, pour que chacun trouve sa « raison d’en être ».
À première vue, le succès de la loi PACTE, promulguée en 2019, ne fait aucun doute. Cette loi offre aux entreprises la possibilité de se doter d’une raison d’être intégrant leur impact sociétal, et une étude du BCG indique que 70 % des sociétés du CAC 40 ont saisi cette opportunité. Un véritable plébiscite. Cependant, une analyse plus approfondie de la réalité vécue au sein des entreprises révèle un tableau plus nuancé. Ainsi, moins d’un tiers des salariés (33 %) connaissent la raison d’être de leur entreprise. Pour beaucoup, elle semble être un vague idéal, voire un simple slogan marketing.
Les salariés aspirent pourtant à contribuer aux transformations sociales et environnementales de notre époque. En effet, une étude réalisée par Opinionway pour l’Anact révèle que 92 % des collaborateurs considèrent qu’un travail « ayant du sens » est un travail effectué en « accord avec leurs valeurs ». De plus, 77 % des répondants estiment qu’un travail ayant du sens est un travail ayant un impact positif sur l’environnement.
Comment expliquer, dès lors, que malgré les avancées récentes introduites par la loi PACTE, seulement 7 % des employés français sont considérés comme réellement « engagés » dans leur travail ? Comment expliquer qu’ils figurent parmi les travailleurs les moins engagés d’Europe (« State of the Global Workplace », Gallup, 2023) ? Comment comprendre ce paradoxe ?
Une réussite mitigée de la transformation des entreprises par la raison d’être
Si la mise en mouvement des entreprises autour de la prise en compte de leur rôle social et environnemental est une réalité impulsée par de nombreux décideurs, celle-ci peine à être partagée par l’ensemble des salariés. Pire encore, elle a souvent engendré des attentes élevées chez ces derniers, qui se confrontent ensuite à un décalage entre les promesses formulées et la réalité quotidienne du travail. Dans le même temps, le Président de la République Emmanuel Macron, a plusieurs fois exprimé sa volonté de « redonner du sens au travail », considérant qu’il s’agit bel et bien d’une attente fondamentale des salariés français.
Force est de constater que l’élaboration des « raisons d’être » n’a eu, jusqu’à présent, qu’un impact infime sur le bien-être et l’engagement des salariés au quotidien. Cette observation rejoint les conclusions d’une étude qui souligne l’absence de corrélations positives significatives entre la mise en place de politiques RSE et le sentiment de sens au travail. (« Redonner du sens au travail – Une aspiration révolutionnaire », de Coralie Pérez et Thomas Coutrot, Seuil, 2022).
Comment aller plus loin en renforçant la raison d’en être des collaborateurs ?
Le sujet de la raison d’être au travail ne peut se limiter à de grands discours. Il est crucial d’aller plus loin, et de passer à une deuxième étape qui place le salarié au centre et lui offre une véritable motivation pour s’investir — une bonne raison « d’en être ». Seule une révolution organisationnelle et managériale qui place l’individu au cœur de l’organisation permettra d’accomplir ce changement. Cette transformation profonde doit permettre au collaborateur de prendre conscience et de vivre sa propre raison d’être au quotidien, à l’échelle de son métier, de son poste de travail et de son équipe. C’est la thèse centrale d’un ouvrage publié en 2021 par un groupe de DRH du CAC 40/SBF 120 (« Le sens, ADN de l’entreprise responsable », cercle Societhics, Diateino).
En France, plus de 7 métiers sur 10 sont en tension. Cela fait plus de 10 ans que le pays n’a pas connu un tel déficit de main-d’œuvre et un nombre de métiers en tension aussi important. Rarement le niveau de turnover n’a été aussi grand et le désengagement autant partagé. Il est donc temps de changer d’échelle et de passer de la « raison d’être d’entreprise » à la prise en compte des « raisons d’être individuelles » — en interrogeant ce qui fait sens dans un processus dialectique entre l’individuel et le collectif.
Si la loi Pacte a permis de libérer une partie des énergies, il reste encore un long chemin à parcourir pour véritablement impliquer les collaborateurs. Pour ce faire, il est crucial de renouer avec une approche centrée sur l’humain et ses spécificités, après des décennies où cet aspect a été négligé. Ce changement de paradigme est essentiel pour garantir la pérennité des organisations et leur succès économique futur. Pour mener à bien ce processus, il est indispensable de tenir compte de la volonté de sens qui s’exprime à l’échelle individuelle (« Nos raisons de vivre, à l’école du sens de la vie », de Viktor Frankl, Interéditions, 2021).
Prendre en compte cette volonté de sens, c’est d’abord interroger sa raison d’être individuelle. C’est offrir à chacun un temps de réflexion et d’introspection. C’est reprendre chaque poste de travail, chaque métier, pour repenser l’organisation des tâches au quotidien, tenir compte des interactions humaines et sociales et retravailler les contours du métier. C’est capitaliser sur les principaux facteurs de sens au quotidien : le sentiment d’utilité, la possibilité d’effectuer un travail de qualité, la volonté de se donner pour quelque chose de plus grand que soi en accord avec ses valeurs. C’est conjuguer soutien et autonomie, redonner à chacune et chacun son désir et son pouvoir d’agir et la fierté du travail bien fait. C’est, enfin, faire en sorte que chaque individu puisse se reconnaître dans la vision et la stratégie qui est fixée, parce qu’elle est partagée et parce qu’il a le sentiment au quotidien de pouvoir y contribuer (« Employés d’abord, clients ensuite », de Vineet Nayar, Diateino, 2018).
Lorsque toutes ces conditions sont réunies, la « magie humaine » décrite par Hubert Joly dans son ouvrage « L’entreprise une affaire de cœur » (Plon, 2022) peut se manifester. Professeur à Harvard et ancien P.-D.G. de Best Buy, ce dernier a réussi à redresser l’entreprise américaine en plaçant le sens et l’humain au cœur de son organisation.
Une remise en cause de l’ADN de l’entreprise
Cette révolution du sens en entreprise nécessite que chaque manager engage une introspection profonde. Cette démarche réflexive leur permettra de cerner leurs propres motivations au travail et d’acquérir la posture et l’écoute nécessaires pour répondre aux aspirations de leurs équipes. Répondre aux attentes de sens des collaborateurs implique ainsi de comprendre les facteurs qui nourrissent leur motivation individuelle. Il s’agit d’analyser comment chaque métier et chaque situation de travail peuvent contribuer à l’accomplissement personnel de chacun. En accordant aux managers une autonomie suffisante, l’entreprise leur permet enfin d’adapter leur style de management et l’organisation du travail en fonction de ce qui fait sens pour les collaborateurs (« Ingénierie des libertés », de Michel de Virville, Maurice Thévenet et Charles-Henri Besseyre des Horts, Vuibert, 2022).
À l’heure où les remises en question des salariés sont légion, la quête de sens est devenue pour beaucoup une priorité qui trouve souvent sa réponse dans la volonté de changer de carrière. 92 % des répondants dans une enquête menée fin 2021 se déclarent « en quête de sens ». Plus précisément, 50 % se posent des questions et 42 % ont déjà entrepris une transition professionnelle.
Un des écueils du management ayant entraîné cette remise en question trouve son explication dans le fait que l’on a appris aux Français comment faire leur travail et non pourquoi. Les objectifs et performances ont ainsi souvent occulté le sens. Comme le souligne depuis plus d’une dizaine d’années le sociologue François Dupuy, les entreprises ont considérablement développé des pratiques de reporting, qui tuent la création de sens chez les individus (« Lost in Management », Seuil, 2011).
Une décennie plus tard, Gary Hamel et Michael Zanini ont formulé des observations similaires dans leur ouvrage « Humanocratie » (Diateino, 2021). Ils y dénoncent les conséquences néfastes de la bureaucratie omniprésente au sein des entreprises, qu’elles soient de petite ou grande taille, avant de proposer des pistes concrètes pour éradiquer cette bureaucratie.
Prendre en considération la spécificité humaine pour en faire la principale richesse d’une entreprise, c’est être à l’écoute de ce que le psychiatre autrichien Viktor Frankl, dans son ouvrage « Le thérapeute et le soin de l’âme » (Interéditions, 2019), appelle l’âme humaine. C’est finalement écouter la volonté de sens du collaborateur, et sa capacité à se dévouer à une cause plus grande que lui-même. Tel est le défi auquel doivent répondre aujourd’hui les entreprises, en remettant en cause leur ADN pour faire face à la crise du sens actuelle. Une crise qui représente également une formidable opportunité de se transformer de l’intérieur.
Par Charles-Henri Besseyre des Horts,Yohann Marcet
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