Tandis que les démarches de prospective se multiplient, l’entreprise – ses objectifs, son organisation – ne sont que très rarement interrogés. Le recours à la fiction peut permettre d’imaginer de nouveaux modèles difficilement accessibles aux sciences de gestion.
Le monde de l’entreprise a connu, depuis un siècle, un prodigieux développement de théories, de pratiques et d’outils destinés à en optimiser toutes les dimensions. Plus particulièrement, l’entrée en lice dans les années 1970 de la « théorie de l’agence » préfigure l’orientation de l’entreprise vers la création de valeur pour les actionnaires, alors même que ces derniers ne constituent qu’une catégorie de parties prenantes, au même titre que les collaborateurs de l’entreprise, la société civile, etc. (« Theory of the firm : Managerial behavior, agency costs and ownership structure », de Michael C. Jensen et William H. Meckling, Journal of Financial Economics, 1976).
À l’extrême, l’entreprise devient « entreprise-tableur », rationalisant et chiffrant chaque opération dans le but de maximiser la création de valeur actionnariale, souvent au détriment du sens (« L’esprit malin du capitalisme », de Pierre-Yves Gomez, Fayard, 2019). Selon la sociologue Marie-Anne Dujarier, « la critique sociale, à tous les niveaux, nous dit que les dispositifs déployés dans le cadre du management contemporain forment une nouvelle bureaucratie, jugée régulièrement insensée, pathogène et peu performante ».
L’entreprise d’aujourd’hui se trouve comme prise au milieu d’un faisceau de contradictions. D’un côté, les techniques au service de l’efficacité et de l’efficience s’efforcent de réduire le facteur humain à la portion congrue, mais de l’autre, on affirme sincèrement que la valeur de l’entreprise, ce sont d’abord les hommes et les femmes qui la composent. D’un côté, les entreprises affirment, là encore souvent avec sincérité, leur utilité sociale et leur engagement au service d’objectifs qui les dépassent (par exemple les Objectifs de développement durable de l’Organisation des Nations unies), mais de l’autre, le critère déterminant de mesure de la performance reste la valeur actionnariale.
Ces tensions se manifestent au sein des entreprises, qui rencontrent des difficultés à recruter et fidéliser leurs plus jeunes collaborateurs, qui font face à de nouvelles demandes et parfois de nouveaux conflits autour du « sens ». Elles s’expriment autour et à propos d’elles, que ce soit lorsque des militants dénoncent leur action (ou leur inaction climatique), lorsque des financiers et régulateurs les évaluent sur des critères extra-financiers ou bien… lorsque d’autres financiers et régulateurs les accusent de prêter attention à ces mêmes critères.
Peut-être faudrait-il alors interroger le modèle même de l’entreprise ? En effet, celle-ci n’existe sous sa forme actuelle que depuis assez peu de temps. Il semble dès lors raisonnable de penser que cette forme est amenée à changer, que ce soit pour agir dans un monde désormais considéré comme « fini », ou pour tirer pleinement parti des technologies numériques (« Conformer l’économie digitale à un modèle social réinventé », de Christophe Degryse, De Boeck Université, 2017).
L’entreprise, point aveugle des démarches de prospective
S’il existe des équipes (voire des départements) de prospective dans la plupart des grandes entreprises ainsi que des instituts spécialisés, force est de constater que rares sont ceux qui prennent l’entreprise elle-même comme objet d’étude. Et lorsque c’est le cas, les méthodes utilisées pour penser des formes alternatives d’entreprise sont le plus souvent irriguées par les sciences de gestion, ce qui limite nécessairement le champ de l’exploration : on s’interrogera, par exemple, sur le futur du travail ou des modèles d’affaires, sur des formes nouvelles de gouvernance, d’organisation, ou de mesure de la performance.
En revanche, ce qui doit faire tenir ensemble toutes ces transformations, à savoir l’entreprise (ou ce qui lui succèdera), échappe à l’attention et aux travaux des prospectivistes. Notons d’ailleurs que cette difficulté à appréhender les futurs possibles de l’entreprise, vue comme un ensemble multi-dimensionnel, vaut peut-être aussi pour l’analyse de l’entreprise au présent (« L’entreprise, point aveugle du savoir », de Blanche Segrestin, Roger Baudoin et Stéphane Vernac, Sciences humaines, pp.153-163, 2014).
Pour remédier à ce manque de prospective de l’entreprise, le réseau Université de la Pluralité, organisation à but non lucratif dont la mission est « d’explorer et d’ouvrir la possibilité de futurs alternatifs, en mobilisant les ressources de l’imagination », a conçu puis animé « l’entreprise qui vient » — une démarche qui vise à imaginer comment la nature même des entreprises pourrait se transformer, tandis qu’elles sont toutes éprouvées par le dérèglement climatique, les accélérations et les convergences technologiques, la récurrence des crises, ou encore la transformation des attentes des collaborateurs comme celles de la société.
Entre 2020 et 2022, douze groupes composés de représentants d’entreprises et d’autres organisations (notamment syndicales) ont été réunis, en ligne ou en présence, pendant quatre demies-journées.
- Pendant la première demi-journée, les membres de chaque groupe ont partagé leurs propres références fictionnelles sur le futur de l’entreprise, avant de travailler à partir de « facteurs de changement » (politiques, écologiques, sociaux, économiques, etc.) qui invitent à penser que les entreprises du futur seront différentes de celles d’aujourd’hui.
- Les seconde et troisième rencontres ont pris la forme d’ateliers d’écriture créative animés par des auteurs pour la plupart issus de la science-fiction.
- Enfin, le dernier atelier invitait le groupe à réfléchir à sa propre production, afin d’approfondir certaines idées et de commencer à identifier quelques pistes de réflexion ou d’action pour les entreprises d’aujourd’hui.
Tandis que les groupes n’avaient pas pour consigne d’imaginer des entreprises désirables, il leur était par contre demandé d’avoir à l’esprit les « forces de changement » retenues, de laisser libre cours à leur imagination – sous la conduite d’auteurs expérimentés – et de se préoccuper en priorité d’imaginer des récits narrativement cohérents. L’hypothèse sous-jacente était que cette forme de cohérence « interne » aux productions fictionnelles tenait lieu d’approche holistique de l’entreprise, obligeant en effet à prendre en compte l’interdépendance des différentes dimensions qui la composent et à faire émerger et si possible traiter les tensions et contradictions qui l’habitent.
Des nouveaux modèles d’organisation difficilement accessibles aux sciences de gestion
En définitive, les travaux d’écriture ont permis de faire émerger 10 archétypes d’entreprises du futur – ni totalement désirables, ni totalement haïssables, et bien souvent (comme aujourd’hui) aux prises avec des difficultés, des dilemmes et des conflits d’intérêts.
Leur analyse a permis de dégager deux axes structurants le long desquels ils peuvent être répartis.
➤ Le long du premier axe, les archétypes distinguent :
- d’un côté, des entreprises qui se vivent avant tout comme parties prenantes d’une société, préoccupées des impacts de leur activité, voire désireuses de prendre en charge des défis collectifs ;
- de l’autre, des entreprises qui se concentrent avant tout sur la maximisation de leurs revenus et de leurs profits, au nom de la « doctrine Friedman ».
La notion de « politisation » a été retenue délibérément pour désigner le premier pôle. Le travail collectif a en effet bien montré – souvent à la surprise des participants eux-mêmes – que le fait, pour une entreprise, de se donner une « mission » ou une « raison d’être », constituait bel et bien un acte de nature politique et susceptible d’être discuté comme tel à l’intérieur comme à l’extérieur de l’organisation.
Organisation politisée par excellence, la « Corp B », ou « Mission à entreprise », est ainsi une entreprise construite à partir d’un objectif considéré comme d’intérêt général, que d’autres types d’institutions ou d’organisations ne semblent pas en mesure d’atteindre. La mission précède l’organisation, à tel point qu’en principe, l’organisation ne survit pas à la mission.
À l’opposé, la « Mercatrice » se consacre exclusivement à l’extension du domaine de la marchandise en s’appuyant sur la conviction selon laquelle le prix est le meilleur indicateur de la valeur qu’une société accorde aux choses, qu’elles soient matérielles ou immatérielles. Dynamique, hyper-réactive, efficace, innovante, à l’écoute du marché et tout entière tendue vers le succès, la Mercatrice considère que toute autre préoccupation, notamment politique, n’est que distraction ou résistance au changement.
➤ Le long du second axe, certains archétypes sont construits autour du principe selon lequel l’entreprise est avant tout un « projet commun », qui existe grâce à l’adhésion d’un collectif à une vision, une mission, des valeurs, un savoir-faire.
Poussé à l’extrême, le projet commun peut consister, comme c’est le cas dans les « Guildes », à procurer à une certaine catégorie de professionnels un emploi stable (voire à vie) et les conditions de leur développement, tout en assurant leur placement auprès d’organisations qui en ont besoin pour leur activité (et qui sont de plus en plus contraintes de passer par elles pour disposer de certaines compétences) : l’entreprise-collectif humain se sépare alors de l’entreprise productive.
À l’opposé, d’autres organisations reposent sur l’idée de l’entreprise en tant que « dispositif », sous-tendu par les valeurs cardinales d’optimisation de l’organisation et de création de valeur économique.
C’est ainsi que l’« Organisation autonome automatisée » s’appuie sur les technologies numériques pour automatiser la quasi-totalité des tâches et des relations et réduire, jusqu’à peut-être faire disparaître, ses effectifs. Le contrôle de l’entreprise par les actionnaires est absolu, dès lors que chacune de leurs décisions est systématiquement transformée en programme informatique auto-exécutable (smart contract) et que la traçabilité intégrale des opérations est garantie (grâce, notamment, à l’utilisation systématique de blockchains).
S’appuyer sur la fiction pour enrichir les conversations stratégiques en entreprise
« L’entreprise qui vient » est une démarche de prospective créative qui vise à « libérer notre imagination [et à] ouvrir nos esprits à des possibilités radicalement nouvelles ». Elle peut notamment permettre de mettre en récit des formes possibles d’entreprises que les sciences de gestion ne permettent pas de faire émerger – mais dont elles pourraient en revanche aider à penser la mise en œuvre (« Préparer l’enseignement supérieur de gestion aux défis énergétiques et écologiques de l’Anthropocène », de Guillaume Carton et Bertrand Valiorgue, Revue française de gestion, 2023).
En pratique, une entreprise peut s’en saisir en organisant par exemple un atelier dans lequel les participants – membres de l’équipe dirigeante, cadres, collaborateurs – sont placés devant le fait accompli : dans 5, 10, ou 25 ans, leur organisation a pris la forme de l’un des dix archétypes imaginés à l’issue de « l’entreprise qui vient ».
Que s’est-il passé ? Qu’est-ce qui a changé entre aujourd’hui et l’horizon de temps à l’étude ? Quelles ont été les étapes du changement de l’organisation ? Quels messages-clés – points d’attention, propositions, etc. – les participants souhaitent-ils adresser à l’entreprise d’aujourd’hui ? Plongés dans un modèle d’organisation jamais envisagé jusque-là, les participants peuvent alors « regarder le présent et l’évaluer du point de vue du futur », faire le lien avec les défis propres à leur entreprise et imaginer des solutions inédites. Ce dispositif a été testé avec succès dans trois grandes entreprises.
La doctrine Friedman, selon laquelle « la seule et unique responsabilité sociale d’une entreprise est d’utiliser ses ressources et d’entreprendre des activités dans le but d’accroître ses profits », est de plus en plus contestée et jugée contre-productive (voire délétère) car elle ignorerait les conséquences des activités économiques sur l’habitabilité de la planète.
Dans le même temps, l’essayiste et journaliste Naomi Klein considère que « le changement climatique est un échec de l’imagination ». Recourir à la fiction pour concevoir de nouveaux modèles d’entreprise apparaît alors comme un moyen pertinent pour aligner « [les] intérêts économiques, le temps court, avec ceux de la société et de la planète, le temps long ».
Par Thomas Gauthier,Daniel Kaplan,Ingrid Kandelman
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