Un collaborateur « dispensable » n’est pas un collaborateur inutile, bien au contraire : il a su partager ses compétences et organiser son travail pour que son absence n’impacte pas l’entreprise.
Imaginez cette situation somme toute réaliste : nous sommes mi-janvier et vous enchaînez les entretiens individuels. L’un de vos collaborateurs vous demande une augmentation. Il justifie sa requête par ses performances accrues cette année et son rôle devenu indispensable au sein de l’entreprise.
Attardons-nous sur cet argument : parce qu’il est « indispensable » à l’entreprise, à l’équipe, vous devez l’augmenter. Parce qu’il met l’entreprise et l’équipe sous l’emprise de son rôle dont il est l’unique dépositaire, il faudrait négocier cette récompense.
Et si vous faisiez l’inverse ? Et si vous récompensiez plutôt les collaborateurs qui s’efforcent de ne pas être « indispensables », autrement dit, d’être « dispensables » ? En d’autres termes, ceux qui se sont organisés pour que leur travail se poursuive même en leur absence (arrêt maladie, démission).
Une idée contre-intuitive, mais innovante
Un collaborateur qui cherche à se rendre indispensable aura tendance à garder pour lui son expertise, ses connaissances acquises grâce à la veille informationnelle et ses projets de développement. A contrario, un collaborateur dispensable adopte une approche plus ouverte et collaborative, en partageant ses connaissances, afin de nourrir le collectif.
Le collaborateur dispensable adopte une attitude coopérative, tandis que son collègue indispensable peut aller jusqu’à se mettre en compétition avec sa propre équipe. Le travail du « dispensable » s’inscrit en harmonie avec l’ensemble de l’équipe, alors que « l’indispensable » reste prisonnier de son ego.
Posez-vous la question. Où se trouve pour vous la valeur d’un collaborateur ? Dans la dispensabilité ou dans l’indispensabilité ? Un collaborateur qui assure la transmission et la durabilité de son poste n’a-t-il pas plus de valeur que celui qui emporte tout avec lui du jour au lendemain ? Vous pouvez repenser tout ou partie de vos critères de rémunération selon ce prisme et valoriser ainsi ceux qui se rendent dispensables.
DISPENSABILITÉ, DÉFINITION
Qualité d’un collaborateur ou d’une fonction au sein d’une organisation qui, par la mise en place de pratiques collaboratives, de partage de connaissances et de développement de compétences transversales, assure la continuité de ses activités, même en son absence.
Un collaborateur « dispensable » contribue à la formation et à l’autonomisation de ses collègues, favorisant ainsi une culture d’entreprise axée sur l’apprentissage mutuel, l’innovation ouverte et la sécurité organisationnelle.
Cette définition cherche à capturer l’idée que, contrairement à l’interprétation habituelle qui pourrait associer la dispensabilité à une certaine forme d’inutilité ou de remplaçabilité négative, dans ce contexte, elle représente plutôt une valeur ajoutée significative pour l’entreprise. Elle souligne l’importance de la collaboration, de l’autonomie et de la capacité d’adaptation, qui sont des atouts majeurs dans le monde professionnel contemporain, en particulier dans des secteurs innovants ou en rapide évolution.
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Comment accompagner vos collaborateurs à devenir dispensables
Cette idée contre-intuitive n’est évidemment pas simple à faire comprendre à vos collaborateurs. Il va vous falloir un peu de temps et un peu de process.
Commencez par réfléchir pour vous-même. Notez ce sur quoi vous avez l’impression d’être indispensable. Sur un des points que vous identifiez, osez. Osez laisser l’entière responsabilité au collaborateur qui vous semble avoir l’appétence et la compétence pour. Vous avez peur ? Formez si besoin puis identifiez des points de contrôle. Et osez. Osez faire. Osez lâcher prise sur vos prés carrés pour les ouvrir aux autres. Osez montrer l’exemple. RH, gestion financière, tout est possible à partir du moment où vous le décidez.
Avec les collaborateurs, commencez par mettre en place des temps de partage de compétences. La dispensabilité est effectivement cruciale sur les notions de métiers parce que ce sont des points en tension dans l’entreprise.
Prenez par exemple une agence digitale dont l’équipe est composée d’un graphiste, d’un développeur et d’un vidéaste. Grâce à une bonne documentation des process et une bonne formation interne, dans cette équipe, chacun est capable d’aller faire un grand nombre de tâches des deux autres. Formation, temps ritualisé de partage ou même stage interne, tout est possible pour y arriver.
Vous pouvez également recruter des collaborateurs qui ont une compétence principale et deux compétences complémentaires avec vos autres collaborateurs. Le partage de connaissances ne doit pas être perçu comme une perte, mais plutôt comme un investissement. En effet, transmettre une information à une autre personne crée une « créance informationnelle ». La personne qui reçoit l’information se sentira moralement et socialement tenue de partager à son tour ses propres connaissances, établissant ainsi une relation de réciprocité vertueuse, selon la logique du « don contre-don » (« Construire les compétences collectives », de Guy le Bortef, Eyrolles, 2018).
La dispensabilité est applicable sur bien d’autres thématiques. Prenons l’exemple d’une personne qui, sans que ce soit dans sa fiche de poste, est à l’initiative de la plupart des temps de convivialité dans l’entreprise. Que se passerait-il si cette personne quittait l’entreprise ou était absente pendant une longue période ? Cette compétence sociale doit pouvoir perdurer dans l’entreprise.
Il est donc essentiel de se poser la question « Que manquerait-il si untel partait ? », et d’identifier les moyens de pallier son absence. Pour ce faire, il est possible d’intégrer dans les entretiens annuels des critères d’évaluation spécifiques à la « dispensabilité individuelle » de chaque collaborateur. En phase d’expérimentation, il est dans ce sens intéressant de proposer à chaque collaborateur de définir un premier objectif concret sur lequel il concentrera ses efforts afin de devenir davantage « dispensable ».
Les limites à l’implémentation de la dispensabilité dans l’entreprise
Le principal risque est que les collaborateurs confondent dispensabilité et remplaçabilité, ce qui pourrait les conduire à craindre cette nouvelle politique interne. Cette situation est particulièrement susceptible de se produire dans les grandes entreprises, les secteurs en restructuration permanente ou les organisations axées sur les résultats individuels.
Les collaborateurs peuvent également confondre manque et dispensabilité : si on ne manque pas aux autres, cela ne signifie pas qu’on est inutile. Et aujourd’hui grand nombre de personnes ont besoin de se sentir utile.
Pour pallier les risques et les limites de la dispensabilité, le dirigeant (ou le leader) doit correctement communiquer sur le sujet. Il doit afficher sa volonté sur le sujet de manière douce avec un discours à la fois courageux et sécurisant puis former les équipes sur des points de progrès et enfin valoriser ces points de progrès. Au lieu de diriger un orchestre avec une partition rigide, adoptez la flexibilité d’un groupe de jazz : chaque individu, guidé par une séquence initiale simple et répétitive, serait ainsi libre d’explorer son potentiel et de repousser ses limites. (« Les postures éducatives. De la relation interpersonnelle à la communauté apprenante », de Guy Le bouedec, Titoun Lavenier et Luc Pasquier, L’Harmattan, 2016).
Dans votre entreprise, expérimentez dans un premier temps la dispensabilité sur des sujets peu conflictuels, observez-la sur des sujets sans enjeu majeur avant d’aller la mettre en œuvre sur des thématiques qui demanderont plus de préparation.
Des résultats concrets
Rendre vos collaborateurs dispensables va accroître la cohésion du groupe pour former un tout, assurer de la flexibilité à l’organisation, augmenter le partage (d’information, de savoir, de culture), apporter de la sécurité au salarié comme à l’employeur, développer une maturité dans les relations humaines au sein de l’entreprise.
L’idée d’une réussite collective plutôt qu’individuelle, au sein d’une communauté unie par un objectif commun, est également mise en avant par le chercheur en organisation du travail Frédéric Laloux. Il la caractérise comme l’élément fondamental d’un modèle organisationnel qu’il a baptisé les « entreprises opales ». Ainsi, la réussite n’est plus l’affaire d’individus isolés, mais celle d’une communauté entière travaillant de concert vers un but partagé. Chacun est invité à apporter sa pierre à l’édifice, non pas en se rendant indispensable, mais en contribuant à un environnement où la contribution de chacun est valorisée et où la collaboration est la clé du succès (« Reinventing Organizations – Vers des communautés de travail inspirées », de Frédéric Laloux, Tredaniel, 2014).
Grâce à la dispensabilité, l’entreprise devient une organisation apprenante, capable de s’adapter aux besoins présents et futurs. Les collaborateurs se transforment en leaders du partage, diffusant leurs connaissances et compétences au sein du groupe.
En cas de départ ou d’absence d’un membre, le collectif reste performant et opérationnel. La dispensabilité permet ainsi de libérer le plein potentiel du groupe.
Par Aurélien Pasquier
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