Par Isabelle Barth
L’apparence physique est l’un des premiers motifs de discrimination et de harcèlement dans les enquêtes de perception, pourtant rarement traitée en tant que tel. Regard sur une discrimination impensée.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Selon le Défenseur des Droits et l’Organisation Internationale du travail, 42 % des personnes actives déclarent avoir été discriminées ou témoins de harcèlement discriminatoire dans leur activité professionnelle. Et c’est l’apparence physique qui est le premier motif cité (40 %).
En 2013 les chiffres de l’enquête du MEDEF « Perception du climat d’égalité des chances » montraient déjà l’ampleur du phénomène. A la question « d’après ce que vous avez pu constater dans votre environnement professionnel, à quelle fréquence selon vous les sujets suivants font-ils l’objet de blagues ou de moqueries (même sans mauvaise intention) ? », l’apparence physique est citée à 50 %, en cumulant « parfois » et « souvent ».
Dans la même veine, 78 % ont répondu que le look était très important ou assez important pour réussir à des postes en contact avec la clientèle, 38 % mettant l’accent sur les critères de beauté et de poids.
Une souffrance souvent invisible mais réelle
Être victime de discrimination ou de harcèlement pour son apparence a des conséquences délétères sur l’estime de soi et la santé en général.
Les personnes qui se sentent discriminées vont mettre en œuvre deux types de stratégie :
- La compensation : elle vise à dépasser le stéréotype auquel l’individu est assigné en se comportant de façon opposée. Ainsi, des femmes en surpoids compensent les attentes négatives dont elles sont victimes en se comportant de manière plus compétente socialement.
- L’autocensure : les candidats qui considèrent qu’ils ne répondent pas à la norme de l’entreprise, s’interdisent de répondre aux offres d’emploi. C’est ainsi que dans certains secteurs d’activité, on retire les piercings ou on camoufle ses tatouages sous des manches longues.
Une discrimination encore trop invisible
Alors que l’apparence physique est un critère reconnu par la loi, les plaintes pour discrimination avec pour motif l’apparence physique sont très rares. La cause ? Elles sont souvent requalifiées : pour racisme (si c’est la couleur de peau), pour mœurs (si c’est la façon de se vêtir ou de se coiffer), pour orientation sexuelle (dans le cas d’un bijou jugé trop féminin pour un homme), pour signe religieux (le port de signes jugés ostentatoires), pour handicap (pour une malformation corporelle).
Pourtant, la vraie cause, c’est cette apparence qui nous colle à la peau et qui nous définit. Car au-delà des caractéristiques physiques, l’apparence est perçue comme une source d’informations sur la personne (« Manager la diversité : De la lutte contre les discriminations au leadership inclusif », d’Isabelle Barth, Dunod, 2018).
Miroir, mon beau miroir
Le mot apparence vient de apparoir avec une influence du latin apparentia, et signifiait « vraisemblance » jusqu’au XIXème siècle. Il puise aussi des racines dans le grec phaino, qui se traduit par : « apporter à la lumière, faire briller » et « apparaître à l’esprit, sembler à son jugement ou à son opinion ».
Légalement, l’apparence désigne l’ensemble des caractères physiques attitudes corporelles et attributs propres à un individu. (« Le physique de l’emploi, l’apparence physique est un critère de discrimination », Défenseur des Droits, 2016)
Elle inclut le capital corporel mais aussi la façon de le mettre en valeur, avec deux ensembles de caractéristiques :
- les caractéristiques manipulables : piercings, tatouages, vêtements, coiffure ;
- les caractéristiques inaltérables : sexe, couleur de peau, traits du visage, taille, accent.
A noter que nous sommes plus bienveillants avec les caractéristiques sur lesquelles nous avons le moins de prise. Ainsi, l’obésité (troisième cause de discrimination à l’embauche) est particulièrement regardée comme relevant de la responsabilité des personnes.
Un sujet vieux comme le monde, mais de plus en plus présent
Déjà Aristote écrivait : « La beauté est la meilleure des lettres de recommandation ». La question de l’apparence commence dès le berceau avec le jeu des ressemblances, continue avec la scolarité où la maîtresse d’école va s’intéresser davantage à l’élève mignon, se renforce à l’âge des premiers jeux de séduction amoureuse, et pèse sur les choix présidant à des évolutions personnelles et professionnelles. Rappelons que l’apparence physique est aussi l’un des premiers motifs de harcèlement scolaire.
Le poids des apparences pèse sur nos existences depuis les débuts de l’humanité, mais il connaît une véritable explosion dans le monde d’images tel que nous le connaissons maintenant. En atteste le développement extraordinaire de l’activité de tatouage, de la chirurgie esthétique ou la multiplication des émissions de relooking, des coaches en apparence, des rubriques de magazines de « fashion police ». Et bien sûr la « mise en scène » de soi qui amène à mobiliser des filtres pour se montrer toujours sous son meilleur jour.
« La beauté cachée, des laids des laids, se voit dans délai délai », pas certain
Tel était le refrain d’une célèbre chanson de Gainsbourg, qui, de notoriété publique, s’est toujours trouvé très laid. Mais il était peut-être optimiste sur notre capacité à aller au-delà des apparences pour trouver la « beauté cachée ».
On s’arrête souvent à la « fameuse première impression » qui nous autorise à juger l’autre et à forger notre jugement sur qui il est et son comportement supposé, enfermés que nous sommes dans nos préjugés puis nos biais de confirmation. Ainsi, des études ont montré que porter des lunettes était associé à la bonté et à l’intellect, être chauve à l’idéalisme et avoir une barbe à l’anticonformisme et à la bonté (« Physical appearance as invisible discrimination », d’Isabelle Barth et Anne-Lorraine Wagner, Emerald Publishing, 2017).
Le fait de porter des vêtements à la mode fait que l’on est perçu comme plus sociable. Pour les femmes, les tatouages évoquent encore la consommation d’alcool et à des mœurs légères (« Le poids des apparences », de Jean-François Amadieu, Odile Jacob, 2005).
Les individus considérés comme attractifs ont ainsi plus de chance d’être recrutés. Entre deux candidats de tailles différentes, 72% des recruteurs choisissent le plus grand car la taille est associée au leadership.
Les recherches soulignent une corrélation significative entre évaluation de l’apparence physique et salaire dans différents pays, en Angleterre comme en Chine. La « prime de beauté » est de l’ordre de 12% en moyenne contre 5 à 10% en moins avec la pénalité laideur (« La société du paraître », de Jean-François Amadieu, Odile Jacob, 2016).
On retrouve partout la surdiscrimination envers les femmes, le physique représentant un capital bien plus important pour elles que pour les hommes, adossé à des siècles de capital socio-économique. Elles sont ainsi bien plus victimes du stéréotype : « beauty is beasty » (la beauté est la bêtise) qui implique que, dans certaines circonstances, la beauté pourrait constituer un désavantage, dans le domaine de l’emploi. On peut prendre l’exemple des postes de libraires pour lesquels l’attractivité devient un critère de discrimination, car elle est associée à la superficialité.
Les actions des entreprises dans le domaine : peut mieux faire
Il faut tout d’abord souligner que l’entreprise n’est pas soumise au bon vouloir de ses salariés en matière d’apparence physique. Dans certains métiers comme le mannequinat ou le spectacle, l’apparence peut constituer un critère de recrutement. C’est également le cas pour des motifs d’hygiène et de sécurité (taille dans le transport aérien), de la même façon, dans le secteur de la restauration, de l’agroalimentaire ou médical, les restrictions imposées aux salariés s’expliquent par les règles d’hygiène de la profession.
Mais il faut le constater, même les entreprises les plus investies dans la lutte contre les discriminations travaillent peu le sujet de l’apparence. On reste très loin des actions menées sur d’autres critères comme le handicap ou l’âge.
Il y a urgence à considérer le sujet, que ce soit chez les dirigeants, les recruteurs, les DRH et les managers. Cela passe par la prise de conscience de ses préjugés fondés sur l’apparence, et de bien en comprendre les mécanismes comme les effets possibles. Un bel exemple est une courte vidéo mettant en lumière le phénomène, issue d’une recherche de 18 mois menée au sein de l’AFMD avec 17 entreprises (« Aller au-delà des apparences dans le monde du travail », co-produite par l’AFMD et l’EM Strasbourg, sous la direction scientifique d’Isabelle Barth, 2015).
Cette prise de conscience amène à la mise en place de réflexes professionnels, avec la prise de recul systématique en cas de confrontation physique lors d’un rendez-vous, un entretien, un échange informel. La discrimination pour apparence est encore un sujet impensé. Les : « Sa tête ne me revient pas », « Je n’ai jamais pu le sentir ou encore « Il (elle) n’a pas la tête de l’emploi » ont encore de beaux jours devant eux. Mais ils ne sont pas une fatalité.
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